Migrants de travail
Les scieurs de long du Livradois et du Forez
Les régions d'immigration
Si l'on considère les campagnes effectuées
par nos informateurs, on est surpris de la variété des régions
fréquentées. Cependant, on peut les classer en deux grandes
catégories:
- massifs montagneux et plateaux du quart Nord-Est de la France: massifs du
Morvan, du Jura, des Vosges, des Ardennes; plateaux de la Haute Saône,
de la Haute-Marne, de Lorraine, de Langres.
- ouest du Bassin Parisien et Pays de Loire: Haute-Normandie et Touraine.
La deuxième catégorie apparaît plus ponctuelle et s'explique
par le besoin en bois de peuplier (voir plus loin pour son utilisation).
La première catégorie forme une région homogène,
parmi les plus boisées de France, pourvoyeuse essentiellement de traverses
de chemin de fer.
Si on cherchait une raison à la migration des scieurs de long vers
ces régions du quart Nord-Est, on la trouverait dans la géographie.
Les monts du Livradois et du Forez, de par leur position orientale dans le
Massif Central sont naturellement tournés vers l'Est de la France.
On fera la même remarque, plus loin, avec les chiffonniers de ces montagnes;
Si on cherchait d'autres exemples de cette logique géographique, on
les trouverait avec les scieurs de long de La Corrèze fréquentant
régulièrement la forêt landaise ou encore les Charentes.
Roger Béteille signale des exemples similaires pour le Rouergue: "Les
plus fameux des migrants sont les "ressaïres", les scieurs
de long. En effet, la besogne n'était pas suffisante en Rouergue pour
les robustes équipes de scieurs. Or, comme le travail était
très pénible, les gens du Midi y répugnaient. Voilà
donc nos équipes de scieurs rouergats, originaires de l'extrême
Nord du département, parfois aussi du Ségala, en route pour
l'Albigeois, le Toulousain, les plaines de Montpellier. Mais, certains poussent
jusqu'en Catalogne et même jusqu'en Castille !
Ce déterminisme qui veut que les migrants scieurs s'expatrient plutôt
vers les régions qui sont géographiquement proches (ceci est
très relatif !) s'explique assez bien. A l'époque où
on marchait à pied, on cherchait à raccourcir le voyage. Quand
le train a supplanté déplacement pédestre, le souci de
diminuer la dépense, donc le kilométrage, a joué dans
le même sens. Mais si ce schéma est vérifié et
satisfaisant pour l'esprit, il n'en faut pas pour autant éliminer le
poids d'habitudes antérieures (migrations de récoltes par exemple)
difficilement vérifiables.
Enfin, signalons un exemple de migration peu connu, témoignage unique
et lointain sans doute. Un ancêtre de M. Dousson, vétérinaire
d'Ambert, a participé comme scieur de traverses à la construction
de la ligne ferroviaire de Batna, en Algérie. Cet ancêtre s'appelait
Rolle et habitait l'Epine d'Ambert.
En résumé, partout où il y avait du bois à scier, le scieur du Livradois était là, ne plaignant pas sa peine, pourvu qu'il y ait quatre sous à gagner.
L'embauche des scieurs de long
Les scieurs de long, à cause des caractéristiques de leur travail, se constituaient en équipes. Le plus souvent à quatre ou à six. Rarement plus parce que les phénomènes d'entente ne jouaient plus. Constituer cette équipe et trouver un employeur étaient donc les premiers soucis des scieurs avant de partir en campagne.
l - La foire de Saint-Anthème se déroulait
le 14 septembre. Et, nous dit Auguste Chomette, de Saint-Romain, il y avait
autant de marchands de bois que de marchands de vaches pour venir chercher
des scieurs de long.
Ces marchands de bois étaient souvent d'anciens scieurs, donc des "pays",
reconvertis dans cette activité d'intermédiaire et fixés
sur les lieux de migration où ils avaient pris femme. Leur rôle
était de prospecter les coupes de bois, de les acheter sur pied à
leurs propriétaires, de recruter des scieurs dans leur pays d'origine,
de les acheminer, de leur faire exécuter le travail et de les rémunérer.
Fonction complexe et indispensable comme on peut en juger.
Mais les marchands ne venaient pas forcément sur les lieux d'embauche.
Ils opéraient aussi par personne interposée.
2 - Les chefs d'équipe étaient en général
des scieurs aguerris comme ce nommé Bouche de Champetières.
François Gervais nous dit qu'en 1921 ils sont partis à 6 dans
le Jura. Bouche avait alors cinquante ans dont plus de 30 campagnes à
son actif.
A cause de son expérience, le chef d'équipe était l'homme
de confiance du marchand. Il organisait le travail sur le chantier, percevait
les salaires qu'il répartissait ensuite. Mais c'est lui qui recevait,
par lettre, les offres d'embauche du marchand. Les clauses du contrat consistant
essentiellement dans le mode de rémunération, le tarif et le
nombre d'hommes à recruter. Et malgré la dureté du travail,
les candidats ne manquaient pas.
3 - La constitution des équipes. A travers les témoignages
que nous avons recueillis, une constante revient: les liens de famille ou
de voisinage servent de ciment à l'équipe des scieurs.
Benoît Gervais de Saint-Amant nous parle d'une de ses campagnes: "J'ai
été dans la Meuse avec un Gachon. C'était un cousin,
un peu, à moi. Mais il était marié d'Auxelles. On n'était
que quatre: il y avait son futur beau-frère de Gachon, et puis un autre
qui avait un an de plus que moi. Il était d'Auxelles: Ortigier".
Tout y est: le cousinage éloigné, le futur parent par alliance,
les "pays" d'Auxelles, voire même - à un an près
- la classe d'âge...
On ne peut déduire de ces exemples que les liens parentaux étaient
la règle. Mais il est assez logique de penser que la solidarité
est d'autant plus forte et durable que la parenté sert de base au recrutement
de l'équipe.
Le déplacement vers les lieux de travail
Si l'on se reporte au milieu du XIX° siècle, nous
avons des éléments précieux sur les déplacements
des scieurs de long dans les livrets d'ouvriers. H. Bressolette, parlant de
son grand-père, précise: Au début, il s'écoulait
une dizaine de jours entre la date de départ du Puy-de-Dôme,
et la date de la première embauche, assez rarement précisée
d'ailleurs. Mais, à partir du mois de mai 1870, une journée
suffisait pour se rendre d'Auvergne à Marseille par chemin de fer.
Ainsi donc, 400 kilomètres étaient accomplis en 10 jours avant
1870 et en 16 heures à partir de cette date qui constitue un jalon
essentiel pour la région qui nous occupe.
La ligne Ambert Pont-de-Dore Saint-Germain-des-Fossés qui ouvre le
Livradois-Forez vers le Nord (Paris) ou l'Est (Lyon) a été mise
en service en 1885; donc antérieurement à la naissance de notre
plus vieil informateur (Benoît Gervais, né en 1894). C'est dire
que le temps de la marche à pied était déjà bien
révolu quand nos témoins se sont mis en route.
Selon les lieux d'embauche. voici quelques axes qu'ils empruntaient:
- Pour le Morvan, les Foréziens partaient d'Usson-en-Forez jusqu'à
Autun.
- Pour la Touraine, les scieurs prenaient le train à Ambert jusqu'à
Saint-Germain-des-Fossés. Là, Ils empruntaient la ligne Lyon
Nantes jusqu'à Port-Boulet.
- Pour la Normandie: Ambert, Saint-Germain des Fossés, Moulins; l'express
de Paris; à partir de la gare Saint-Lazare, on prenait la ligne de
Dieppe.
Il ne semble pas utile de multiplier les exemples: il nous faudrait réciter
la carte des chemins de fer français! On peut apprécier, rétrospectivement.
l'amélioration qu'a constitué la généralisation
de ce moyen de locomotion, en écoutant A. Chomette: "On partait
par le train. S'il avait fallu traîner à pied la scie, les haches...
on ne serait jamais arrivés En principe, le patron nous payait le voyage,
le retour!"
Nous n'avons pas connaissance de la généralisation de cet avantage
en nature. On peut penser qu'il était le fait de marchands particulièrement
satisfaits de leur équipe de scieurs et qu'ainsi ils se les attachaient
plus facilement pour l'année suivante.
Le travail préparatoire au sciage
Dans toutes ces forêts. il faut imaginer un monde industrieux
et cosmopolite. Divers corps de métiers travaillaient: les bûcherons
qui abattaient; les écorceurs qui récupéraient l'écorce
du chêne pour les tanneries (dans le Morvan par exemple); les charbonniers
qui surveillaient leurs meules. Ils ne s'y trouvaient pas forcément
en même temps: les scieurs suivaient les bûcherons et utilisaient
parfois leur loge. La main d'œuvre locale ne suffisait-elle pas pour
exploiter ces forêts ou alors préférait-elle se réserver
des tâches moins pénibles? Toujours est-il que nos Auvergnats
côtoyaient selon les années les Morvandiaux, les Langrois ou
les Lorrains.
Si nous avons évoqué ce monde de la forêt. c'est pour
montrer que le scieur de long n'intervient qu'au bout de la chaîne des
métiers dont nous avons parlé. Le travail de sciage proprement
dit était précédé par toute une série d'opérations
préliminaires.
1 - Le débit de longueur.
La bille, une fois abattue et écorcée devait être marquée
à la longueur de la planche souhaitée: 2,60 m pour une traverse
ordinaire de chemin de fer. C'était le chef d'équipe, durant
la journée, qui mesurait les billes là où elles gisaient
et les encochait à la hache pour bien marquer la longueur.
Les scieurs travaillaient jusqu'au tombant de la nuit, tant qu'ils voyaient
la ligne. Ensuite, ils allaient débiter les billes comme nous le rapporte
Jean-Marie Dapzol:
"Quand il y avait clair de lune ça allait, sinon il fallait tâtouiller.
Alors, tu prenais ton bout de bois, tu cherchais l'encoche. Quand tu avais
trouvé l'encoche: "allez, amène le passe-partout",
au collègue. On mettait le passe-partout dedans et on sciait. Des fois,
c'était pas scié d'aplomb, mais enfin!"
2 - Le dolage.
On équarrissait les quatre faces de la bille de façon à
obtenir un parallélépipède rectangle. C'était
la spécialité du doleur, qui armé du tue-bois dégrossissait
la bille et ensuite avec la hache à blanchir finissait de dresser les
faces. Ce dernier outil était terrible: il pesait plus de 10 kg. Non
seulement, il était pénible à manipuler longtemps, mais
un coup maladroit et c'était un mollet tranché irrémédiablement.
Jean-Marie Dapzol, durant ses 14 campagnes, en a fait 4 comme scieur et 10
comme doleur. On peut donc parler en ce qui le concerne d'une véritable
spécialisation. Dans une équipe de 7, il pouvait y avoir 3 paires
de scieurs pour un doleur. Celui-ci faisait souvent l'admiration de ses collègues.
"Ainsi, François Gervais parlant de Bouche: "Pour équarrir,
c'était un adroit. Il vous avait fait une face sur une bille: passée
à la scie, on aurait dit !"
3- Le traçage
Avec une ligne, ficelle spéciale, légèrement élastique,
et enduite d'une poudre teintante (ocre rouge, bleu, noir), on traçait.
Ce procédé est encore utilisé par divers métiers
du bâtiment, des charpentiers aux maçons. Il consiste à
tendre la ficelle aux deux extrémités, à la soulever
en son milieu et à la relâcher comme une corde de guitare. La
ligne vient alors fouetter la surface de la bille et y tracer, grâce
au produit qui l'imprègne, une droite parfaite.
Les dimensions d'une traverse ordinaire étaient les suivantes: longueur
2,60 m; largeur 0,26/0,30 m; épaisseur 0,15 m. Dans un arbre on pouvait
débiter jusqu'à 8 billes. Dans une bille, selon le diamètre,
on sciait de 1 à 6 traverses. Par exemple, pour un diamètre
de 70 cm, on comptait 5 traverses.
Le traçage consistait donc à fournir le maximum de bois scié
avec le minimum de perte (point de vue du marchand de bois). Mais aussi à
respecter les normes des compagnies ferroviaires qui exerçaient un
contrôle strict et ne toléraient qu'un pourcentage minime de
rebut.
Le tracé était effectué sur le dessus et le dessous de
la bille afin que les deux scieurs puissent guider convenablement leur outil.
4 - L'arrimage sur le chevalet
Sous le nom d'âne ou de mouton on désigne le chevalet sur lequel
sont assujetties les billes à scier. Il se compose d'une traverse horizontale
maintenue à 1,25 m du sol par trois pieds, deux devant un derrière.
Ces pieds délimitent au sol un triangle à peu près équilatéral
qui donne l'assise indispensable au chantier. Le mode de fixation des pieds
dans la traverse est simple: trois mortaises effectuées à la
hache et un emboîtement en force.
La queue du mouton est une simple bille de bois assez longue pour équilibrer
le poids de la bille à scier et du scieur juché sur elle. Elle
est maintenue à une extrémité par deux chevilles de bois
(côté traverse) et à l'autre extrémité par
un X de bâtons fichés dans le sol. Les scieurs prennent grand
soin à axer cette queue; leur sécurité en dépend.
L'avant de la queue, taillé en sifflet reçoit la bille équarrie.
Celle-ci est attachée par un tour de chaîne et un crochet. Cette
chaîne sert en même temps de marche pour que le scieur du haut
puisse grimper.
Le sciage de long
Le sciage mettait en œuvre un outil fondamental et
deux ouvriers: il faudra donc parler de l'un et des autres.
La scie de long est un cadre de bois aux dimensions imposantes: 143 x 76 cm.
Du côté du haut, une double poignée permet au chevreau
de bien l'avoir en main. Du côté du bas, un simple barreau sert
de prise au renard. La lame est fixée au milieu du cadre par deux anneaux
métalliques dont l'un, muni d'un piton à vis, sert de tendeur.
Les dents de la scie forment des crochets orientés vers le bas. Celle
lame n'a toute son efficacité que si elle est soigneusement affûtée
(au tiers point et à la queue de rat), que si les dents sont régularisées
en longueur (au rabot) et écartées en quinconce. Cette dernière
particularité donne la voie de la scie, c'est-à-dire la largeur
du trait de scie. Là réside tout l'art de l'affûteur car
la voie ne doit pas être la même dans les arbres tendres et dans
les bois durs, la quantité de sciure à cracher par le trait
de scie n'étant pas la même.
Le chevreau est juché sur le haut de la bille: il scie en reculant.
Le renard est à terre, en vis à vis de son camarade, le cadre
de la scie est incliné entre eux: il scie en avançant. C'est
lui qui, en tirant sur la lame, lui fait accomplir son trajet utile. Le chevreau
remonte la scie. Pour lui redonner la course nécessaire. Chacun des
deux scieurs de long est responsable du trait de scie.
Comment s'opère le choix des deux hommes? Voici le témoignage
d'Auguste Chomette: "J'étais du haut. Quand j'étais du
bas, personne ne voulait scier avec moi: j'allais plus vite que celui qui
était en haut, ça n'allait pas. J'ai scié avec les frères
Marque. Je n'ai pas scié avec Baptiste car on ne s'entendait pas. Johannes
sciait bien."
A la même époque, Jean-Marie Dapzol se contente de répondre:
Ça dépend du goût du type. Quand on commençait,
on demandait s'il voulait scier en haut ou en bas.
Ce choix semble donc être une affaire complexe qui combine les affinités
de deux personnes, les goûts pour être du haut ou du bas, l'aptitude
à respecter une cadence, etc. Une seule chose est sûre: quand
ce choix était fait, il l'était pour la durée de la saison,
voire de la vie...
Le retournement de la bille: quand les deux compères avaient effectué
tous leurs traits de scie sur la première moitié de la bille
- celle en surplomb - on retournait celle-ci. La partie sciée était
arrimée sur le chevalet. La partie non sciée, à son tour
dans le vide, était débitée. Le tracé au cordeau
permettait une rencontre exacte des deux traits. En réalité,
on jetait la bille à terre. Chaque traverse se départissait
de ses voisines en laissant une cassure triangulaire caractéristique:
la "rencontre", sorte de signature des scieurs de long.
Les productions et leur destination
Nous avons pris comme exemple de sciage celui des traverses
de chemin de fer. C'était de très loin le travail le plus demandé
aux ouvriers de la scie. Mais chaque bois avait son usage et chaque et chaque
région ses besoins particuliers.
1 - Le bois scié.
Le chêne était le bois dur par excellence, à cause de
son grain serré. A trois hommes (un doleur et deux scieurs), on ne
sciait que 25 à 28 traverses par jour. Dans le fayard, plus tendre,
on débitait de 36 à 40 traverses. En Normandie, en Touraine,
on sciait également le peuplier, bois blanc qui se coupait bien mais
qui nécessitait un affûtage spécial de la lame et une
voie suffisamment large pour pouvoir éjecter la sciure. Auguste Chomette
nous parle également du pin maritime qui se sciait bien mais qui poissait
de résine la lame, les mains, les cheveux... Quant aux pantalons, ils
étaient empesés comme la justice!
2 - Les produits finis
Le chêne et le hêtre étaient destinés aux traverses
de chemin de fer.
C'étaient tes sociétés comme le Paris-Lyon-Méditerranée
qui étaient les commanditaires. Un receveur de cette société
vérifiait soit à la gare d'expédition, soit dans le bois
si les produits étaient exécutés à la dimension
(largeur, sabotage) et mettait au rebut ceux qui ne l'étaient pas.
Les traverses normales faisaient 2,60 m de longueur. Mais les scieurs débitaient
également des châssis de 4,50 m de long, ces énormes pièces
étant destinées aux aiguillages. Les frères Gervais en
ont fait dans le Jura et la Nièvre.
Quand ils sont allés dans le Pays de Caux, aux limites de la Seine
inférieur et de la Somme, ils ont scié des peupliers. Arbres
énormes où leur scie n'avait pas suffisamment de course et où
ils se fatiguaient vite. Ces billes étaient débitées
en plateaux de "6" pour fabriquer des pavés pour les rues
de Paris.
Auguste Chomette a également découpé du peuplier en Touraine
sous forme de plateaux ayant la largeur de la bille; 2,33 m; 2,66 m ou 3 m
de longueur et en 6,5 et 9,5 cm d'épaisseur. Ces plateaux partaient
vers Nantes où la maison Lefevre les convertissait en emballages. D'autres
allaient à Angers dans les fabriques d'allumettes.
Cette triple étude technologique, du travail, des bois et des produits,
nous a permis de poser les jalons de la connaissance du métier, connaissance
qui ne peut aller sans l'étude des conditions dans lesquelles se pratiquait
le sciage de long.
Les conditions de travail
Sujet d'étude très vaste qui va nous permettre de définir un véritable statut du scieur de long il y a une cinquantaine d'années. Autant que possible, nous donnerons la parole aux acteurs. Malgré le décalage du temps entre la migration et l'évocation de leurs souvenirs, leur perception est encore d'une acuité remarquable.
1 - La durée de la campagne.
La saison du scieur de long, comme celle d'innombrables migrants, correspondait
à la morte saison agricole de ses montagnes d'origine. Il partait à
la Toussaint et revenait au mois de mai. A cette époque un double appel
intérieur se manifestait:
- celui de la famille dont il était privé depuis bientôt
sept mois;
- celui de la terre que lui rappelaient peut-être la croissance de l'herbe
et l'épiaison des céréales dans la région où
il sciait.
Mais s'y rajoutait une autre raison, impérieuse celle-là: l'impossibilité
de scier avec quelque rendement à la saison chaude. Le froid ou la
fraîcheur sont les alliés du scieur de long et un antidote à
sa dépense d'énergie calorifique.
2 - Un métier de plein air
Cette donnée apparaît essentielle dans la définition de
la condition du scieur. Elle s'explique par le simple fait que scier le bois
sur les lieux d'abattage était, pour le marchand de bois, plus avantageux
que de le débarder en direction de scieries. (note en bas de page:
Tout calcul de ce genre est relatif dans le temps. Il signifie que les salaires
versés aux scieurs étaient inférieurs aux frais de transport
et de sciage mécanique. Tendance qui s'inversera à partir de
1930).
Le transport facile du chevalet de travail permettait de l'installer à
proximité des arbres abattus par les bûcherons.
Mais cette condition impliquait, pour les scieurs, de subir tous les aléas
climatiques, et ils étaient nombreux:
- la neige. Nos scieurs quittaient des montagnes rudes... pour en trouver
d'autres non moins rudes comme le Jura et les Vosges. Mais comment aller chercher
le bois sous un mètre de neige ? D'où cette réflexion
désabusée d'Auguste Chomette: "Une année, on avait
acheté un cochon de 106 kg. On l'a mangé avant de le gagner.
Trois semaines sans travailler... C'était au mois de mars. Ça
vous dégoûtait. Après, on est parti en Touraine: on aurait
bien dû y aller avant."
- le froid. A la question: Vous souvenez-vous d'un hiver particulièrement
terrible ? Jean-Marie Dapzol nous fait ce récit qui sent la Bérézina
et qui rappelle que les massifs montagneux n'ont pas le privilège des
conditions rigoureuses: "Je me rappelle, en Normandie, c’était
en 1923, on a abandonné, on est resté trois jours... On était
à Saint-Nicolas d'Aliermont, en forêt d'Arques, en face de Martin
l'Eglise. On a été au bois, on a allumé le feu; on a
dit: qu'est-ce qu'on fait ? Le bois était gelé comme une pierre.
On ne pouvait ni le doler, ni le scier. En s'en allant en forêt d'Arques,
on a ramassé au moins 15 merles. Ça tombait raide ! Il faisait
froid ! Le fayard gèle comme l'eau. Tu ne l'aurais pas scié.
Ça a fait trois jours... Ça a radouci après. "
- la pluie. Si le Pays de Caux n'avait pas la neige, il avait la pluie. Les
frères Gervais nous le rappellent par la bouche de Benoît: "Il
y a une année où je suis allé en Normandie, mais je n'y
suis pas retourné une deuxième fois. - Et pourquoi ? - Mon vieux,
ça y était pénible là-bas. Ah! Le bois sciait
bien, c'était un plaisir pour ça. Mais c'était le chemin
qu'il fallait faire soir et matin. Et puis, c'était presque le long
de la mer. Ça y était tout le temps la pluie. On était
tout trempés. On était obligés d'emporter du bois pour
nous sécher."
- les crues. Auguste Chomette a scié du peuplier planté dans
les îles de la Loire (région de La Chapelle sur Loire). Cela
n'allait pas non plus sans inconvénient: "C'était ta bonne
vie.. Il n'y avait pas de neige.. Mais ce qui était embêtant,
c'était les crues. Dix centimètres de plus, ça vous inonde
un kilomètre de large. Une année, la Loire est montée
5,50 m au dessus du niveau. Vous pensez bien qu'il fallait déménager
de dedans les îles. On est resté 8 ou 15 jours sans y aller."
Les témoignages que nous avons cités font état de circonstances
exceptionnelles, nous en avons conscience. Il n'en reste pas moins que le
mauvais temps,sous ses manifestations multiples et en toutes régions,
contrariait le travail des scieurs de long.
3 - Les horaires de travail
Les scieurs de long travaillaient en hiver et au printemps, donc aux jours
les moins longs de l'année. Mais cette remarque est remise à
sa juste place si l'on considère deux autres faits:
- les scieurs travaillaient le plus souvent à la pièce et avaient
de ce fait, intérêt à avoir un rythme de travail soutenu.
- la journée diurne était utilisée pour le sciage de
long, la clarté étant nécessaire pour suivre la ligne.
Mais la journée ne se terminait pas là, car il fallait débiter
au passe-partout les billes à scier le lendemain. On a vu que ce travail
se déroulait au crépuscule, voire à la nuit.
Selon la saison, nos Auvergnats accomplissaient donc des journées de
10 à 14 heures.
4 - L'hébergement
Il avait parfois pour cadre l'abri sommaire des cabanes de bûcheron
en forêt. C'est le marchand de bois qui faisait construire ces cabanes
recouvertes en papier goudronné. Quand les bûcherons avaient
fini l'abattage, ils partaient pour d'autres coupes et les scieurs les remplaçaient.
Leur matelas était la paille. Parfois, aussi, les scieurs utilisaient
des maisons vides ou abandonnées qu'ils demandaient à occuper.
Jean-Marie Dapzol raconte: "On couchait sur la paille, deux à
deux, on se couvrait. On ne se déshabillait jamais. On quittait juste
le gilet, on passait dans un sac. "
Trempés de sueur comme ils étaient, trop exténués
pour faire autre chose que se coucher, on imagine dans quelles sordides conditions
les scieurs de long terminaient leur rude journée.
5 - La nourriture
Elle était obligatoirement substantielle pour ces travailleurs de force.
Mais elle était peu variée. Souvent, ils achetaient un cochon,
le tuaient, le découpaient et le salaient. C'était un tonneau
qui servait de saloir et qui suivait les scieurs dans leurs déplacements
!
C'est encore à J.-M. Dapzol que nous empruntons ce témoignage:
"On prenait le café le matin, avant de partir au bois, à
la pointe du jour. A 8 heures on mangeait la soupe. Et puis jusqu'à
midi... Les repas de midi et du soir se ressemblaient étrangement:
soupe, lard, pain." Quant à la boisson, elle variait selon les
régions: Jean-Marie nous dit avoir bu du cidre en Normandie et du vin
dans les Vosges.
C'est le doleur qui avait la responsabilité de la soupe. Ceci s'explique
simplement par le fait que, travaillant seul, il pouvait abandonner son ouvrage
pour mettre le feu sous la marmite, remplir celle-ci d'eau, la "graisser"
avec un bout de lard et couper le pain. Quand nous avons interrogé
Jean-Marie Dapzol en 1976, il avait non seulement fidèlement reconstitué
le chantier avec le mouton, la bille, la scie et la hache à doler.
Mais il avait pris soin de couper quelques rejets de noisetiers pour suspendre
la marmite en fonte au-dessus d'un foyer fictif, afin que nous puissions nous
faire une meilleure idée de leur vie.
Pour ce qui est du pain, le boulanger venait l'amener aux scieurs dans les
bois. Pour les achats moins journaliers, les Auvergnats fréquentaient
les villages. Cette curieuse anecdote, pour finir avec ce sujet, est rapportée
par Benoît Gervais: "Alors, on travaillait pour un nommé
Marcellin, de Commercy. Mais seulement, les gens de par là-bas n'avaient
pas bien confiance en lui. Ils nous ont averti. Un boulanger, le charcutier
ont dit: Qui c'est qui paie? C'est nous. - Ah bon; Parce que si ça
avait été Marcellin, on ne donnait rien."
Curieux, en effet, ce marchand de bois moins bien considéré
chez lui que les Auvergnats. Ceux-ci mettaient en effet un point d'honneur
à l'image qu'ils donnaient d'eux.
6 - Pénibilité du travail et risques
Des circonstances que nous avons plus haut décrites se dégagent
certaines caractéristiques du métier: le scieur est exposé
à tous les caprices du temps; il fournit un effort physique intense
et de longue durée; il loge dans des conditions rustiques. Ne nous
étonnons pas qu'en mai, aux premières vraies chaleurs, l'appel
du pays se fasse sentir: les migrants rentraient.
A notre question: Comment se traduisait la fatigue ? Auguste Chomette répond:
"La première semaine, on ne pouvait plus bouger, ça nous
bloquait les membres; on était courbatu partout. Celui du dessous avait
mal aux jambes car il est toujours sur une jambe (celle qui est avancée).
Celui du dessous avait les yeux qui lui brûlaient. Il y a du sciures
qui brûlent plus que d'autres, par exemple le châtaignier. Le
peuplier, ça ne fait rien. Ils disaient, dans te temps, qu'il fallait
avoir tué son père et sa mère pour faire ce métier.
Je le crois bien! "
Il ne semble donc pas que le renard ou le chevreau aient eu une place plus
enviable l'un que l'autre.
Le chevreau, outre sa position dissymétrique, a le désavantage
d'avoir froid aux pieds. En effet, pendant que son compère a les pieds
bien au chaud dans ses sabots, il reste en chaussons sur sa bûche verglacée
pour avoir plus d'adhérence. Il n'empêche que si la bille est
mal arrimée, il peut tomber. Jean-Marie Dapzol nous cite le cas d'un
chevreau, un peu âgé qui s'est défoncé les côtes
sur un arbre en chutant.
Un renard, lui, reçoit la sciure dans les yeux, malgré
son chapeau à larges bords. On tourne bien le chevalet aux jours de
vent, pour déporter la sciure. Il en ramasse pourtant la grosseur d'une
noisette sur les paupières. Bien qu'il soit à terre, donc plus
stable, il encourt des risques graves. Par grand gel, il arrive qu'un maillon
de chaîne se brise et qu'il reçoive la bille sur la tête.
Dans ce cas, il n'a guère la ressource de sauter comme le chevreau.
C'est ainsi que le grand-père de Marie Dapzol, fille Bérodias
et épouse de Jean-Marie, est décédé, la colonne
vertébrale brisée par la bille.
Quant au doleur, avec sa terrible hache à blanchir, il avait d'autres
dangers à redouter. Jean-Marie, au début de ses campagnes, s'est
entaillé le jarret et a dû s'immobiliser trois semaines, trop
content de s'en tirer à si bon compte.
Après ce tableau assez pessimiste, une question se pose: tant d'efforts
et de risques valaient-ils la peine d'être vécus? En clair: quelle
était la rémunération des scieurs de long?
Les gains de la migration
Nous l'avons noté à propos des conditions d'embauche: celle comprenaient le salaire des scieurs, fixé par le marchand de bois.
1 - Travail à la journée ou à la pièce
Auguste Chomette nous dit avoir travaillé à la journée
en Touraine. Mais en temps de crue, il ne recevait rien. Il aurait travaillé
à la pièce, cela aurait été pareil. "Mais
c'est une question d'état d'esprit: Nous, plus on travaillait, plus
on gagnait. J'aimais travailler à la pièce, j'avais du goût:
vous travaillez pour vous. On n'avait pas à supporter le patron. Si
on ne voulait pas travailler... on ne faisait rien. Si on ne voulait pas y
aller le samedi ou le lundi, on n'y allait pas."
Curieux raisonnement, dira-t-on, où on substitue nu patron un autre
bourreau: le travail. En effet, les scieurs étaient-ils aussi libres
qu'ils le prétendent ? De leurs horaires oui; mais en réalité
ils travaillaient de la pointe du jour à la nuit tombée. De
leur semaine oui; mais ils travaillaient même le dimanche matin. En
réalité, ce n'était pas le temps libre qui comptait,
mais la faculté de disposer de ce temps, même si celle-ci s'avérait
illusoire.
2 - Quelques tarifs
Dans les années 1920-1930, les traverses étaient payées
3,50 F à 4 F. Comme c'était une période de reconstruction,
il fallait beaucoup de traverses et les prix avaient été revalorisés
par rapport à l'avant-guerre. Selon le bois, les scieurs débitaient
de 25 à 35 traverses par jour, ce qui, grosso modo, faisait un gain
journalier de 120 F à deux. Duquel il fallait déduire frais
de nourriture et de voyage. Si bien qu'en fin de saison, selon les frères
Gervais et pour les bonnes années (c'est-à-dire sans arrêt
prolongé dû au temps) on pouvait ramener 3.000 à 4.000
F chacun.
3 - De l'emploi du pécule ramené
Benoît Gervais s'est marié à Bertignat.
L'exploitation de son beau-père n'avait que trois vaches. Il a continué,
étant marié, à aller à la scie. L'argent épargné
était réinvesti dans la ferme.
Son frère François a été d'abord commis de chiffonnier
à Saint Chamond, puis a fait 4 campagnes de scie, puis de nouveau a
été chiffonnier à Lavaveix-les-Mines et à Beaune.
En 1930, il ne part plus car son père meurt et il garde la ferme familiale.
Tout le pécule amassé dans ses campagnes de scie et de "peilhe"
est consacré à désintéresser ses trois frères
et sœurs de l'héritage.
En règle générale les gains ramenés servaient
à agrandir l'exploitation de quelques parcelles, le cheptel de quelques
unités, à s'établir ou à rembourser frères
et sœurs. En cela, l'emploi de ce pécule ne diffère en
rien de celui fait par d'autres migrants de longue durée.
La disparition du métier
En un récit court mais saisissant, A. Chomette nous
résume la fin de la scie: "Avant les scies (mécaniques),
ce sont les usines qui ont pris les jeunes. Et puis alors, il est venu des
marchands qui vendaient leurs coupes. Ils ne nous laissaient rien que "les
chiques", la saleté. Les belles billes allaient en scierie et
les scieurs de long ne faisaient plus que ce qui restait. Ça n'allait
plus.Puis, il est venu des scies circulaires ambulantes qui marchaient à
vapeur (Locomobiles qui brûlaient les croûtes, résidus
de l'équarrissage) et traînées par des bœufs. Ça
s'est passé dans les années 1930.
- Y avez-vous travaillé ?
- On a essayé une année... Les Auvergnats, c'est bon à
tout. Le premier jour on a fait 12 traverses. Puis on a pris le coup; à
la fin on en faisait 120 par jour. Mais à 80 traverses de moyenne par
jour, on a eu vite fini la coupe. Il a fallu changer de marchand de bois.
Et puis les bouviers ne pouvaient plus nous tenir. Et puis, il fallait la
déplacer cette garce de scie. On avait beau la mettre d'aplomb, huit
jours après ça n'allait plus... "
Tout est dans ce récit: l'apparition de la machine reléguant
les scieurs aux tâches subalternes ou ingrates; puis l'asservissement
des hommes à cette machine et leur conscience d'être les prolétaires
bons à tout faire; enfin la cadence infernale de la scie à vapeur
dévoreuse de bois, inadaptée à la cadence des débardeurs,
et privative de travail pour les scieurs. On croirait une séquence
des Temps Modernes.
Auguste Chomette nous dit être le dernier de Saint-Romain à être
parti pour une migration saisonnière. Tous les jeunes de son pays,
rescapés de la tuerie de 1914-18, sont partis vers Paris, Saint-Etienne,
Clermont-Ferrand. Une autre migration, définitive celle-là,
s'amorçait.
Lui, en se mariant à La Brugière de Bertignat a simplement changé
de versant. Du Forez, il est "venu gendre" en Livradois et a terminé
sa vie comme paysan. Il avoue: "En Touraine, ce n'était pas difficile
de gagner sa vie. Je n'ai jamais vu un pays si feignant. - Vous n'avez pas
eu envie d'y rester vous aussi?
- Et oui, finalement... quand on est bête, on n'en guérit pas!"
(Interviewé en mai 1976, A. Chomette est décédé
un an après)
Conclusion
Les septuagénaires que nous avons interrogés
sont vraiment des rescapés d'une autre époque. La longueur du
temps de la migration, le travail exposé à toutes intempéries,
la pénibilité du sciage, les risques, le manque d'hygiène
et de loisirs, l'absence du plus élémentaire confort, etc...
constituaient des conditions de travail inhumaines. Mais c'était insuffisant
pour rebuter ces hommes qui avaient un besoin absolu d'argent. Ils avaient
pourtant une parfaite conscience d'accomplir un dur labeur, un "travail
de galérien" suivant l'expression favorite de Jean-Marie Dapzol.
Et comment ne pas souscrire à un tel jugement quand il nous conte cette
anecdote? "Quand j'ai passé le conseil de révision, à
Lons-le-Saunier, le major m'a dit: "Vous avez fait un travail pénible,
vous. Vous avez les nerfs étirés". Il ne voulait pas me
prendre... Ils m'ont bien gardé. Le major m'a dit: -Quel métier
vous avez fait? - Scieur de long. - Qu'est-ce que c'est que ce métier
? - Et bien, c'est scier à deux, l'un dessus, l'autre dessous. Il ne
connaissait pas le métier, lui, comprenez. C'est un métier dur,
ça m'avait tiré les nerfs. Trop jeune... j'avais quinze ans!
J'avais juré de ne pas y retourner. L'année d'après,
j'avais ramassé de la corne, j'y suis retourné... Et j'ai continué
pendant 14 campagnes ».
Jean-Marie s'est découvert sur le tard une activité en accord
avec son passé. L'été, des comités locaux organisent
des Fêtes du bois à Saint Amant Roche Savine, à Champetières,
à Saint-Anthème. On invite l'un des derniers scieurs valides
à monter sur le mouton et à scier de long une bille devant 2.000
ou 3.000 touristes ébahis. Ce genre de spectacle n'aura que la durée
de ses protagonistes. Il ne peut donner qu'une image bien édulcorée
de la dure vie des scieurs du Livradois et du Forez il y a un demi-siècle.
Extrait de "Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XX° siècle" par Marc Prival Publication de l'institut d'études du Massif central fascicule XIX 1979 p 63 et suivantes. D'autres extraits du livre disponibles sur Internet.