Ouvriers européens... les maçons
Frédéric Le Play

Les ouvriers européens: étude sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l'Europe 1877/1879

Les maçons, dont les mœurs sont plus tranchées que celles des autres émigrants, appartiennent ordinairement à des familles de petits propriétaires-cultivateurs établis dans des communes rurales pourvues de pâturages indivis, comportant au moins l'entretien d'une vache laitière par famille. Les enfants, vers l'age de neuf ans, commencent l'apprentissage du travail en conduisant au pâturage les animaux domestiques de la famille, ou ceux qui leur sont confiés par des propriétaires ou des fermiers du voisinage. Vers l'âge de 16 ans, les garçons prennent la direction spéciale qu'ils doivent suivre dorénavant. Les plus intelligents et les mieux constitués sont adoptés comme apprentis par les principaux artisans ruraux de la contrée. Ceux qui se classent au dernier rang, sous le rapport de la force physique ou du développement intellectuel, se placent comme bergers ou comme domestiques chez les propriétaires et chez les fermiers, ou s'établissent simplement comme journaliers-agriculteurs. Les autres s'attachent, en qualité d'aides, à leur père, à un parent ou à quelque ami de la famille exerçant depuis longtemps la profession de maçon-émigrant, et ils viennent à Paris, sous sa conduite, faire l'apprentissage du métier. Initié aux travaux et aux habitudes modestes de la profession par son maître, qui exerce sur lui une autorité ferme, le jeune ouvrier, rétribué, dans la première campagne, à raison de 2 francs par jour (note en bas de page: Ces prix ont été constatés dans le cours d'une étude faite en 1849; ils ont subi depuis cette époque un accroissement considérable.) peut rapporter chaque année à sa famille une épargne de 70 francs. Vers la quatrième campagne, le salaire s'élève à 2 F 50, et l'épargne à 110 francs; enfin, vers la neuvième, le salaire atteint 3 F 50, et l'épargne annuelle un total de 200 francs. Âgé de 25 à 26 ans, le maçon se marie au pays natal, jamais à Paris. La comparaison qu'il peut faire, en ces deux localités, des mœurs de la classe ouvrière lui démontre, en effet, qu'il trouverait difficilement dans une femme parisienne les habitudes de simplicité et d'épargne, l'aptitude pour les travaux des champs et l'énergique volonté qui sont nécessaires pour l'aider à constituer une petite propriété territoriale. Pendant son séjour à Paris, le maçon vit avec toute l'économie que comporte la situation de célibataire; sa nourriture, composée de soupe à la viande ou aux légumes, de pain, de bœuf bouilli, de légumes, de salade et de fromage, d'une quantité modérée de vin et d'eau-de-vie, lui revient à 38 francs par mois. Le logement, y compris le bouillon de la soupe du soir, coûte seulement 8 francs par mois. Dix ouvriers de même profession sont ordinairement réunis dans une même chambre, où ils couchent deux à deux. Cette chambre n'est point chauffée; les compagnons l'éclairent au moyen d'une chandelle de suif, qu'ils fournissent à tour de rôle. Dans le temps qui s'écoule entre la cessation du travail et le coucher, les camarades de chambrée se tiennent dans la cuisine où la maîtresse de l'établissement prépare leur souper. Le vêtement, composé d'une blouse, d'un pantalon, d'une chemise de toile, d'un gilet, d'une cravate, d'une casquette et de souliers, donne lieu à une dépense mensuelle de 7 à 8 francs. Le blanchissage de ces vêtements coûte 1 F 50. La dépense relative à l'outillage se réduit à quelques francs pour la campagne entière. Dans ces conditions, en s'abstenant de la fréquentation du cabaret, et en se bornant à l'usage du tabac à fumer, le maçon peut maintenir à 60 francs sa dépense mensuelle. Il réalise l'épargne précédemment indiquée, alors même que surviennent quelques chômages accidentels. Cette épargne considérable est obtenue avec un salaire bien inférieur à celui de beaucoup d'ouvriers sédentaires, dont la dépense excède toujours la recette, ou du moins qui ne manquent jamais de s'endetter jusqu'à la !imite fixée par la confiance des fournisseurs. Parvenu à l'âge de 45 ans, le maçon, ayant continué le même régime d'émigrations périodiques, possède ordinairement une maison, un jardin potager, un ou deux hectares de terre arable et de prairie, une vache et plusieurs animaux domestiques, ayant ensemble une valeur de 6,000 à 10,000 francs. Le chef de famille reste désormais sur sa propriété pour la cultiver lui-même, en employant le surplus de son temps pour le compte des propriétaires et des fermiers du voisinage. II commence, dès lors, à jouir de l'aisance et de la considération qu'il doit à son travail et à sa prévoyance. Ces mœurs forment un frappant contraste avec celles de la population sédentaire cependant elles tendent visiblement à s'altérer, depuis quelques années, sous l'influence des événements qui ont interrompu les anciennes habitudes de travail, et imprimé une secousse à tous les esprits. Ainsi, pendant son séjour à Paris, le jeune maçon se montre moins éloigné qu'autrefois de contracter des unions illégitimes, de se livrer à des dépenses de vêtement et de se montrer dans les lieux de réunion et de plaisir. Dans le temps même où il devient moins capable de s'élever à la condition de propriétaire, il se trouve plus accessible aux sentiments de jalousie qui se développent contre les classes supérieures de la société. Cette dépravation, contractée loin de l'influence de la famille par des hommes ayant gardé leur rudesse native, chez lesquels l'amour du gain s'est développé sans le contre-poids du sentiment religieux prend parfois un caractère de grossièreté qui ne se trouve pas, même dans une condition moins aisée, chez l'ouvrier parisien sédentaire. Si ces tendances, encore en germe, devaient se développer, le régime des émigrations périodiques, au lieu de maintenir, comme par le passé, un heureux état d'équilibre, jetterait incessamment dans la société française des éléments de perturbation.

Les ouvriers européens: étude sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l'Europe ; précédées d'un exposé de la méthode d'observation par Frédéric Le Play (1806-1882) Date d'édition : 1877-1879
Tome 6, pages 288 à 291

Les maçons limousins à la Chapelle Rablais, plan

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