Qu'en votre qualité de garde-bois, vous accordez tous les ans le
droit de bucherage, herbage, glandage, paccage à un certain nombre
d'habitants que vous investissez ainsi d'un privilège exclusif, et
voici le tarif qui m'a été remis des sommes que vous percevez
pour l'octroi de chacun de ces privilèges.
Ah monseigneur ! monseigneur ! quelle infamie ! quelle
horreur ! quelle scélératesse !
Voici ce tarif, et je vais vous éviter la peine de le lire. Les
personnes ici présentes et qui ont été soumises à
ces perceptions, sont là pour le démentir, et vous justifier
si vous êtes innocent.
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Pour la charge d'une femme, en bois vert ou sec, chaque
jour durant les six mois d'hiver, il me sera apporté aussi chaque
jour une botte d'herbe fraîche, durant les six mois d'été,
et si ladite femme mène avec elle un ou deux de ses enfants dans
les bois, il me sera dû deux bottes par jour, et trois si elle mène
et charge de bois un âne.
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Pour couper des têtes de jeunes bouleaux ayant
sept à huit ans et destinées à faire des balais,
il m'est dû une journée d'homme par semaine dans mon jardin;
et pour couper le genet, une douzaine d'œufs frais tous les dimanches,
tant que durera la taille.
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Pour ramasser et emporter chaque jour un panier de
glands, durant tout l'automne, il me sera fourni une livre de beurre frais
chaque jour que durera la glandée; et pour mener les porcs dans
les bois, on me devra un cochon de lait à la Noël pour chaque
truie pleine, et un jambon à Pâques pour chaque verrat.
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Pour le privilège de ramasser et emporter chaque
jour (les dimanches et les jours consacrés au Seigneur exceptés)
un drap rempli de feuilles mortes; il me sera fourni une voiture de bon
fumier de litière pour mon jardin; ou bien dix livres de filasse,
si le particulier, jouissant du privilège, possède une chenevière;
ou bien quatre boisseaux de haricots, s'il cultive cette denrée;
ou bien encore dix livres d'huile de navette ou colza pour ma lampe, et
autant de tourteaux pour mes chiens.
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Pour couper, recueillir, faire sécher, ramasser
et emporter les roseaux qui croissent dans les mares et les flaques d'eau
de mes bois, les joncs propres à lier les sarments de vigne, les
osiers marsaules employés à faire des hottes, il me sera
fourni par chacune des parties prenantes un cent d'échalas; elles
seront tenues en outre de labourer, biner, tailler, paisser, ébourgeonner,
lier, provigner; et enfin de faire chacune les douze façons, usitées
dans dix perches de ma vigne.
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Pour pêcher dans les mares, fossés, trous
à marne, et autres parties aquatiques qui se trouvent, ou pourront
un jour se trouver dans les bois, il me sera fourni un cent de goujons
par semaine, et un brochet chaque jour de fête carillonnée.
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Pour placer des collets, tendre des lacets et filets,
engluer les buissons, procéder à la grande et à la
petite pipée, soit à l'abreuvoir, au miroir, au quatre de
chiffre, à la chouette, à la vache artificielle, il me sera
fourni par chaque pipeur, et en saison convenable, soit quatre douzaines
de mauviettes, une douzaine de grives au genièvre, ou bien quatre
paires de bécasses, ou deux paires de faisans; et lesdits pipeurs
seront tenus de se réunir en commandite de chasse afin de me fournir
un ragot ou bête rousse de bon aloi, pour la Saint-Hubert.
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Pour mener une vache paître toute l'année
dans mes bois, on me donnera deux livres de beurre par semaine; pour un
troupeau de moutons, autant de toisons par année qu'il y aura de
douzaines de bêtes; pour une chèvre, un fromage frais tous
les dimanches, et un chevreau à Pâques; que si le troupeau
de vaches ou de moutons appartient à un boucher, il me fournira,
chaque jour que durera le paccage, un pot-au-feu de bon aloi, et sans
réjoui.
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Pour cueillir dans mes bois les pimprenelles, bonnes
contre les maladies du sang; les centaurées, utiles contre la fièvre;
les mollènes et prudhommes, essentielles dans les rhumes; les genièvres,
employés contre les diarrhées, il sera permis de les cueillir
à discrétion et sans rien payer. Bien entendu cependant
que si c'est un officier de santé qui les cueille ou les fait cueillir,
il sera tenu de médicamenter gratuitement moi et ma famille, quand
besoin sera; si c'est une sage-femme, d'accoucher aussi gratuitement ma
femme et même mes filles (le cas advenant, et ce qu'à Dieu
ne plaise !) et si c'est la servante du curé qui ramasse les herbes
pour le compte de son maître, celui-ci sera tenu de dire quatre
messes basses pour le repos de mon âme.
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Quant aux chevaux, mules, mulets et autres bêtes
de traits, appartenant aux voituriers nommés thiérachiens,
qui paissent journellement dans mes bois, etc. etc.
Ah! monseigneur, monseigneur, en voilà bien
assez ! quelle horreur ! quelle infamie ! quel démon, vomi par l'enfer,
a pu inventer de telles impostures! Je veux que la foudre m'écrase,
que Dieu me damne, que le ciel m'extermine ! Que monsieur daigne écouter
les habitants de ce village, ici présents; comme ils passent leur vie
dans les bois, ils savent, mieux que personne, comment je m'y conduis; chacun
d'entre eux va s'empresser de prendre ma défense.
Tableaux de la vie rurale, ou L'agriculture
enseignée d'une manière dramatique Volume 2
Chapitre XXVII, les lapins p 103 Extrait:pages 133 à 136 Antoine François
de Nantes (comte) Paris 1829