Les scieurs de long,
documents
Des métiers et des hommes
Au Bourdeix, près de Nontron, dans le Périgord,
Henri Beauzetier, Maurice Rivière et Elie Cholet sont les derniers
représentants d'une profession archaïque dont les charpentiers
sont les enfants. Personne, après eux, n'entonnera plus la chanson
des scieurs de long que se sont transmise des générations de
scieurs. Depuis longtemps les scies à ruban ont remplacé ces
vigoureux et joyeux compagnons qui ne s'en plaignent pas trop. Même
s'il reste pour eux lié aux souvenirs de leur jeunesse, un tel métier
était l'un des plus éprouvants qui soient.
La forêt a ses exigences : on y est bûcheron et on y abat des
arbres, on y est schlitteur et on les transporte, on y est scieur de long
ou fendeur et on les y débite, on y est charpentier, menuisier, charron
et on les y assemble. Être scieur, cela voulait dire des journées
de douze à seize heures passées au grand air, bien sûr,
mais suspendus à la scie, de l'aube à la nuit. Parfois encore,
à la lueur des étoiles, il fallait préparer la journée
suivante : tronçonner, écorcer, équarrir. Comme les maçons
de la Creuse, comme les bateliers qui revenaient de Paris, les scieurs voyageaient
à pied, havre-sac et chapeau à large bord pour les protéger
de la pluie comme de la sciure. De septembre à la Saint-Jean, ils partaient
en campagne. L'été les revoyait dans leur ferme pour les travaux
des champs. "Quand l'chaud eu mouchi dan l'bois, l'eu bémouchi
itou dans l'bounnoume... o l'eu grond tomps d'sarêti." Quand la
chaleur s'installe dans le bois, elle est aussi dans le bonhomme... il est
alors grand temps de s'arrêter."
L'arbre vient d'être abattu. Henri Beauzetier et Elie Cholet, accrochés
au godelan, une scie à lame très large et à deux poignées,
débitent le tronc. La hache à peler va ensuite dégager
l'écorce. Empoignant le bigeoir, en forme de hache, Maurice Rivière
entreprend d'équarrir, de lisser et de polir le bois afin qu'il soit
bien plombé, c'est-à-dire bien d'aplomb sur le chevalet. Sur
le plan dégagé, les scieurs vont ligner la bille. Les raies
que la scie devra suivre sont tracées au cordeau et au fil à
plomb. L'encre préparée sur place consiste en une poignée
de paille que l'on fait brûler et dont la cendre est diluée dans
de l'eau. La bille bien à plat, la cordelette parfaitement enduite
est tendue selon les lignes de coupe désirées. En la pinçant
comme une corde de guitare, la vibration émise vient fouetter le bois
et y tracer un trait bien droit, un procédé repris par divers
corps de métiers, notamment par les maçons et les charpentiers.
L'opération est recommencée autant de fois qu'il y a de planches
de l'épaisseur voulue à loger dans la bille. Il s'agit alors
de hisser la pièce de bois sur la chèvre, encore appelée
chantier, parfois mouton. C'est une simple poutre, solide et longue de trois
à cinq mètres, reposant sur le sol par une extrémité,
tandis que l'autre est supportée à hauteur d'homme par deux
ou trois pieds solidement plantés pour éviter le jeu. Les scieurs
y font glisser la bille, la hissent et la fixent par une chaîne et une
cale, de telle façon qu'une moitié dépasse la tête
de la poutre. La bille peut avoir jusqu'à dix mètres de long
; dans ce cas, elle devra être supportée par deux chèvres.
L'outil principal, la niargue, encore appelée beiche dans le Massif
central, est une scie imposante, montée sur un cadre en bois d'un mètre
soixante de haut et d'un mètre de large environ, qui porte une lame
très large en son milieu. A une extrémité, le tendeur
à écrou lui donne la raideur voulue. De l'affûtage dépend
le rendement de l'équipe : les dents ont sept centimètres de
long et sont recourbées vers le bas. L'angle de coupe n'est pas le
même pour chaque bois. Plus un bois est mou, plus l'angle de coupe doit
être aigu. Pour le peuplier, par exemple, la voie, ou désalignement
des dents, doit être écartée. L'écartement est
donné par la tourne à gauche, dont les encoches peuvent aisément
agripper les dents. Assez pesant, cet outil tiendra également lieu
de fil à plomb.
Les scieurs travaillaient le plus souvent par paire, plus rarement à
trois. Maurice Rivière et Henri Beauzetier ont scié ensemble
pendant des années. Chacun connaît parfaitement les habitudes
de l'autre. C'est pourquoi ils sont inséparables. Certains scieurs
essaient parfois de changer de poste, pour répartir la fatigue. En
fait, chacun a sa spécialité. Maurice Rivière, le chevrier,
est monté sur la bille. Henri Beauzetier et Élie Cholet, les
renards, saisissent la barre inférieure de la scie. Alors commence
la chanson de l'outil mêlée à celle des hommes :
Tioungri, tioungra, congri perpigna et ron perchtingou marchtin-gou redoupche.
Le rythme très appuyé et très saccadé
imite le bruit de la scie. Rapidement le travail devient trop fatigant pour
chanter, mais la cadence est donnée. La scie ne coupe qu'à la
descente; sitôt arrivée au bas de sa course, le chevrier l'écarte
légèrement du bois pour qu'elle remonte sans frotter. A reculons,
les yeux fixés sur la ligne noire, il guide la progression de chaque
coup, et en bas sous une cascade de sciure, celle des renards qui, eux, travaillent
en avançant. Leur mouvement part au-dessus de la tête et descend
jusqu'aux genoux. L'un reculant, l'autre avançant ils atteignent ainsi
le milieu de la bille et passent à la seconde planche. Il peut y avoir
jusqu'à dix planches. Quand toutes les moitiés ont été
coupées, l'habitude est de trinquer, la scie restant toujours dans
l'arbre. Puis les scieurs détachent la chaîne et font faire demi-tour
à la pièce. Les renards vont alors chercher le chevrier avec
la scie qui aide à l'équilibre. Et le travail se poursuit. Chaque
nouveau passage de la scie arrive très exactement en face du premier,
puisque tous les deux suivent le même tracé. La coupe s'arrête
à un doigt de la précédente. A la dernière planche
enfin, ils détachent le lien en jetant la bille à terre. Les
planches doivent se séparer d'un seul coup. Celles qui résistent
sont achevées du plat de la cognée. Due aux stries obliques
de la scie, une petite bavure en forme de triangle demeure au milieu de chaque
pièce. C'est la signature du scieur. Une scie circulaire ne laisse
jamais de telles traces.
A voir la bille avant qu'elle ne passe entre les mains des trois hommes, on
se demande combien d'heures il faudra pour en tirer les cinq planches prévues.
En vingt minutes, la bille était proprement exécutée,
verre de vin et retournement compris. Et pourtant, nos trois scieurs resurgis
du passé manquaient d'entraînement. A plus de soixante-cinq ans,
leurs muscles impressionnants n'étaient pas rouilles... Henri Beauzetier
a exercé le métier pendant quarante ans. Sa femme ramassait
les copeaux. Elle avoue, rétrospectivement, sa peur quand son mari
levait les billes et qu'elle entendait craquer son corps. Mais Henri Beauzetier
a tenu bon. Au fil des ans, il a débité poutres, traverses de
chemin de fer, planches de toutes sortes avant de pouvoir, lui aussi, acheter
sa première scie à ruban. Sa première machine.
Des métiers et des hommes
/ T2 à la lisère des bois/ pp 89/93
Bernard Henry / Seuil 1976