Marchands de bois
dans: Une province française
au temps du Grand Roi: la Brie

Les laboureurs sont les princes du monde paysan, et l'agriculture la principale richesse de la Brie. Ce n'est pas la seule. L'exploitation des forêts et des bois constitue un autre champ d'activité et une source de profits non négligeable pour une autre catégorie de l'élite rurale, celle des marchands de bois.
D'après l'enquête de 1717, les bois essentiellement peuplés de chênes, de hêtres et de charmes occupent le septième du sol. C'est peu de chose par comparaison avec les terres labourables qui couvrent un peu plus des trois quarts de la superficie totale. Leur part est en réalité plus élevée. Il faut en effet y ajouter les forêts royales qui s'étendent parfois sur de grandes étendues. On ne risque guère de se tromper en estimant que, même dans les parties occidentale et centrale de la Brie, bois et forêts occupent près du cinquième du sol. Dans la partie orientale, la proportion est sans doute plus élevée. C'est là au total un assez vaste champ d'exploitation.
Les surfaces boisées appartiennent à peu près exclusivement au roi d'abord, ensuite à la noblesse, et enfin au clergé. Les bourgeois n'en détiennent qu'une fraction fort réduite, le dixième à peu près. Quant aux paysans, leur part est infime, même si l'on tient compte des bois communaux, qui ne sont que peu de chose.
Quel que soit leur propriétaire, bois et forêts sont tous exploités à peu près dans les mêmes conditions par fermage ou ventes de coupes. Les forêts royales toutefois ne sont jamais affermées, et les ventes s'y font par adjudications minutieusement réglées par la grande ordonnance de 1669 «sur le fait des eaux et forêts », laquelle édicte d'ailleurs certaines règles pour l'exploitation des bois appartenant aux ecclésiastiques et gens de main-morte, aux communautés et habitants des paroisses, et aussi aux particuliers.

L'ordonnance de 1669.

Colbert, ce citadin fils de marchands, n'était pas à son aise devant les problèmes agricoles.
Il s'intéressait en revanche grandement à la matière des bois et forêts.
Il l'avait trouvée dans un désordre « si universel et si invétéré, que le remède en paroissait presque impossible ». L'ordonnance « vérifiée au Parlement et en la Chambre des Comptes le 13 aoust 1669 » est destinée à « former un corps de loix claires, précises et certaines, qui dissipent toute l'obscurité des précédentes et ne laissent plus de prétexte ou d'excuse à ceux qui pourront tomber en faute ».
Son premier objet est de rendre à « cette noble et précieuse partie » du domaine royal toute son efficacité financière en fixant les règles - combien minutieuses- propres à assurer sa conservation et sa bonne exploitation.
Ce n'est pas le seul, ni sans doute même le plus important. Colbert est surtout désireux d'assurer au royaume un approvisionnement régulier en bois d'œuvre nécessaires non seulement aux bâtiments du roi et des particuliers, mais encore et surtout aux constructions navales, bateaux de guerre et navires marchands. Telle est, au fond, sa grande idée et son principal souci. Cette préoccupation commande toute sa politique forestière.
Il entend donc avant tout préserver et élargir les surfaces boisées « en nature de fustaye » et garantir l'existence d'une proportion suffisante de baliveaux, d'arbres d'âge, dans les bois taillis.
Il réglemente en conséquence de façon draconienne les coupes dans les forêts royales. Elles ne seront effectuées « que suivant le règlement qui en sera arresté en nostre Conseil, ou sur lettres patentes bien et deuëment registrées en nos Cours de Parlement et Chambres des Comptes ». Les adjudications de ventes de bois, « tant en fustaye qu'en taillis » ne pourront être faites à l'avenir que par les grands-maistres. Lors des coupes de bois taillis, « tous les balliveaux anciens et modernes qui s'y trouveront seront réservez avec ceux de l'âge ». Les baliveaux, même en nombre excessif, ne pourront être coupés qu'avec l'agrément du Contrôleur général des Finances.
On ne saurait prendre plus de précautions contre les abus.
Quant aux bois des ecclésiastiques, des communautés de paroisse et des particuliers, ils devront être arpentés dans les six mois qui suivront la publication de l'ordonnance. Le quart sera réservé et mis en nature de futaie.
Les bois taillis ne pourront être coupés que tous les dix ans. Lors des coupes, il sera réservé seize baliveaux par arpent. Dans les bois des ecclésiastiques et des communautés, tous les baliveaux anciens et modernes seront en outre conservés comme dans les forêts royales. Dans ces mêmes bois, les futaies et les baliveaux ne pourront être abattus qu'en vertu de lettres patentes. Dans ceux des particuliers, la réglementation est un peu plus libérale : les propriétaires peuvent « disposer à leur profit » des baliveaux âgés de quarante ans et des futaies de cent vingt ans. Réserve est faite toutefois pour les futaies assises à dix lieues de la mer et deux des rivières navigables. Elles ne pourront être vendues et exploitées sans qu'il en ait été donné avis six mois auparavant au Contrôleur général et au grand-maistre « à peine de trois mille livres d'amende et de confiscation des bois coupés ou vendus ».
Les bois sont en somme considérés comme une richesse nationale placée sous l'autorité et la sauvegarde spéciale du roi.

Devoirs et privilèges des marchands de bois.

On ne s'étonnera donc pas que l'activité des marchands de bois soit soumise à des règles assez strictes. Cette activité est en revanche protégée et même favorisée par les pouvoirs publics.
L'exercice de la profession est libre, qu'il s'agisse des marchands bourgeois résidant à Paris ou des marchands forains, ceux du plat pays. Ce sont de véritables entrepreneurs qui exploitent, transportent et vendent. Ils sont tenus toutefois de vendre en personne « ou par leurs gens » : point de commissionnaire pour éviter les frais superflus. Ils ne peuvent « faire aucunes associations secrètes ». Les adjudicataires des coupes dans les forêts royales ne peuvent avoir plus de trois associés, dont ils sont tenus de donner les noms au greffe de la maîtrise.
Si l'exercice de la profession est libre, elle est toutefois interdite à certaines catégories de personnes: aux ecclésiastiques, gentilshommes, officiers, magistrats de police et de finances, ainsi qu'aux officiers des forêts et chasses royales, à leurs enfants, gendres, frères, beaux-frères, oncles, neveux et cousins germains. Cette précaution a pour but d'éviter tous abus, fraudes et prévarications. Aussi est-il encore défendu à ces mêmes personnes d'être associées aux opérations des marchands de quelque manière que ce soit, et notamment par voie de rétrocessions ou de caution.
Les bois et forêts doivent être exploités suivant certaines normes destinées à assurer leur bonne conservation. C'est ainsi que tous les bois, tant de futaie que de taillis, doiventêtre abattus avant le 15 avril. Les futaies sont coupées « le plus bas que faire se pourra » ; les taillis le sont « à fleur de terre » et seulement « à la coignée », l'emploi de la serpe et de la scie étant interdit.
Quant au bois de chauffage destiné à la vente, notamment sur le marché de Paris, qui est le principal débouché, il doit être façonné de façon très stricte. Bûches et fagots doivent avoir au moins trois pieds et demi de longueur (1 m 13) La longueur courante était de 1 m 30 doc: Delamarre, traité de la Police tome IV . Les gros bois, ceux dits de moule ou de corde, doivent en outre avoir 18 pouces au moins de tour (49 centimètres), soit de 15 à 16 centimètres de diamètre; ceux de taillis doivent avoir 6 pouces de tour (5 centimètres de diamètre). Les fagots doivent avoir de 17 à 18 pouces de tour. Les bois et fagots qui ne répondent pas à ces normes sont confisqués.
Les marchands jouissent en revanche de facilités particulières et même de privilèges quand il s'agit d'assurer le transport des bois.
Il leur est permis de les faire voiturer jusqu'aux rivières sur toutes les terres des seigneurs et particuliers, en faisant avertir ceux-ci dix jours d'avance aux prônes des paroisses. Ils peuvent jeter les bois « à bois perdu » dans toutes rivières « et autres eaux », les faire pousser et conduire par les rivières, ruisseaux, étangs, fossés des châteaux et des maisons particulières. Ils ont le droit d'ouvrir des canaux, de traverser parcs et basses-cours. Sans doute Sont-ils tenus à des indemnités, fixées à dire d'experts, pour les dégâts éventuels. Mais leurs bois, chevaux, charrettes et voitures ne sauraient être saisis pour le paiement desdites indemnités.
Bien plus, au bord des rivières, en attendant l'embarquement, les marchands peuvent « faire amas » sur les terres voisines, moyennant une redevance de 18 deniers par corde sur les prés et d'un sou sur les labours. La « corde » est un cube de 64 pieds carrés de base et de 4 pieds de hauteur, soit près de 9 mètres cubes. La corde vaut deux « voies ».

Enfin, « le transport, passage, voiture ou flottage des bois, tant par terre que par eau, ne pourra être empesché ou arresté sous quelque prétexte de droits de travers, péages, pontonnages ou autres, par quelque particulier que ce soit, à peine de répondre de tous les dépens, dommages et intérests des marchands, sauf à ceux qui prétendent avoir titre pour lever aucuns droits de se pourvoir par devant le Grand Maistre, qui y pourvoira ainsi qu'il appartiendra ».
Le roi surveille étroitement, mais protège en même temps l'industrie et le commerce des marchands de bois.

L'exploitation des bois.

Les forêts royales sont exploitées dans les formes administratives édictées par Colbert.
Les grands-maistres font chaque année les visites des coupes qui auront lieu l'hiver prochain, accompagnés d'un arpenteur; ils en déterminent l'assiette dont procès-verbal est dressé en double expédition, l'une étant remise à l'arpenteur responsable, l'autre déposée au greffe de la maistrise.
Seuls les grands-maistres ont qualité pour procéder aux adjudications, lesquelles sont faites dans les auditoires où se tient la justice ordinaire des Eaux et Forêts. Les adjudications doivent être précédées de publications faites par « billets proclamatoires » envoyés aux « lieux ordinaires ». L'adjudication ne peut avoir lieu que huit jours pleins après les dernières publications certifiées par les curés ou vicaires.
Les marchands adjudicataires « sont tenus dans la huitaine du jour de l'adjudication, avant de commencer l'usance des ventes, de donner bonne et suffisante caution et certificateur ».
L'exploitation des bois des particuliers, des ecclésiastiques et des communautés se fait dans les formes commerciales ordinaires. Elle s'effectue de deux manières, soit par affermage des bois pour un certain nombre d'années, le bail réglant la distribution des coupes « par parts égales » d'année en année, soit par ventes directes des coupes au gré du propriétaire. Le premier mode a été longtemps le plus employé ; le second est devenu de plus en plus fréquent par imitation de l'administration royale. Il a naturellement toujours été seul en usage pour la vente des futaies et des baliveaux dans les taillis, qui ne s'effectue que de loin en loin.
Ce serait une erreur de croire que les ordonnances du Grand Roi aient été plus obéies que ne le sont aujourd'hui les lois et règlements. Depuis toujours, l'usage s'était établi de couper les bois taillis tous les neuf ans, soit de les louer pour neuf années. Ce rythme subsista imperturbablement après comme avant l'ordonnance de 1669. Colbert au surplus ne s'intéressait guère au bois taillis ; seuls le préoccupaient les baliveaux et les futaies. L'administration royale ferma les yeux. La règle des dix années fixée par l'ordonnance ne s'installa que très lentement. Jusqu'en 1739, par exemple, le chapitre de Notre-Dame continua à régler sur neuf années les coupes de ses bois à Sucy-en-Brie. La règle des seize baliveaux par arpent seule paraît avoir été à peu près respectée, les nouveaux baux se bornant d'ailleurs à prescrire aux preneurs de « délaisser en chacun arpent des balliveaux de brin suivant l'ordonnance ».
Le rythme des coupes finit cependant par se ralentir et point ne fut besoin au surplus de la rigueur des lois pour convertir les propriétaires. La baisse de la valeur des bois et du montant des fermages suffit à convaincre les plus traditionalistes de la nécessité d'espacer les coupes. Ainsi 590 arpents de bois taillis appartenant au chapitre de Notre-Dame dans la forêt de Sénart, loués pour 9 ans en 1672 moyennant 1.100 livres, ne le sont plus en 1685 que moyennant 800; 90 autres arpents loués en 1665 moyennant 260 livres, le sont en 1685, moyennant 130. Baux. Arch. nat. S. 383 Nombre d'entre eux, vers la fin du siècle, se rallient à la règle des dix ans ; certains même vont au-delà et ordonnent leurs coupes sur 12 et 18 ans. Bientôt on ira jusqu'à 20, 24 et 25 ans, qui deviendront la règle à partir de 1750.
La valeur des coupes et le taux des fermages varient naturellement de façon très sensible suivant l'âge des bois, leur composition et leurs facilités de transport. Les prix extrêmes, exceptionnels d'ailleurs, varient par coupe de 13 livres pour un arpent de 51 ares, à 45 pour un arpent de 42 ares : la différence est de un à quatre. l'ordonnance de 1669 prescrit de faire arpenter tous les bois sur la base de l'arpent de 51 ares. Cette règle n'est pas plus respectée que quelques autres. On trouve, il est vrai, des marges aussi importantes dans la location des terres labourables entre les mauvais et les très bons terroirs. Les taux les plus fréquents pour un arpent de 42 ares de bon taillis sont 27, 30, 33 et 38 livres, soit une moyenne de 32 livres, qu'il faut diviser par 9 pour obtenir le revenu annuel, qui ressort à 8 livres 9 sous à l'hectare, chiffre que l'on peut porter à 10 livres, pour tenir compte des coupes de baliveaux, effectuées de loin en loin, soit les quatre cinquièmes environ du revenu moyen des terres labourables. La proportion est satisfaisante. Les propriétaires ont intérêt à conserver en nature de bois les terres médiocres. Ils ne s'en font pas faute; et il faudra attendre la grande hausse des fermages des terres de labour dans la seconde moitié du XVIII° siècle pour que reprennent les défrichements.
Ces revenus réguliers ne sont pas, il est vrai, les seules recettes que les bois procurent à leurs propriétaires. Il faut y ajouter celles à provenir de la vente des futaies. Celles-ci, il est vrai, au moins pour les propriétés ecclésiastiques - les seules dont les comptes nous soient accessibles - ne peuvent avoir lieu qu'après autorisation par lettres patentes, lesquelles ne sont délivrées que de très loin en très loin, tous les cent vingt ans en principe. Le produit de ces ventes représente moins un revenu qu'une épargne forcée. Il atteint un chiffre naturellement élevé, de 260 à 280 livres par arpent. Mais le rendement au total reste médiocre, puisqu'il ne représente guère que 5 livres 12 sous par hectare et par an. On conçoit dans ces conditions que les propriétaires n'aient mis aucun empressement à obéir à l'ordonnance qui prévoyait que le quart des bois serait mis en nature de futaie.
Il est plus malaisé de déterminer les recettes, charges et profits des exploitants du domaine forestier, c'est-à-dire des marchands de bois. Nous allons essayer d'en donner une idée approximative en prenant comme base l'exploitation d'un arpent courant (42 ares) de bon bois taillis de neuf ans.
Un tel arpent peut fournir jusqu'à huit cordes de bois et autant de centaines de fagots. Pour cette proportion, voir les comptes de l'abbaye de Preuilly dans Dupré de Saint-Maur, pp. 135 et 159. Quant au rendement, on admet qu'un hectare de bois peut produire 20 mètres cubes par an. Cf. DESCOMBES : Éléments de Sylvanomie, pp. 49-50. La coupe et le façonnage commencent à la fin de l'automne et se prolongent jusqu'au milieu d'avril, parfois jusqu'à la mi-mai. La vidange doit être terminée à la Saint-Remi, le Ier octobre.
Les frais de cette première phase de l'exploitation peuvent être évalués avec assez de précision. Ils comportent d'abord le prix d'achat de la coupe ou de la location du bois, qui est en moyenne de 32 livres. Les tarifs de façonnage sont d'une livre par corde et par centaine de fagots, au total 16 livres. La vidange et le mesurage doivent revenir à peu près au même prix. Nous atteignons ainsi un total de 64 livres.
Si le bois était vendu sur place, à raison de 10 livres par corde et de 5 livres pour 100 fagots, les recettes de l'exploitant, qui seraient de 120 livres, laisseraient déjà un beau bénéfice (56 livres), presque égal au prix de revient. Mais, encore une fois, la presque totalité du bois est expédiée sur Paris où les prix de vente, sensiblement plus élevés, et bien que grevés de frais de transport et de manutention assez onéreux, sont en définitive plus rémunérateurs.
Le transport par terre d'une corde de bois coûte deux livres par journée de charroi, ainsi que celui de trois cents fagots qui occupent le même volume qu'une corde. Pour une moyenne de deux journées de charroi jusqu'aux points d'embarquement, la dépense est de 43 livres pour 8 cordes et 800 fagots. Les frais de manutention et de transport par eau jusqu'à Paris nous sont inconnus; on peut supposer qu'ils sont du même ordre de grandeur.
Le prix de revient total du bois fourni par un arpent et rendu à Paris serait donc de 150 livres.
Quant au prix de vente, il est à Paris couramment de 22 livres pour une corde de bois de taillis et de 7 livres environ seulement pour cent fagots ; car le fagot se vend assez mal à Paris où il est surtout acheté par les petites gens. La recette globale reste néanmoins élevée : 230 livres. C'est le prix du « bois neuf » fourni par les forêts de la région. Le « bois flotté » descendant vers Paris du Morvan et du bassin supérieur de la Marne est un peu meilleur marché. Elle laisse un bénéfice de 80 livres; soit un peu plus du tiers du prix de vente de l'ensemble. L'exploitation d'un hectare de taillis rapporterait donc au marchand 200 livres environ.
L'activité des exploitants de bois est, tout compte fait, convenablement rémunératrice. Elle comporte surtout, à coup sûr, moins d'aléas que celle des fermiers de la terre.

Les marchands de bois.

La profession de marchand de bois est bien plus mal définie que celle de laboureur.
Elle compte sans doute un certain nombre d'entrepreneurs spécialisés, marchands bourgeois de Paris ou marchands forains, dont l'exploitation et la vente des bois est le métier exclusif. Mais dans nombre de cas aussi, les plus fréquents, peut-être, l'exercice de la profession s'allie à d'autres activités commerciales, agricoles ou même libérales.
On rencontre des laboureurs qui sont en même temps des marchands de bois. Il s'agit de petits fermiers dont la ferme ne comporte qu'une ou deux charrues et qui trouvent dans l'exploitation des taillis voisins de la paroisse un supplément de ressources. Le mariage des deux activités, l'agricole et la forestière, paraît avoir été surtout fréquent dans les régions plus boisées de l'est, au nord de Montereau notamment, où l'expression de « marchand laboureur » est assez courante.
Ce n'est pas tout. La plupart des paroisses un peu importantes comptent au moins un « marchand » qui se livre au trafic du bétail, des foins, des pailles et autres menus grains autres que les blés et les céréales. Après la campagne d'automne, ces personnages ne s'interdisent pas, au cours de l'hiver et du printemps, de placer leurs disponibilités dans l'exploitation et le commerce des bois. Il semble au surplus, bien que l'adjudication des coupes et la ferme des bois soient toujours faites à un seul responsable, que cette exploitation et ce commerce soient souvent exercés par des associations de deux ou trois personnes.
Notons enfin quelques cas qui ne nous paraissent peut-être singuliers que parce que notre information est fragmentaire. En 1663, par exemple, c'est un courtier en vins de Paris qui devient locataire pour neuf années des 900 arpents de bois que l'archevêque de Paris possède à Ozouer-la-Ferrière. En 1672 et 1680, il est remplacé par un authentique « marchand de bois » qui réside d'abord à Pomponne, puis à Crécy-en-Brie. Mais en 1688, le bail est fait à Charles Duchin, notaire royal à Torcy-en-Brie, pour vingt-quatre ans, à condition de régler les coupes non plus par neuf, mais par dix-huit années, à raison de 50 arpents par coupe (des coupes trop fréquentes avaient épuisé les bois, et la location était tombée de 3 700 livres en 1663 à 2 200 en 1680 et 1688). En 1714, c'est un bourgeois de Paris qui devient locataire pour neuf ans, moyennant 2 300 livres ; il fera renouveler son bail en 1721 aux mêmes conditions, puis en 1725 pour 6 ans, moyennant 3 020 livres par an, les bois ayant été sans doute reconstitués par une exploitation plus rationnelle.
Cette diversité, un peu anormale au premier abord, dans la qualité des preneurs mérite de retenir l'attention, car elle est significative.
Elle révèle que la condition essentielle pour faire le métier de marchand de bois, par vocation ou par occasion, c'est de posséder d'abondantes disponibilités. L'exploitation des bois est rémunératrice, mais elle immobilise d'importants capitaux pendant près d'une année, en attendant que les bois séchés et véhiculés puissent être mis en vente : 150 livres par arpent avons-nous calculé. Ce qui fait quelque 15.000 livres pour les fermiers d'Ozouer-la-Ferrière. C'est pour l'époque une belle somme.
En résumé, l'exploitation des bois, encore plus que celle de la terre, a déjà pris une allure nettement capitaliste. Elle est, par sa nature même, réservée à ceux qui ont de l'argent.
Elle est d'autre part d'un excellent rapport. Le fermier des bois d'Ozouer-la-Ferrière doit gagner, bon an mal an, quelque huit mille livres. Il en est assurément de plus modestes. Mais, dans l'ensemble, le commerce des bois paie bien.
C'est là une conséquence imprévue, mais normale, des méfiances de Colbert. Pour éviter les abus et les prévarications dans l'exploitation des forêts royales, il a systématiquement tenu à l'écart de la « marchandise » des bois tous les gentilshommes, gens d'Église, officiers de justice et autres, ainsi que leurs parents. Il leur a défendu de s'y intéresser même de façon indirecte. Il a ainsi éliminé la plupart des détenteurs de capitaux.
Il a, sans le vouloir, réservé l'exploitation forestière à une petite minorité de privilégiés. Faut-il s'étonner que ceux-ci en aient tiré avantage?
Il n'est pas exceptionnel qu'une réglementation trop sévère, inspirée par les meilleures intentions, conduise à de tels effets. Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.

Une province française au temps du Grand Roi: la Brie
Emile Mireaux Hachette 1958

 

La plupart des notes de bas de page ont été reprises dans le texte.

 

 

  Les documents, page des choix

  Page d'accueil du site