Migrants de travail
Les scieurs de long du Livradois et du Forez

"Aller à la scie" constitue pour les paysans du Massif Central, et en particulier pour ceux des montagnes orientales une très ancienne pratique. Elle est attestée par les historiens comme A. Poitrineau aussi bien que par les géographes dont L. Gachon. Elle se vérifie également dans les témoignages des derniers survivants de cette migration que nous avons interrogés et qui ont cessé leur activité dans les années 1930-1940. A travers ces témoignages, nous pourrons étudier les régions d'immigration, les conditions d'embauche, de déplacement et de travail; les gains rapportés et la disparition de ce métier si pénible.

 

 

Les régions d'immigration

Si l'on considère les campagnes effectuées par nos informateurs, on est surpris de la variété des régions fréquentées. Cependant, on peut les classer en deux grandes catégories:
- massifs montagneux et plateaux du quart Nord-Est de la France: massifs du Morvan, du Jura, des Vosges, des Ardennes; plateaux de la Haute Saône, de la Haute-Marne, de Lorraine, de Langres.
- ouest du Bassin Parisien et Pays de Loire: Haute-Normandie et Touraine.
La deuxième catégorie apparaît plus ponctuelle et s'explique par le besoin en bois de peuplier (voir plus loin pour son utilisation).
La première catégorie forme une région homogène, parmi les plus boisées de France, pourvoyeuse essentiellement de traverses de chemin de fer.
Si on cherchait une raison à la migration des scieurs de long vers ces régions du quart Nord-Est, on la trouverait dans la géographie. Les monts du Livradois et du Forez, de par leur position orientale dans le Massif Central sont naturellement tournés vers l'Est de la France. On fera la même remarque, plus loin, avec les chiffonniers de ces montagnes;
Si on cherchait d'autres exemples de cette logique géographique, on les trouverait avec les scieurs de long de La Corrèze fréquentant régulièrement la forêt landaise ou encore les Charentes.
Roger Béteille signale des exemples similaires pour le Rouergue: "Les plus fameux des migrants sont les "ressaïres", les scieurs de long. En effet, la besogne n'était pas suffisante en Rouergue pour les robustes équipes de scieurs. Or, comme le travail était très pénible, les gens du Midi y répugnaient. Voilà donc nos équipes de scieurs rouergats, originaires de l'extrême Nord du département, parfois aussi du Ségala, en route pour l'Albigeois, le Toulousain, les plaines de Montpellier. Mais, certains poussent jusqu'en Catalogne et même jusqu'en Castille !
Ce déterminisme qui veut que les migrants scieurs s'expatrient plutôt vers les régions qui sont géographiquement proches (ceci est très relatif !) s'explique assez bien. A l'époque où on marchait à pied, on cherchait à raccourcir le voyage. Quand le train a supplanté déplacement pédestre, le souci de diminuer la dépense, donc le kilométrage, a joué dans le même sens. Mais si ce schéma est vérifié et satisfaisant pour l'esprit, il n'en faut pas pour autant éliminer le poids d'habitudes antérieures (migrations de récoltes par exemple) difficilement vérifiables.
Enfin, signalons un exemple de migration peu connu, témoignage unique et lointain sans doute. Un ancêtre de M. Dousson, vétérinaire d'Ambert, a participé comme scieur de traverses à la construction de la ligne ferroviaire de Batna, en Algérie. Cet ancêtre s'appelait Rolle et habitait l'Epine d'Ambert.

En résumé, partout où il y avait du bois à scier, le scieur du Livradois était là, ne plaignant pas sa peine, pourvu qu'il y ait quatre sous à gagner.

L'embauche des scieurs de long

Les scieurs de long, à cause des caractéristiques de leur travail, se constituaient en équipes. Le plus souvent à quatre ou à six. Rarement plus parce que les phénomènes d'entente ne jouaient plus. Constituer cette équipe et trouver un employeur étaient donc les premiers soucis des scieurs avant de partir en campagne.

l - La foire de Saint-Anthème se déroulait le 14 septembre. Et, nous dit Auguste Chomette, de Saint-Romain, il y avait autant de marchands de bois que de marchands de vaches pour venir chercher des scieurs de long.
Ces marchands de bois étaient souvent d'anciens scieurs, donc des "pays", reconvertis dans cette activité d'intermédiaire et fixés sur les lieux de migration où ils avaient pris femme. Leur rôle était de prospecter les coupes de bois, de les acheter sur pied à leurs propriétaires, de recruter des scieurs dans leur pays d'origine, de les acheminer, de leur faire exécuter le travail et de les rémunérer. Fonction complexe et indispensable comme on peut en juger.
Mais les marchands ne venaient pas forcément sur les lieux d'embauche. Ils opéraient aussi par personne interposée.

2 - Les chefs d'équipe étaient en général des scieurs aguerris comme ce nommé Bouche de Champetières. François Gervais nous dit qu'en 1921 ils sont partis à 6 dans le Jura. Bouche avait alors cinquante ans dont plus de 30 campagnes à son actif.
A cause de son expérience, le chef d'équipe était l'homme de confiance du marchand. Il organisait le travail sur le chantier, percevait les salaires qu'il répartissait ensuite. Mais c'est lui qui recevait, par lettre, les offres d'embauche du marchand. Les clauses du contrat consistant essentiellement dans le mode de rémunération, le tarif et le nombre d'hommes à recruter. Et malgré la dureté du travail, les candidats ne manquaient pas.

3 - La constitution des équipes. A travers les témoignages que nous avons recueillis, une constante revient: les liens de famille ou de voisinage servent de ciment à l'équipe des scieurs.
Benoît Gervais de Saint-Amant nous parle d'une de ses campagnes: "J'ai été dans la Meuse avec un Gachon. C'était un cousin, un peu, à moi. Mais il était marié d'Auxelles. On n'était que quatre: il y avait son futur beau-frère de Gachon, et puis un autre qui avait un an de plus que moi. Il était d'Auxelles: Ortigier". Tout y est: le cousinage éloigné, le futur parent par alliance, les "pays" d'Auxelles, voire même - à un an près - la classe d'âge...
On ne peut déduire de ces exemples que les liens parentaux étaient la règle. Mais il est assez logique de penser que la solidarité est d'autant plus forte et durable que la parenté sert de base au recrutement de l'équipe.

Le déplacement vers les lieux de travail

Si l'on se reporte au milieu du XIX° siècle, nous avons des éléments précieux sur les déplacements des scieurs de long dans les livrets d'ouvriers. H. Bressolette, parlant de son grand-père, précise: Au début, il s'écoulait une dizaine de jours entre la date de départ du Puy-de-Dôme, et la date de la première embauche, assez rarement précisée d'ailleurs. Mais, à partir du mois de mai 1870, une journée suffisait pour se rendre d'Auvergne à Marseille par chemin de fer.
Ainsi donc, 400 kilomètres étaient accomplis en 10 jours avant 1870 et en 16 heures à partir de cette date qui constitue un jalon essentiel pour la région qui nous occupe.
La ligne Ambert Pont-de-Dore Saint-Germain-des-Fossés qui ouvre le Livradois-Forez vers le Nord (Paris) ou l'Est (Lyon) a été mise en service en 1885; donc antérieurement à la naissance de notre plus vieil informateur (Benoît Gervais, né en 1894). C'est dire que le temps de la marche à pied était déjà bien révolu quand nos témoins se sont mis en route.
Selon les lieux d'embauche. voici quelques axes qu'ils empruntaient:
- Pour le Morvan, les Foréziens partaient d'Usson-en-Forez jusqu'à Autun.
- Pour la Touraine, les scieurs prenaient le train à Ambert jusqu'à Saint-Germain-des-Fossés. Là, Ils empruntaient la ligne Lyon Nantes jusqu'à Port-Boulet.
- Pour la Normandie: Ambert, Saint-Germain des Fossés, Moulins; l'express de Paris; à partir de la gare Saint-Lazare, on prenait la ligne de Dieppe.
Il ne semble pas utile de multiplier les exemples: il nous faudrait réciter la carte des chemins de fer français! On peut apprécier, rétrospectivement. l'amélioration qu'a constitué la généralisation de ce moyen de locomotion, en écoutant A. Chomette: "On partait par le train. S'il avait fallu traîner à pied la scie, les haches... on ne serait jamais arrivés En principe, le patron nous payait le voyage, le retour!"
Nous n'avons pas connaissance de la généralisation de cet avantage en nature. On peut penser qu'il était le fait de marchands particulièrement satisfaits de leur équipe de scieurs et qu'ainsi ils se les attachaient plus facilement pour l'année suivante.

Le travail préparatoire au sciage

Dans toutes ces forêts. il faut imaginer un monde industrieux et cosmopolite. Divers corps de métiers travaillaient: les bûcherons qui abattaient; les écorceurs qui récupéraient l'écorce du chêne pour les tanneries (dans le Morvan par exemple); les charbonniers qui surveillaient leurs meules. Ils ne s'y trouvaient pas forcément en même temps: les scieurs suivaient les bûcherons et utilisaient parfois leur loge. La main d'œuvre locale ne suffisait-elle pas pour exploiter ces forêts ou alors préférait-elle se réserver des tâches moins pénibles? Toujours est-il que nos Auvergnats côtoyaient selon les années les Morvandiaux, les Langrois ou les Lorrains.
Si nous avons évoqué ce monde de la forêt. c'est pour montrer que le scieur de long n'intervient qu'au bout de la chaîne des métiers dont nous avons parlé. Le travail de sciage proprement dit était précédé par toute une série d'opérations préliminaires.

1 - Le débit de longueur.
La bille, une fois abattue et écorcée devait être marquée à la longueur de la planche souhaitée: 2,60 m pour une traverse ordinaire de chemin de fer. C'était le chef d'équipe, durant la journée, qui mesurait les billes là où elles gisaient et les encochait à la hache pour bien marquer la longueur.
Les scieurs travaillaient jusqu'au tombant de la nuit, tant qu'ils voyaient la ligne. Ensuite, ils allaient débiter les billes comme nous le rapporte Jean-Marie Dapzol:
"Quand il y avait clair de lune ça allait, sinon il fallait tâtouiller. Alors, tu prenais ton bout de bois, tu cherchais l'encoche. Quand tu avais trouvé l'encoche: "allez, amène le passe-partout", au collègue. On mettait le passe-partout dedans et on sciait. Des fois, c'était pas scié d'aplomb, mais enfin!"

2 - Le dolage.
On équarrissait les quatre faces de la bille de façon à obtenir un parallélépipède rectangle. C'était la spécialité du doleur, qui armé du tue-bois dégrossissait la bille et ensuite avec la hache à blanchir finissait de dresser les faces. Ce dernier outil était terrible: il pesait plus de 10 kg. Non seulement, il était pénible à manipuler longtemps, mais un coup maladroit et c'était un mollet tranché irrémédiablement. Jean-Marie Dapzol, durant ses 14 campagnes, en a fait 4 comme scieur et 10 comme doleur. On peut donc parler en ce qui le concerne d'une véritable spécialisation. Dans une équipe de 7, il pouvait y avoir 3 paires de scieurs pour un doleur. Celui-ci faisait souvent l'admiration de ses collègues. "Ainsi, François Gervais parlant de Bouche: "Pour équarrir, c'était un adroit. Il vous avait fait une face sur une bille: passée à la scie, on aurait dit !"

3- Le traçage
Avec une ligne, ficelle spéciale, légèrement élastique, et enduite d'une poudre teintante (ocre rouge, bleu, noir), on traçait. Ce procédé est encore utilisé par divers métiers du bâtiment, des charpentiers aux maçons. Il consiste à tendre la ficelle aux deux extrémités, à la soulever en son milieu et à la relâcher comme une corde de guitare. La ligne vient alors fouetter la surface de la bille et y tracer, grâce au produit qui l'imprègne, une droite parfaite.
Les dimensions d'une traverse ordinaire étaient les suivantes: longueur 2,60 m; largeur 0,26/0,30 m; épaisseur 0,15 m. Dans un arbre on pouvait débiter jusqu'à 8 billes. Dans une bille, selon le diamètre, on sciait de 1 à 6 traverses. Par exemple, pour un diamètre de 70 cm, on comptait 5 traverses.
Le traçage consistait donc à fournir le maximum de bois scié avec le minimum de perte (point de vue du marchand de bois). Mais aussi à respecter les normes des compagnies ferroviaires qui exerçaient un contrôle strict et ne toléraient qu'un pourcentage minime de rebut.
Le tracé était effectué sur le dessus et le dessous de la bille afin que les deux scieurs puissent guider convenablement leur outil.

4 - L'arrimage sur le chevalet
Sous le nom d'âne ou de mouton on désigne le chevalet sur lequel sont assujetties les billes à scier. Il se compose d'une traverse horizontale maintenue à 1,25 m du sol par trois pieds, deux devant un derrière. Ces pieds délimitent au sol un triangle à peu près équilatéral qui donne l'assise indispensable au chantier. Le mode de fixation des pieds dans la traverse est simple: trois mortaises effectuées à la hache et un emboîtement en force.
La queue du mouton est une simple bille de bois assez longue pour équilibrer le poids de la bille à scier et du scieur juché sur elle. Elle est maintenue à une extrémité par deux chevilles de bois (côté traverse) et à l'autre extrémité par un X de bâtons fichés dans le sol. Les scieurs prennent grand soin à axer cette queue; leur sécurité en dépend.
L'avant de la queue, taillé en sifflet reçoit la bille équarrie. Celle-ci est attachée par un tour de chaîne et un crochet. Cette chaîne sert en même temps de marche pour que le scieur du haut puisse grimper.

Le sciage de long

Le sciage mettait en œuvre un outil fondamental et deux ouvriers: il faudra donc parler de l'un et des autres.
La scie de long est un cadre de bois aux dimensions imposantes: 143 x 76 cm. Du côté du haut, une double poignée permet au chevreau de bien l'avoir en main. Du côté du bas, un simple barreau sert de prise au renard. La lame est fixée au milieu du cadre par deux anneaux métalliques dont l'un, muni d'un piton à vis, sert de tendeur. Les dents de la scie forment des crochets orientés vers le bas. Celle lame n'a toute son efficacité que si elle est soigneusement affûtée (au tiers point et à la queue de rat), que si les dents sont régularisées en longueur (au rabot) et écartées en quinconce. Cette dernière particularité donne la voie de la scie, c'est-à-dire la largeur du trait de scie. Là réside tout l'art de l'affûteur car la voie ne doit pas être la même dans les arbres tendres et dans les bois durs, la quantité de sciure à cracher par le trait de scie n'étant pas la même.
Le chevreau est juché sur le haut de la bille: il scie en reculant. Le renard est à terre, en vis à vis de son camarade, le cadre de la scie est incliné entre eux: il scie en avançant. C'est lui qui, en tirant sur la lame, lui fait accomplir son trajet utile. Le chevreau remonte la scie. Pour lui redonner la course nécessaire. Chacun des deux scieurs de long est responsable du trait de scie.
Comment s'opère le choix des deux hommes? Voici le témoignage d'Auguste Chomette: "J'étais du haut. Quand j'étais du bas, personne ne voulait scier avec moi: j'allais plus vite que celui qui était en haut, ça n'allait pas. J'ai scié avec les frères Marque. Je n'ai pas scié avec Baptiste car on ne s'entendait pas. Johannes sciait bien."
A la même époque, Jean-Marie Dapzol se contente de répondre: Ça dépend du goût du type. Quand on commençait, on demandait s'il voulait scier en haut ou en bas.
Ce choix semble donc être une affaire complexe qui combine les affinités de deux personnes, les goûts pour être du haut ou du bas, l'aptitude à respecter une cadence, etc. Une seule chose est sûre: quand ce choix était fait, il l'était pour la durée de la saison, voire de la vie...
Le retournement de la bille: quand les deux compères avaient effectué tous leurs traits de scie sur la première moitié de la bille - celle en surplomb - on retournait celle-ci. La partie sciée était arrimée sur le chevalet. La partie non sciée, à son tour dans le vide, était débitée. Le tracé au cordeau permettait une rencontre exacte des deux traits. En réalité, on jetait la bille à terre. Chaque traverse se départissait de ses voisines en laissant une cassure triangulaire caractéristique: la "rencontre", sorte de signature des scieurs de long.

Les productions et leur destination

Nous avons pris comme exemple de sciage celui des traverses de chemin de fer. C'était de très loin le travail le plus demandé aux ouvriers de la scie. Mais chaque bois avait son usage et chaque et chaque région ses besoins particuliers.
1 - Le bois scié.
Le chêne était le bois dur par excellence, à cause de son grain serré. A trois hommes (un doleur et deux scieurs), on ne sciait que 25 à 28 traverses par jour. Dans le fayard, plus tendre, on débitait de 36 à 40 traverses. En Normandie, en Touraine, on sciait également le peuplier, bois blanc qui se coupait bien mais qui nécessitait un affûtage spécial de la lame et une voie suffisamment large pour pouvoir éjecter la sciure. Auguste Chomette nous parle également du pin maritime qui se sciait bien mais qui poissait de résine la lame, les mains, les cheveux... Quant aux pantalons, ils étaient empesés comme la justice!

2 - Les produits finis
Le chêne et le hêtre étaient destinés aux traverses de chemin de fer.
C'étaient tes sociétés comme le Paris-Lyon-Méditerranée qui étaient les commanditaires. Un receveur de cette société vérifiait soit à la gare d'expédition, soit dans le bois si les produits étaient exécutés à la dimension (largeur, sabotage) et mettait au rebut ceux qui ne l'étaient pas.
Les traverses normales faisaient 2,60 m de longueur. Mais les scieurs débitaient également des châssis de 4,50 m de long, ces énormes pièces étant destinées aux aiguillages. Les frères Gervais en ont fait dans le Jura et la Nièvre.
Quand ils sont allés dans le Pays de Caux, aux limites de la Seine inférieur et de la Somme, ils ont scié des peupliers. Arbres énormes où leur scie n'avait pas suffisamment de course et où ils se fatiguaient vite. Ces billes étaient débitées en plateaux de "6" pour fabriquer des pavés pour les rues de Paris.
Auguste Chomette a également découpé du peuplier en Touraine sous forme de plateaux ayant la largeur de la bille; 2,33 m; 2,66 m ou 3 m de longueur et en 6,5 et 9,5 cm d'épaisseur. Ces plateaux partaient vers Nantes où la maison Lefevre les convertissait en emballages. D'autres allaient à Angers dans les fabriques d'allumettes.
Cette triple étude technologique, du travail, des bois et des produits, nous a permis de poser les jalons de la connaissance du métier, connaissance qui ne peut aller sans l'étude des conditions dans lesquelles se pratiquait le sciage de long.

Les conditions de travail

Sujet d'étude très vaste qui va nous permettre de définir un véritable statut du scieur de long il y a une cinquantaine d'années. Autant que possible, nous donnerons la parole aux acteurs. Malgré le décalage du temps entre la migration et l'évocation de leurs souvenirs, leur perception est encore d'une acuité remarquable.

1 - La durée de la campagne.
La saison du scieur de long, comme celle d'innombrables migrants, correspondait à la morte saison agricole de ses montagnes d'origine. Il partait à la Toussaint et revenait au mois de mai. A cette époque un double appel intérieur se manifestait:
- celui de la famille dont il était privé depuis bientôt sept mois;
- celui de la terre que lui rappelaient peut-être la croissance de l'herbe et l'épiaison des céréales dans la région où il sciait.
Mais s'y rajoutait une autre raison, impérieuse celle-là: l'impossibilité de scier avec quelque rendement à la saison chaude. Le froid ou la fraîcheur sont les alliés du scieur de long et un antidote à sa dépense d'énergie calorifique.

2 - Un métier de plein air
Cette donnée apparaît essentielle dans la définition de la condition du scieur. Elle s'explique par le simple fait que scier le bois sur les lieux d'abattage était, pour le marchand de bois, plus avantageux que de le débarder en direction de scieries. (note en bas de page: Tout calcul de ce genre est relatif dans le temps. Il signifie que les salaires versés aux scieurs étaient inférieurs aux frais de transport et de sciage mécanique. Tendance qui s'inversera à partir de 1930).
Le transport facile du chevalet de travail permettait de l'installer à proximité des arbres abattus par les bûcherons.
Mais cette condition impliquait, pour les scieurs, de subir tous les aléas climatiques, et ils étaient nombreux:
- la neige. Nos scieurs quittaient des montagnes rudes... pour en trouver d'autres non moins rudes comme le Jura et les Vosges. Mais comment aller chercher le bois sous un mètre de neige ? D'où cette réflexion désabusée d'Auguste Chomette: "Une année, on avait acheté un cochon de 106 kg. On l'a mangé avant de le gagner. Trois semaines sans travailler... C'était au mois de mars. Ça vous dégoûtait. Après, on est parti en Touraine: on aurait bien dû y aller avant."
- le froid. A la question: Vous souvenez-vous d'un hiver particulièrement terrible ? Jean-Marie Dapzol nous fait ce récit qui sent la Bérézina et qui rappelle que les massifs montagneux n'ont pas le privilège des conditions rigoureuses: "Je me rappelle, en Normandie, c’était en 1923, on a abandonné, on est resté trois jours... On était à Saint-Nicolas d'Aliermont, en forêt d'Arques, en face de Martin l'Eglise. On a été au bois, on a allumé le feu; on a dit: qu'est-ce qu'on fait ? Le bois était gelé comme une pierre. On ne pouvait ni le doler, ni le scier. En s'en allant en forêt d'Arques, on a ramassé au moins 15 merles. Ça tombait raide ! Il faisait froid ! Le fayard gèle comme l'eau. Tu ne l'aurais pas scié. Ça a fait trois jours... Ça a radouci après. "
- la pluie. Si le Pays de Caux n'avait pas la neige, il avait la pluie. Les frères Gervais nous le rappellent par la bouche de Benoît: "Il y a une année où je suis allé en Normandie, mais je n'y suis pas retourné une deuxième fois. - Et pourquoi ? - Mon vieux, ça y était pénible là-bas. Ah! Le bois sciait bien, c'était un plaisir pour ça. Mais c'était le chemin qu'il fallait faire soir et matin. Et puis, c'était presque le long de la mer. Ça y était tout le temps la pluie. On était tout trempés. On était obligés d'emporter du bois pour nous sécher."
- les crues. Auguste Chomette a scié du peuplier planté dans les îles de la Loire (région de La Chapelle sur Loire). Cela n'allait pas non plus sans inconvénient: "C'était ta bonne vie.. Il n'y avait pas de neige.. Mais ce qui était embêtant, c'était les crues. Dix centimètres de plus, ça vous inonde un kilomètre de large. Une année, la Loire est montée 5,50 m au dessus du niveau. Vous pensez bien qu'il fallait déménager de dedans les îles. On est resté 8 ou 15 jours sans y aller."
Les témoignages que nous avons cités font état de circonstances exceptionnelles, nous en avons conscience. Il n'en reste pas moins que le mauvais temps,sous ses manifestations multiples et en toutes régions, contrariait le travail des scieurs de long.

3 - Les horaires de travail
Les scieurs de long travaillaient en hiver et au printemps, donc aux jours les moins longs de l'année. Mais cette remarque est remise à sa juste place si l'on considère deux autres faits:
- les scieurs travaillaient le plus souvent à la pièce et avaient de ce fait, intérêt à avoir un rythme de travail soutenu.
- la journée diurne était utilisée pour le sciage de long, la clarté étant nécessaire pour suivre la ligne. Mais la journée ne se terminait pas là, car il fallait débiter au passe-partout les billes à scier le lendemain. On a vu que ce travail se déroulait au crépuscule, voire à la nuit.
Selon la saison, nos Auvergnats accomplissaient donc des journées de 10 à 14 heures.

4 - L'hébergement
Il avait parfois pour cadre l'abri sommaire des cabanes de bûcheron en forêt. C'est le marchand de bois qui faisait construire ces cabanes recouvertes en papier goudronné. Quand les bûcherons avaient fini l'abattage, ils partaient pour d'autres coupes et les scieurs les remplaçaient. Leur matelas était la paille. Parfois, aussi, les scieurs utilisaient des maisons vides ou abandonnées qu'ils demandaient à occuper. Jean-Marie Dapzol raconte: "On couchait sur la paille, deux à deux, on se couvrait. On ne se déshabillait jamais. On quittait juste le gilet, on passait dans un sac. "
Trempés de sueur comme ils étaient, trop exténués pour faire autre chose que se coucher, on imagine dans quelles sordides conditions les scieurs de long terminaient leur rude journée.

5 - La nourriture
Elle était obligatoirement substantielle pour ces travailleurs de force. Mais elle était peu variée. Souvent, ils achetaient un cochon, le tuaient, le découpaient et le salaient. C'était un tonneau qui servait de saloir et qui suivait les scieurs dans leurs déplacements !
C'est encore à J.-M. Dapzol que nous empruntons ce témoignage: "On prenait le café le matin, avant de partir au bois, à la pointe du jour. A 8 heures on mangeait la soupe. Et puis jusqu'à midi... Les repas de midi et du soir se ressemblaient étrangement: soupe, lard, pain." Quant à la boisson, elle variait selon les régions: Jean-Marie nous dit avoir bu du cidre en Normandie et du vin dans les Vosges.
C'est le doleur qui avait la responsabilité de la soupe. Ceci s'explique simplement par le fait que, travaillant seul, il pouvait abandonner son ouvrage pour mettre le feu sous la marmite, remplir celle-ci d'eau, la "graisser" avec un bout de lard et couper le pain. Quand nous avons interrogé Jean-Marie Dapzol en 1976, il avait non seulement fidèlement reconstitué le chantier avec le mouton, la bille, la scie et la hache à doler. Mais il avait pris soin de couper quelques rejets de noisetiers pour suspendre la marmite en fonte au-dessus d'un foyer fictif, afin que nous puissions nous faire une meilleure idée de leur vie.
Pour ce qui est du pain, le boulanger venait l'amener aux scieurs dans les bois. Pour les achats moins journaliers, les Auvergnats fréquentaient les villages. Cette curieuse anecdote, pour finir avec ce sujet, est rapportée par Benoît Gervais: "Alors, on travaillait pour un nommé Marcellin, de Commercy. Mais seulement, les gens de par là-bas n'avaient pas bien confiance en lui. Ils nous ont averti. Un boulanger, le charcutier ont dit: Qui c'est qui paie? C'est nous. - Ah bon; Parce que si ça avait été Marcellin, on ne donnait rien."
Curieux, en effet, ce marchand de bois moins bien considéré chez lui que les Auvergnats. Ceux-ci mettaient en effet un point d'honneur à l'image qu'ils donnaient d'eux.

6 - Pénibilité du travail et risques
Des circonstances que nous avons plus haut décrites se dégagent certaines caractéristiques du métier: le scieur est exposé à tous les caprices du temps; il fournit un effort physique intense et de longue durée; il loge dans des conditions rustiques. Ne nous étonnons pas qu'en mai, aux premières vraies chaleurs, l'appel du pays se fasse sentir: les migrants rentraient.
A notre question: Comment se traduisait la fatigue ? Auguste Chomette répond: "La première semaine, on ne pouvait plus bouger, ça nous bloquait les membres; on était courbatu partout. Celui du dessous avait mal aux jambes car il est toujours sur une jambe (celle qui est avancée). Celui du dessous avait les yeux qui lui brûlaient. Il y a du sciures qui brûlent plus que d'autres, par exemple le châtaignier. Le peuplier, ça ne fait rien. Ils disaient, dans te temps, qu'il fallait avoir tué son père et sa mère pour faire ce métier. Je le crois bien! "
Il ne semble donc pas que le renard ou le chevreau aient eu une place plus enviable l'un que l'autre.
Le chevreau, outre sa position dissymétrique, a le désavantage d'avoir froid aux pieds. En effet, pendant que son compère a les pieds bien au chaud dans ses sabots, il reste en chaussons sur sa bûche verglacée pour avoir plus d'adhérence. Il n'empêche que si la bille est mal arrimée, il peut tomber. Jean-Marie Dapzol nous cite le cas d'un chevreau, un peu âgé qui s'est défoncé les côtes sur un arbre en chutant.

Un renard, lui, reçoit la sciure dans les yeux, malgré son chapeau à larges bords. On tourne bien le chevalet aux jours de vent, pour déporter la sciure. Il en ramasse pourtant la grosseur d'une noisette sur les paupières. Bien qu'il soit à terre, donc plus stable, il encourt des risques graves. Par grand gel, il arrive qu'un maillon de chaîne se brise et qu'il reçoive la bille sur la tête. Dans ce cas, il n'a guère la ressource de sauter comme le chevreau. C'est ainsi que le grand-père de Marie Dapzol, fille Bérodias et épouse de Jean-Marie, est décédé, la colonne vertébrale brisée par la bille.
Quant au doleur, avec sa terrible hache à blanchir, il avait d'autres dangers à redouter. Jean-Marie, au début de ses campagnes, s'est entaillé le jarret et a dû s'immobiliser trois semaines, trop content de s'en tirer à si bon compte.
Après ce tableau assez pessimiste, une question se pose: tant d'efforts et de risques valaient-ils la peine d'être vécus? En clair: quelle était la rémunération des scieurs de long?

Les gains de la migration

Nous l'avons noté à propos des conditions d'embauche: celle comprenaient le salaire des scieurs, fixé par le marchand de bois.

1 - Travail à la journée ou à la pièce
Auguste Chomette nous dit avoir travaillé à la journée en Touraine. Mais en temps de crue, il ne recevait rien. Il aurait travaillé à la pièce, cela aurait été pareil. "Mais c'est une question d'état d'esprit: Nous, plus on travaillait, plus on gagnait. J'aimais travailler à la pièce, j'avais du goût: vous travaillez pour vous. On n'avait pas à supporter le patron. Si on ne voulait pas travailler... on ne faisait rien. Si on ne voulait pas y aller le samedi ou le lundi, on n'y allait pas."
Curieux raisonnement, dira-t-on, où on substitue nu patron un autre bourreau: le travail. En effet, les scieurs étaient-ils aussi libres qu'ils le prétendent ? De leurs horaires oui; mais en réalité ils travaillaient de la pointe du jour à la nuit tombée. De leur semaine oui; mais ils travaillaient même le dimanche matin. En réalité, ce n'était pas le temps libre qui comptait, mais la faculté de disposer de ce temps, même si celle-ci s'avérait illusoire.

2 - Quelques tarifs
Dans les années 1920-1930, les traverses étaient payées 3,50 F à 4 F. Comme c'était une période de reconstruction, il fallait beaucoup de traverses et les prix avaient été revalorisés par rapport à l'avant-guerre. Selon le bois, les scieurs débitaient de 25 à 35 traverses par jour, ce qui, grosso modo, faisait un gain journalier de 120 F à deux. Duquel il fallait déduire frais de nourriture et de voyage. Si bien qu'en fin de saison, selon les frères Gervais et pour les bonnes années (c'est-à-dire sans arrêt prolongé dû au temps) on pouvait ramener 3.000 à 4.000 F chacun.

3 - De l'emploi du pécule ramené

Benoît Gervais s'est marié à Bertignat. L'exploitation de son beau-père n'avait que trois vaches. Il a continué, étant marié, à aller à la scie. L'argent épargné était réinvesti dans la ferme.
Son frère François a été d'abord commis de chiffonnier à Saint Chamond, puis a fait 4 campagnes de scie, puis de nouveau a été chiffonnier à Lavaveix-les-Mines et à Beaune. En 1930, il ne part plus car son père meurt et il garde la ferme familiale. Tout le pécule amassé dans ses campagnes de scie et de "peilhe" est consacré à désintéresser ses trois frères et sœurs de l'héritage.
En règle générale les gains ramenés servaient à agrandir l'exploitation de quelques parcelles, le cheptel de quelques unités, à s'établir ou à rembourser frères et sœurs. En cela, l'emploi de ce pécule ne diffère en rien de celui fait par d'autres migrants de longue durée.

La disparition du métier

En un récit court mais saisissant, A. Chomette nous résume la fin de la scie: "Avant les scies (mécaniques), ce sont les usines qui ont pris les jeunes. Et puis alors, il est venu des marchands qui vendaient leurs coupes. Ils ne nous laissaient rien que "les chiques", la saleté. Les belles billes allaient en scierie et les scieurs de long ne faisaient plus que ce qui restait. Ça n'allait plus.Puis, il est venu des scies circulaires ambulantes qui marchaient à vapeur (Locomobiles qui brûlaient les croûtes, résidus de l'équarrissage) et traînées par des bœufs. Ça s'est passé dans les années 1930.
- Y avez-vous travaillé ?
- On a essayé une année... Les Auvergnats, c'est bon à tout. Le premier jour on a fait 12 traverses. Puis on a pris le coup; à la fin on en faisait 120 par jour. Mais à 80 traverses de moyenne par jour, on a eu vite fini la coupe. Il a fallu changer de marchand de bois. Et puis les bouviers ne pouvaient plus nous tenir. Et puis, il fallait la déplacer cette garce de scie. On avait beau la mettre d'aplomb, huit jours après ça n'allait plus... "
Tout est dans ce récit: l'apparition de la machine reléguant les scieurs aux tâches subalternes ou ingrates; puis l'asservissement des hommes à cette machine et leur conscience d'être les prolétaires bons à tout faire; enfin la cadence infernale de la scie à vapeur dévoreuse de bois, inadaptée à la cadence des débardeurs, et privative de travail pour les scieurs. On croirait une séquence des Temps Modernes.
Auguste Chomette nous dit être le dernier de Saint-Romain à être parti pour une migration saisonnière. Tous les jeunes de son pays, rescapés de la tuerie de 1914-18, sont partis vers Paris, Saint-Etienne, Clermont-Ferrand. Une autre migration, définitive celle-là, s'amorçait.
Lui, en se mariant à La Brugière de Bertignat a simplement changé de versant. Du Forez, il est "venu gendre" en Livradois et a terminé sa vie comme paysan. Il avoue: "En Touraine, ce n'était pas difficile de gagner sa vie. Je n'ai jamais vu un pays si feignant. - Vous n'avez pas eu envie d'y rester vous aussi?
- Et oui, finalement... quand on est bête, on n'en guérit pas!" (Interviewé en mai 1976, A. Chomette est décédé un an après)

Conclusion

Les septuagénaires que nous avons interrogés sont vraiment des rescapés d'une autre époque. La longueur du temps de la migration, le travail exposé à toutes intempéries, la pénibilité du sciage, les risques, le manque d'hygiène et de loisirs, l'absence du plus élémentaire confort, etc... constituaient des conditions de travail inhumaines. Mais c'était insuffisant pour rebuter ces hommes qui avaient un besoin absolu d'argent. Ils avaient pourtant une parfaite conscience d'accomplir un dur labeur, un "travail de galérien" suivant l'expression favorite de Jean-Marie Dapzol. Et comment ne pas souscrire à un tel jugement quand il nous conte cette anecdote? "Quand j'ai passé le conseil de révision, à Lons-le-Saunier, le major m'a dit: "Vous avez fait un travail pénible, vous. Vous avez les nerfs étirés". Il ne voulait pas me prendre... Ils m'ont bien gardé. Le major m'a dit: -Quel métier vous avez fait? - Scieur de long. - Qu'est-ce que c'est que ce métier ? - Et bien, c'est scier à deux, l'un dessus, l'autre dessous. Il ne connaissait pas le métier, lui, comprenez. C'est un métier dur, ça m'avait tiré les nerfs. Trop jeune... j'avais quinze ans! J'avais juré de ne pas y retourner. L'année d'après, j'avais ramassé de la corne, j'y suis retourné... Et j'ai continué pendant 14 campagnes ».
Jean-Marie s'est découvert sur le tard une activité en accord avec son passé. L'été, des comités locaux organisent des Fêtes du bois à Saint Amant Roche Savine, à Champetières, à Saint-Anthème. On invite l'un des derniers scieurs valides à monter sur le mouton et à scier de long une bille devant 2.000 ou 3.000 touristes ébahis. Ce genre de spectacle n'aura que la durée de ses protagonistes. Il ne peut donner qu'une image bien édulcorée de la dure vie des scieurs du Livradois et du Forez il y a un demi-siècle.

 

Extrait de "Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XX° siècle" par Marc Prival Publication de l'institut d'études du Massif central fascicule XIX 1979 p 63 et suivantes. D'autres extraits du livre disponibles sur Internet.

 

Extrait de "Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XX° siècle" par Marc Prival Publication de l'institut d'études du Massif central fascicule XIX 1979 p 63 et suivantes. D'autres extraits du livre disponibles sur Internet.