le choléra de 1832
texte d'Eugène Sue dans le Juif errant
Le Juif errant est un roman français
d’Eugène Sue publié en feuilleton dans Le Constitutionnel
du 25 juin 1844 au 26 août 1845 puis en volume de 1844 à 1845
chez Paulin à Paris.
Ce livre est l'un des plus grands succès de librairie du XIXe siècle,
le second de Sue après Les Mystères de Paris. Le titre du Juif
errant est cependant trompeur puisqu’il ne constitue pas le sujet du
roman. Celui-ci n’est, à proprement parler, que la puissance
tutélaire qui, aidé de son homologue féminin, Hérodiade,
s’efforcent d’être les anges gardiens des héritiers,
qui sont en outre leurs derniers descendants, d’un protestant que la
Compagnie de Jésus avait acculé au suicide. Relatant les intrigues
menées par les Jésuites pour s’emparer de ce fabuleux
héritage, le roman, qui se termine sur la fin des souffrances du Juif
errant et d’Hérodiade, est, entre autres, un réquisitoire
contre le fanatisme et l’intolérance religieuse. Publié
à l’époque du débat autour de l’enseignement
secondaire, il suscita une véritable « jésuitophobie ».
Avec ce roman de 800 pages, le nombre des abonnés du Constitutionnel
passa de 3.600 à 23.600. Wikipédia
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Un voile de deuil s'est étendu sur Paris, naguère si joyeux. Jamais, pourtant le ciel n'a été d'un azur plus pur, plus constant; jamais le soleil n'a rayonné plus radieux.
Cette inexorable sérénité de la nature, durant les ravages du fléau mortel, offrait un étrange et mystérieux contraste. L'insolente lumière d'un soleil éblouissant rendait plus visible encore l'altération des traits causée par les mille augoisses de la peur. Car chacun tremblait, celui-ci pour soi, ceux-là pour les êtres aimés; les physionomies trahissaient quelque chose d'inquiet, d'étonné, de fébrile. Les pas étaient précipités, comme si, en marchant plus vite, on avait chance d'échapper au péril ; et puis aussi on se hâtait de rentrer chez soi. On laissait la vie, la santé, le bonheur dans sa maison; deux heures après, on y retrouvait souvent l'agonie, la mort, le désespoir. A chaque instant des choses nouvelles et sinistres frappaient votre vue : tantôt passaient par les rues des charrettes remplies de cercueils symétriquement empilés. Elles s'arrêtaient devant chaque demeure : des hommes vêtus de gris et de noir attendaient sous la porte ; ils tendaient les bras et à ceux-ci l'on jetait un cercueil, à ceux-là deux, souvent trois ou quatre, dans la même maison ; si bien que parfois la provision étant vite épuisée, bien des morts de la rue n'étaient pas servis, et la charrette, arrivée pleine, s'en allait vide.
Dans presque toutes les maisons, de bas en haut; de haut en bas, c'était un bruit de marteaux assourdissant : on clouait des bières; on en clouait tant et tant que, par intervalles, les cloueurs s'arrêtaient fatigués. Alors éclataient toutes sortes de cris de douleur, de gémissements plaintifs, d'imprécations désespérées. C'étaient ceux à qui les hommes gris et noirs avaient pris quelqu'un pour remplir les bières.
On remplissait donc incessamment des bières, et on les clouait jour et nuit, plutôt le jour que la nuit; car, dès le crépuscule, à défaut des corbillards insuffisants, arrivait une longue file de voitures mortuaires improvisées : tombereaux, charrettes, tapissières, fiacres, haquets, venaient servir au funèbre transport; à rencontre des autres, qui, dans les rues, entraient pleines et sortaient vides, ces dernières voitures entraient vides et bientôt sortaient pleines.
Pendant ce temps-là les vitres des maisons s'illuminaient, et souvent les lumières brûlaient jusqu'au jour. C'était la saison des bals; ces clartés ressemblaient assez aux rayonnements lumineux des folles nuits de fête, si ce n'est que les cierges remplaçaient les bougies, et la psalmodie des prières des morts le joyeux bourdonnement du bal ; puis, dans les rues, au lieu des bouffonneries transparentes de l'enseigne des costumiers pour les mascarades, se balançaient de loin en loin de grandes lanternes d'un rouge de sang portant ces mois en lettres noires : Secours aux cholériques.
Où il y avait véritablement fête ... pendant la nuit, c'était aux cimetières, ils se débauchaient. Eux toujours si mornes, si muets, à ces heures nocturnes, heures silencieuses où l'on entend le léger frissonnement des cyprès agités par la brise, eux, qui ne s'égayaient un peu qu'aux pâles rayons de la lune, jouant sur le marbre des tombes, eux, si solitaires que nul pas humain n'osait pendant la nuit troubler leur silence funèbre... ils étaient tout à coup devenus animés, bruyants , tapageurs et brillants de lumière.
A la lueur fumeuse des torches qui jetaient de grandes clartés rougeâtres sur les sapins noirs et sur les pierres blanches des sépulcres, bon nombre de fossoyeurs fossoyaient allègrement en fredonnant. Ce dangereux et rude métier se payait alors presque à prix d'or; on avait tant besoin de ces bonnes gens, qu'il fallait, après tout, les ménager ; s'ils buvaient souvent, ils buvaient beaucoup ; s'ils chantaient toujours, ils chantaient fort, et ce, pour entretenir leurs forces et leur bonne humeur, puissant auxiliaire d'un tel travail. Si quelques-uns ne finissaient pas d'aventure la fosse commencée, d'obligeants compagnons la finissaient pour eux (c'était le mot), les y plaçaient amicalement.
Aux joyeux refrains des fossoyeurs répondaient d'autres flonflons lointains; des cabarets s'étaient improvisés aux environs des cimetières, et les cochers des morts, une fois leurs pratiques descendues à leur adresse, comme ils disaient ingénieusement, les cochers des morts, riches d'un salaire extraordinaire, banquetaient, rigolaient en seigneurs; souvent l'aurore les surprit le verre à la main et la gaudriole aux lèvres... Observation bizarre: chez ces gens de funérailles, vivant dans les entrailles du fléau, la mortalité fut presque nulle.
Dans les quartiers sombres, infects, où, au milieu d'une atmosphère morbide, vivaient entassés une foule de prolétaires déjà épuisés par les plus dures privations, et, ainsi que l'on disait énergiquement alors, tout mâchés pour le choléra, il ne s'agissait plus d'individus, mais de familles entières enlevées en quelques heures ; pourtant, parfois, ô clémence providentielle! un ou deux petits enfants restaient seuls dans la chambre froide et délabrée, après que père et mère, frère et soeur étaient partis en cercueil.
Souvent aussi on fut obligé de fermer, faute de locataires, plusieurs de ces maisons, pauvres ruches de laborieux travailleurs, complètement déshabilées en un jour par le fléau, depuis la cave, où, selon l'habitude, couchaient sur la paille de petits ramoneurs, jusqu'aux mansardes, où, hâves et demi-nus, se roidissaient sur le carreau glacé quelques malheureux sans travail et sans pain.
De tous les quartiers de Paris, celui qui, pendant la période croissante du choléra, offrit peut-être le spectacle le plus effrayant, fut le quartier de la Cité; et, dans la Cité, le parvis Notre-Dame était presque chaque jour le théâtre de scènes terribles, la plupart des malades des rues voisines que l'on transportait à l'Hôtel-Dieu affluant sur cette place.
Le choléra n'avait pas une physionomie :... il en avait mille. Ainsi, huit jours après que Rodin avait été subitement atteint, plusieurs événements, où l'horrible le disputait à l'étrange, se passaient sur le parvis Notre-Dame.
Au lieu de la rue d'Arcole, qui conduit aujourd'hui directement sur cette place, on y arrivait alors d'un côté par une ruelle sordide comme toutes les rues de la Cité; une voûte sombre et écrasée la terminait. En entrant dans le parvis ou avait à gauche le portail de l'immense cathédrale, et en face de soi les bâtiments de l'Hôtel Dieu. Un peu plus loin, une échappée de vue permettait d'apercevoir le parapet du quai Notre Dame.
Sur la muraille noirâtre et lézardée de l'arcade on pouvait lire un placard récemment appliqué ; il portait ces mots tracés au moyen d'un poncif et de lettres de cuivre :
"Vengeance !... vengeance !... Les gens du peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont empoisonnés, ce parce qu'on trouve le nombre des malades trop considérable; chaque nuit des bateaux remplis de cadavres descendent la Seine, Vengeance ! et mort aux assassins du peuple ! "
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Le nombre des cholériques arrivant à l'Hôtel-Dieu augmentait de minute en minute : les moyens de transport habituels ayant manqué, à défaut de civières et de brancards, c'était à bras que l'on apportait les malades. Çà et là des épisodes effrayants témoignaient de la rapidité foudroyante du fléau.
Deux hommes portaient un brancard recouvert d'un drap taché de sang; l'un d'eux se sent tout à coup atteint violemment, il s'arrête court; ses bras défaillants abandonnent le brancard, il pâlit, chancelle, tombe à demi renversé sur le malade, et devient aussi livide que lui... l'autre porteur, effrayé, fuit éperdu, laissant son compagnon et le mourant au milieu de la foule. Les uns s'éloignent avec horreur, d'autres éclatent d'un rire sauvage.
- L'attelage s'est effarouché, dit le carrier, il
a laissé la carriole en plan...
- Au secours! criait le moribond d'une voix dolente, par pitié portez-moi
à l'hospice.
- Il n'y a plus de place au parterre, dit une voix railleuse. Et tu n'as pas
assez de jambes pour monter au paradis. ajouta une autre.
Le malade fit un effort pour se soulever ; mais ses forces le trahirent : il retomba épuisé sur le matelas. Tout à coup la multitude reflua violemment, renversa le brancard ; le porteur et le vieillard sont foulés aux pieds, et leurs gémissements sont couvers par ces cris : "Mort aux carabins !"
Et les hurlements recommencèrent avec une nouvelle furie. Cette bande farouche, qui, dans son délire féroce, ne respectait rien, fut cependant obligée, quelques instants après, d'ouvrir ses rangs élevant plusieurs ouvriers qui frayaient vigoureusement le passage à deux de leurs camarades apportant entre leurs bras entrelacés un artisan, jeune encore; sa tête, appesantie et déjà livide, s'appuyait sur l'épaule de l'un de ses compagnons ; un petit enfant suivait en sanglotant, tenant le pan de la blouse d'un des artisans.
Depuis quelques moments on entendait résonner au loin, dans les rues tortueuses de la Cité, le bruit sonore et cadencé, de plusieurs tambours : on battait le rappel, car l'émeute grondait au faubourg Saint Antoine ; les tambours, débouchant par l'arcade, traversaient la place du parvis Notre-Dame; un de ces soldats, vétéran à moustaches grises, ralentit subitement les roulements sonores de sa caisse, et resta un pas en arrière, ses compagnons se retournèrent surpris... il était vert : ses jambes fléchissent, il balbutie quelques mots inintelligibles et tombe foudroyé sur le pavé avant que les tambours du premier rang eussent cessé de battre. La rapidité fulgurante de cette attaque effraya un moment les plus endurcis ; surprise de la brusque interruption du rappel, une partie de la foule courut par curiosité vers les tambours.
A la vue du soldat mourant que deux de ses compagnons soutenaient
entre leurs bras, l'un des deux hommes qui, sous la voûte du parvis,
avaient assisté au commencement de l'émotion populaire, dit
aux autres tambours :
- Votre camarade a peut-être bu en route à quelques fontaines
?
- Oui, monsieur, répondit le soldat, il mourait de soif, il a bu deux
gorgées d'eau sur la place du Châtelet.
- Alors il a été empoisonné, dit l'homme.
- Empoisonné? s'écrièrent plusieurs voix.
- Il n'y aurait rien d'étonnant, reprit l'homme d'un air mystérieux
; on jette du poison dans les fontaines publiques; ce matin on a massacré
un homme rue Beaubourg : on l'avait surpris vidant un paquet d'arsenic dans
le broc d'un marchand de vin .
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CHAPITRE V. La mascarade du choléra
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Enfin le grotesque cortège parut au milieu d'une clameur
immense. La mascarade se composait d'un quadrige escorté d'hommes et
de femmes à cheval; cavaliers et amazones portaient des costumes de
fantaisie à la fois élégants et riches. La plupart de
ces masques appartenaient à la classe moyenne et aisée.
Le bruit avait couru qu'une mascarade s'organisait afin de narguer le choléra,
et de remonter, par cette joyeuse démonstration, le moral de la population
effrayée; aussitôt artistes, jeunes gens du monde, étudiants,
commis, etc., etc., répondirent à cel appel, el, quoique jusqu'alors
inconnus les uns aux autres, ils fraternisèrent immédiatement:
plusieurs, pour compléter la fête, amenèrent leurs maîtresses
; une souscription avait couvert les frais de la fête, et le matin,
après un déjeuner splendide fait à l'autre bout de Paris,
la troupe joyeuse s'était mise bravement en marche pour venir terminer
la journée par un dîner au parvis Notre-Dame. Nous disons bravement,
parce qu'il fallait à ces jeunes femmes une singulière trempe
d'esprit, une rare fermeté de caractère, pour traverser ainsi
cette grande ville plongée dans la consternation et dans l'épouvante,
pour se croiser presque à chaque pas sans pâlir avec des brancards
chargés de mourants et des voitures remplies de cadavres, pour s'attaquer
enfin, par la plaisanterie la plus étrange, au fléau qui décimait
Paris. Du reste, à Paris seulement, et seulement dans une certaine
classe de sa population, une pareille idée pouvait naître et
se réaliser.
Deux hommes, grotesquement déguisés en postillons des pompes funèbres, ornés de faux nez formidables, portant à leur chapeau des pleureuses eu crêpe rose, et à leur boutonnière de gros bouquets de roses et des bouffettes de crêpe, conduisaient le quadrige. Sur la plateforme de ce char étaient groupés des personnages allégoriques représentant : Le Vin, la Folie, l'Amour, le Jeu.
Ces êtres symboliques avaient pour mission providentielle de rendre, à force de lazzi, de sarcasmes et de nazardes, la vie singulièrement dure au bonhomme Choléra, manière de funèbre et burlesque Cassandre qu'ils bafouaient, qu'ils turlupinaient de cent façons, la moralité de la chose était celle-ci : "Pour braver sûrement le choléra, il faut boire, rire, jouer et faire l'amour. "
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Le bonhomme Choléra, cadavéreux Géronte, était à demi enveloppé d'un suaire; son masque de carton verdâtre, aux yeux rouges et creux, semblait incessamment grimacer la mort d'une manière des plus réjouissantes; sous sa perruque à trois marteaux, congrument poudrée et surmontée d'un bonnet de colon pyramidal, son cou et un de ses bras, sortant aussi du linceul, étaient teints d'une belle couleur verdâtre : sa main décharnée, presque toujours agitée d'un frisson fiévreux (non feint, mais naturel), s'appuyait sur une canne à bec de corbin; il portait enfin, comme il convient à tout Géronte, des bas rouges à jarretières bouclées et de hautes mules de castor noir.
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ENTERRÉ, LE CHOLÉRA!
COURTE ET BONNE !
IL FAUT RIRE... RIRE, ET TOUJOURS RIRE !
LES FLAMBARUS FLAMBERONT LE CHOLÉRA !
VIVE L'AMOUR ! VIVE LE VIN !
MAIS VIENS-Y DONC, MAUVAIS FLÉAU ! !
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Ce spectacle extraordinaire et les diverses impressions qu'il causait étaient trop en dehors des faits habituels pour pouvoir être justement appréciés: l'on ne sait en vérité si cetle courageuse bravade mérite la louange ou le blâme. D'ailleurs, l'apparition de ces fléaux qui, de siècle en siècle, déciment les populations, a presque toujours été accompagnée d'une sorte de surexcitation morale, à laquelle n'échappait aucun de ceux que la contagion épargnait; vertige fiévreux et étrange qui tantôt met en jeu les préjugés les plus stupides, les passions les plus féroces, tantôt inspire, au contraire, les dévouements les plus magnifiques, les actions les plus courageuses, exalte enfin chez les uns la peur de la mort jusqu'aux plus folles terreurs, tandis que chez d'autres le dédain de la vie se manifeste par les plus audacieuses bravades.
Rodin atteint du choléra
En disant ces mots, Rodin sourit d'une manière étrange;
ses yeux, ordinairement à demi voilés par ses flasques paupières,
s'ouvrirent tout grands et semblèrent briller plus que de coutume...
Depuis quelques moments et à mesure qu'il parlait, la physionomie et
la voix de Rodin subissaient une altération singulière: son
teint, toujours si cadavéreux, s'était de plus en plus coloré,
mais inégalement et comme par marbrures; puis phénomène
étrange ! ses yeux, en devenant de plus en plus brillants, avaient
paru se creuser davantage. Sa voix vibrait, saccadée, brève,
stridente.
L'altération des traits de Rodin, dont il ne paraissait pas avoir conscience,
était si remarquable, que les autres acteurs de cette scène
le regardaient avec une sorte d'effroi. Rodin était effrayant de férocité
en parlant ainsi; le feu de ses yeux devenait plus éclatant encore
; ses lèvres étaient sèches et arides, une sueur froide
baignait ses tempes, dont on remarquait les battements précipités;
de nouveaux frissons glacés coururent par tout son corps...
Rodin porta brusquement ses deux mains à son front avec un cri de douleur
étouffée.
- Qu'avez-vous? dit le père d'Aigrigny ; depuis quelques instants,
vous pâlissez d'une manière effrayante.
- Je ne sais ce que j'ai, dit Rodin d'une voix altérée; ma douleur
de tête augmente, une sorte de vertige m'a un instant étourdi.
Rodin s'interrompit encore. Son front ruisselait d'une sueur froide, il sentit
ses jambes se dérober sous lui, et il dit, malgré son opiniâtre
énergie : "Je l'avoue... je ne me sens pas bien, cependant, ce
matin, je me portais aussi bien que jamais; je tremble malgré moi,
je suis glacé."
... Rodin s'interrompit encore. Cette fois il poussa un cri aigu, tomba sur
une chaise placée près de lui, se rejeta convulsivement en arriére,
et appuyant, ses deux mains sur sa poitrine, il s'écria :
"Oh que je souffre!"
Alors, chose effroyable ! à l'altération des traits de Rodin
succéda une décomposition cadavéreuse presque aussi rapide
que la pensée; ses yeux, déjà caves, s'injectèrent
de sang et semblèrent se retirer au fond de leur orbite, dont l'ombre
ainsi agrandie forma comme deux trous noirs du creux desquels luisaient deux
prunelles de feu; des tiraillements nerveux saccadés tendirent et collèrent
sur les moindres saillies des os du visage la peau flasque, humide, glacée,
qui devint instantanément verdâtre; de ses lèvres, bridées
par le rictus d'une douleur atroce, s'échappait un souffle haletant,
de temps à autre interrompu par ces mots :
"Oh! je souffre, je brûle."
Puis, cédant à un transport furieux, Rodin, du bout de ses ongles,
labourait sa poitrine nue, car il avait fait sauter les boutons de son gilet
et à demi déchiré sa chemise noire et crasseuse, comme
si la pression de ces vêtements eût augmenté la violence
des douleurs sous lesquelles il se tordait... il éprouvait d'horribles
convulsions; tout à coup, rassemblant ses forces, il se dressa sur
ses pieds, droit et roide comme un cadavre; alors, ses vêtements en
désordre, ses rares cheveux hérissés autour de sa face
verte, attachant ses yeux rouges et flamboyants sur le cardinal, qui, à
ce moment, se penchait vers lui, il le saisit de ses deux mains convulsives...
-Quel symptôme!... s'écria le docteur Baleinier en examinant
avec une terreur croissante la face de Rodin, qui de verte devenait bleuâtre.
— Qu'y a-t-il donc? demandèrent les spectateurs tout d'une voix.
— Ce qu'il y a? reprit le docteur en se rejetant en arrière comme
s'il eût marché sur un serpent; c'est le choléra, et c'est
contagieux.
Rodin survivra à cet épisode cholérique pour être ensuite empoisonné à l'eau bénite !
« Au secours ! criait Rodin
d'une voix strangulée; car Ce poison, est horrible... Mais comment
me l'a-t-on...? Puis, poussant un terrible cri de rage, comme si une idée
subite se fût offerte à sa pensée, il s'écria :
-Ah! Faringhea... ce matin... ce matin... l'eau bénite qu'il m'a donnée...
il connaît des poisons si subtils... Oui, c'est lui... il avait eu une
entrevue avec Malipieri... Oh! démon... c'est bien joué; je
l'avoue... les Borgia chassent de race... Oh! c'est fini... je meurs... Ils
me regretteront, les niais... Oh! enfer!... enfer!... Oui, l'Eglise ne sait
pas ce qu'elle perd... Mais je brûle ! Au secours !»
Pendant que le docteur Baleinier, éperdu, soutenait la tête de
Rodin qui expirait entre ses bras, Faringhea parut à la porte, resta
dans l'ombre, et dit, en jetant un regard farouche sur le cadavre de Rodin."
Textes littéraires et documentaires sur le choléra, page des
choix