L'enfer des scieurs de long
Contes
Il y avait une fois des scieurs de long,
bons compagnons. Ils faisaient honnêtement le travail, aussi bien qu'il
était en eux. Sciant de haut en bas durant toute la semaine, tant que
le jour était long. Et le dimanche, ils buvaient chopine, s'ils le
pouvaient, ce n'était pas toujours. Cela fait, ils ne se souciaient
de rien, ils laissaient le monde rouler tout comme il roule. Un soir, pourtant,
ils eurent une surprise. Le diable vint les visiter au fond des bois. Il les
regarda faire quelques moments, un brin de sapin aux dents, puis s'approchant:
"On dit, garçons, que vous gagnez de bonnes journées. Le
métier n'a pas l'air pénible?
-Oh, voyez, dit l'un d'eux, qui parlait mieux que les camarades, nous venons
de scier cette pièce de bois, on va en mettre une autre. Montez dessus,
vous vous essaierez. Ce n'est pas difficile, vous n'avez qu'à tirer!
Et bien suivre la ligne marquée de rouge, surtout."
(On tend un cordeau passé à l'ocre, on lâche, il marque
la pièce d'un trait rouge tout du long.) Oui, mais ils eurent bien
la malice de tourner sens dessus dessous la grande scie. On sait comme elle
est faite, ses dents n'ont de biais que d'un côté, elle ne
scie donc qu'en descendant. On ne pourrait scier en remontant, ce serait
trop échinant. Celui qui est en haut se contente de voir le trait
et de guider la scie; il la dégage pour la remontée; encore
a-t-il assez à faire et celui qui est en bas doit l'aider, la soulever.
Et quand ils scient du chêne, ils se mettent même deux en bas;
chacun une main au milieu et une par côté, sur la poignée
qui est là à cet effet, mais il faut qu'ils aillent bien ensemble.
Donc les compagnons ont tourné leur grande scie le bas en haut, de
sorte qu'elle ne mordait plus le bois qu'en remontant. Celui d'en bas n'avait
rien à faire, elle descendait toute seule; mais le diable, d'en haut,
qui tirait. Il n'a pas pu y tenir plus de cinq minutes. Fondant en eau,
échiné et rendu, il a eu tout juste la force de sauter sur
l'herbe. Et il est resté là, assis, jambes allongées
et bras tombants, adossé à une pile de planches. Arrivant
mal à reprendre son souffle:
"Je crois vraiment que je n'ai jamais eu si chaud. On dit pourtant
que chez moi il fait chaud! Alors, ce n'est pas la peine que les scieurs
de long, j'essaie de les faire cuire Comme nous et plus, ce sont de pauvres
diables. Ils prennent sur terre bien assez rude état, jamais en mon
enfer scieur de long n'entrera."
Il les a donc laissés au milieu de la fougère, dans leur brouillis
de branchages de pin, de sciure et d'écorces. Ils sentent la résine
et le bois frais, les scieurs de long, ils ne sentent pas le soufre, et
le diable d'enfer n'a pas de droit sur eux. A part le jour que je dis, ils
ne l'ont plus jamais vu.
Henri Pourrat Trésor des contes, Les scieurs de long
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Journal "Mémorial de la Loire et de la Haute Loire" du 17 octobre 1927 |