Le marguillier
Tandis que les chevaux des conquérants s'emportent
à travers le monde et piétinent dans le sang des peuples
;
Tandis que l'émeute bat les rues, et que des cris de mort retentissent
dans les carrefours ;
Tandis que la faim décime des populations, et qu'un travail ingrat
flétrit la sainte et douce enfance ;
tandis que chaque jour voit surgir des découvertes imprévues
qui portent les plus terribles coups de pied a la routine et aux préjugés;
Tandis que la société, vieille machine usée et
vermoulue, se détraque de toutes parts et que demain peut-être
nous allons nous réveiller dans un nouvel ordre social ;
Le Marguillier prend les choses comme elles viennent, et va son petit
bonhomme de chemin.
Bon citoyen, bon voisin, bon ami, bon fils, bon époux , bon père,
bon oncle, bon parrain, bon compère, bon boutiquier, n'ayant
pas la moindre velléité de ruiner par ses inventions le
commerce des artificiers, il mettra demain son pied sur les mêmes
pavés où il les met aujourd'hui ; son épouse le
cravatera de la même façon ; il mangera le même nombre
de rôties dans son café et fera, comme aujourd'hui, le
voyage du Palais-Royal pour régler sa montre sur le canon qui
part à midi, quand il fait du soleil.
Pourtant cet homme sec et blême ne manque pas d'un certain poids
, et jouit d'une haute dignité qui lui fait porter avec orgueil
son chef vénérable. Quoique ses occupations de chaque
jour soient engrenées de manière a ne pas laisser un intervalle
où puisse germer une idée utile, il lui est, je ne sais
par quelle fissure du crâne, venu celle de frayer avec les dignitaires
de l’Église, et de s'immiscer dans le conseil de fabrique.
La part qu'il prend aux délibérations, consiste 1°
a voter pour que l'on enlève, comme indécentes, les figures
sculptées au portail de Notre-Dame, et pour que l'on badigeonne
l'édifice de haut en bas ; 2° a se faire adjuger les fournitures
qui concernent sa partie ; 3° à entasser sur le sein de sa
fidèle épouse les plus grosses brioches qui surmontent
le pain béni.
La principale fonction du Marguillier consiste à tenir, dans
les processions, un gros cierge carré, en carton peint, flanqué
de deux écussons rouges. Ce gros cierge de carton contient dans
son intérieur un ressort, à l'extrémité
duquel on adapte un bout de bougie que l'on allume. Soit négligence
du Sacristain, soit espièglerie d'un Enfant de Chœur, il
arrive qu'au moment ou personne n'y pense, le ressort se détend,
le bout de bougie s'élance et retombe sur le nez du dignitaire
ébahi. Un pareil événement dérange pour
huit jours l'équilibre du Marguillier, le fait sortir de son
assiette et lui coupe l'appétit.
Avec la dignité dont nous venons d'énumérer les
principaux avantages, le Marguillier cumule celle de membre de deux
ou trois confréries.
Les confrères se rassemblent de temps à autre, avec la
permission de l'autorité, pour expédier aussi vite que
possible, une enfilade incommensurable de Pater, d'Ave et de Credo et
pour psalmodier d'une voix d'arrachement les sept psaumes de la pénitence.
Ils élisent à la pluralité des voix :
Un président qui ne préside rien ;
Un secrétaire, qui n'écrit pas la moindre patte de mouche
;
Un trésorier, qui n'a pas de caisse ;
Un surveillant, qui ne surveille pas.
Le président porte la bannière de la confrérie;
le vice-président, le secrétaire, le trésorier
et le surveillant tiennent les cordons ou rubans qui s'y attachent.
Les autres suivent clopin clopant, cahin, caha, avec leur habit noir,
leur col de chemise hyperbolique, leur col-cravate semblable à
un carcan, et leur gros cierge en carton.
Les confrères jouissent du droit de ne pas payer de chaises pour
leurs exercices qu'ils font toujours debout ou à genoux.
Pendant le prône ou le sermon, les Marguilliers trônent
au banc-d'œuvre, en face de la chaire. Ils admirent la face du
Prédicateur, dont le vulgaire ne voit que le profil. Souvent,
dans la chaleur de l'improvisation, celui qui prêche leur adresse
une allocution directe.
Ainsi, après avoir tonné contre les impies qui ne respectent
pas la défense écrite en gros caractère, au mur
extérieur de l’Église, un missionnaire s'écria,
en se tournant vers le banc d'œuvre : « Si de pareilles choses
se renouvellent, c'est à vous, Marguilliers, a y mettre la main
! »
Le Marguillier est haut sur jambes comme un héron, sec comme
un parchemin de famille et jaune comme un sou de Louis XVI. Sur son
crâne nu et poli se dressent quelques rares cheveux roux, durs
et raides comme de l’herbe flétrie. Ses petits yeux gris
et ronds s’enfonce profondément dans leur orbite, surmontés
d'un sourcil en broussailles. Sa figure blême s'allonge en lame
de couteau ; et sa mâchoire supérieure avance considérablement
sur l'inférieure.
Il est constamment serré dans un antique habit à queue
de morue, lequel comprime tellement ses poumons, qu'il est obligé
de souffler au lieu de respirer. Il a un tic qui le fait sauter de six
pas en six pas, comme s'il voulait battre un entrechat. Quand il écoute
quelqu'un, il s'occupe à courir après les parcelles de
tabac qui s'égarent sur son jabot toujours empesé comme
un bonnet de Canchoise. Les Marguilliers qui se servent de perruques
ont conservé l'usage de la poudre, et se coiffent à l'oiseau
royal. Tous ces
honnêtes personnages sentent l'aigre-doux et tournent continuellement
dans un cercle d'occupations et d'habitudes dont voici les principales
:
Dans ses promenades, le Marguillier conduit en laisse un chien aussi
charnu qu'il est, lui, décharné. Il suit l'animal qui
le tire, court quand il court, s'arrête quand il s'arrête,
le contemple lorsqu'il satisfait à quelque nécessité,
et tient un fouet pour l'empêcher de se livrer a de folles amours;
Il porte une grosse montre, dite bassinoire, dont les breloques résonnent
sur son ventre comme sur la peau d'un tambour ;
Il se sert de lunettes dont chaque verre égale en circonférence
un écu de six francs ;
Quand il tousse, il met sa main devant sa bouche, et il crache dans
son mouchoir ;
Il n'entreprend aucune affaire le vendredi, et ne change pas de chemise
ce jour-là ;
Lorsqu'il tonne, il fait le signe de la croix.
S'il a quelque bosse au front, il y applique une compresse d'eau bénite
;
Il frémit si l'on répand du sel sur sa table, ou s'il
voit des couteaux en croix.
Le Marguillier hausse les épaules, lorsqu'il entend dire que
de jeunes médecins entreprennent un voyage vers une contrée
en proie à la peste, pour braver le fléau, et s'exposer
à mourir peut-être sans confession ; tandis qu'il serait
si simple et si efficace de prendre la châsse de St-Roch, celui
qui rendit l'âme en vrai chrétien, dans les bras de son
compagnon, et de la promener lentement par la ville, avec une escorte
de Marguilliers en grande tenue !
Après de longs et paisibles jours, le Marguillier s'éteint
comme une chandelle des huit. A sa mort le soleil ne se voile pas, les
ténèbres ne couvrent pas la terre, les fleuves ne débordent
pas, les montagnes ne s'agitent pas sur leur base, les loups ne hurlent
pas dans l'ombre, les statues ne versent pas des larmes de sang, aucune
voix ne s'entend dans l'air, aucune comète ne flamboie dans le
ciel. Seulement, au cimetière du Père-Lachaise, s'élève
une pierre surmonté d'une urne brisée, ou d'un amour qui
éteint un flambeau, et sur laquelle on lit cette inscription
: Aux mânes de Jean Porrichon, pharmacien, Marguillier de sa paroisse,
mort à l'âge de soixante-seize ans, regretté de
tous ceux qui ont eu l'avantage de le connaître. Ce monument a
été élevé par son épouse qui ne cessera
de le pleurer et de vendre d'excellente manne en larmes !!!
Physiologie des rats d'église par Jules Ladimir,
illustrations Alexandre Josquin & Théodore Maurisset Paris 1841