le choléra de 1832
à la Chapelle Rablais
... La fuite aussi s’offrait comme une violente ressource, et déjà le bruit public exagérait le nombre des émigrants. Il semblait que la consommation allait tout à coup s’arrêter, les promenades devenir désertes, les hôtels se dépeupler... Mais combien y a-t-il dans Paris d’habitants domiciliés, payant patente ou contribution personnelle, à qui l’intérêt de leur fortune, de leur ambition, les engagements de leur métier, les obligations, je ne dis pas les devoirs, de leur emploi, permettent un départ brusquement résolu, une absence dont on ne peut prévoir la durée ? C’est là le privilège de quelques familles heureusement dotées de loisir et de revenu, pour qui l’Opéra et le bois de Boulogne forment tout l'horizon de la vie...
... Et les jours se passaient bien longs, bien tristes ; les nuits sans amour et sans sommeil. Le matin on déployait en tremblant les journaux; ce n’était plus pourtant la politique qu’on y cherchait, les émeutes, les débats de la tribune, les nouvelles télégraphiques, les résultats si lents de la diplomatie ; une nouvelle insurrection, s’il en restait une à faire quelque part, n’aurait pas même trouvé de sympathie. Ce qu’on voulait, c’était le chiffre des morts, ce chiffre terrible qui augmentait sans cesse. Et pourtant les journaux mentaient; soyons justes, ils ont menti quelquefois à moins bonne intention... Si la mortalité s’accroissait, c’était bon signe, elle ne durerait pas. Si elle diminuait, c’est que le mal touchait à sa fin. Si elle reprenait des forces, c’était un dernier effort qui allait bientôt l’épuiser; vrai langage de nourrice pour endormir l’enfant qui se lamente...
A la fin, moyennant un tribut de vingt mille morts, nous pouvons nous en croire quittes, respirer quelque temps, et nous dire avec un faible espoir de répit : « Voici encore un fléau de passé : à qui le tour maintenant ? » Anaïs Bazin :L'époque sans nom 1833
Continuons la comparaison: " La circulation
était interdite, la troupe gardait tous les ponts et l'entrée
de toutes les rues adjacentes. A partir de dix heures du matin jusqu'à
la fin de l'exécution, La longue perspective des quais déserts
prit au grand soleil l'aspect d'une ville morte, comme si le choléra
eût emporté le dernier habitant. Les soldats qui gardaient
les issues semblaient des fantômes frappés de stupeur. Immobiles
et comme pétrifiés le long des parapets, ils ne rompaient,
ni par un mot ni par un mouvement, la morne physionomie de la solitude.
Il n'y eut d'êtres vivans, en de certains momens du jour, que les
hirondelles qui rasaient l'eau avec une rapidité inquiète,
comme si ce calme inusité les eût effrayées." George
Sand : Histoire de ma vie chapitre 27
Et encore : "Au printemps de 1832, quoique depuis trois mois le choléra
eût glacé les esprits et jeté sur leur agitation je
ne sais quel morne apaisement, Paris était dès longtemps prêt
pour une commotion ... Beaucoup de rues étaient vides comme à
quatre heures du matin. On colportait des détails alarmants, on répandait
des nouvelles fatales..." Victor
Hugo : les Misérables
Confinement pendant le choléra ? Eh bien non, tout faux ! Pour être dans l'air de notre temps, je me suis aussi fabriqué quelques "vérités alternatives" et "fake news" comme on dit maintenant, comme si les mots "mensonges" et "bobards" étaient trop violents !
Une citation tronquée, une autre hors contexte et voici les rues
de 1832 aussi désertes que celles de 2020. Le confinement n'a jamais
été décidé, voici deux cents ans; "Les
Parisiens se conforment à la partie de l'instruction populaire sur
le choléra, qui, entre autres recettes conservatrices, prescrit de
n'avoir pas peur du mal, de mener une vie active, de se distraire, etc.
Les plaisirs de la mi-carême ont été aussi brillans
et aussi fous que ceux du carnaval même. On n'avait pas vu depuis
longtemps, à cette époque de l'année, autant de bals
et de mascarades. Le choléra lui-même a été,
dans une réunion particulière, le sujet d'une caricature ambulante
et dansante. De toutes les prescriptions de l'hygiène et de la médecine,
nous ne voudrions pas répondre que la tempérance ait été
la plus scrupuleusement observée."
Le Contitutionnel, le 31 mars 1832
"Dix-sept insurgés s'étaient
emparés du poste du petit pont de l'Hôtel-Dieu. Une colonne
de garde nationale les surprit dans la nuit. «Quinze de ces malheureux,
dit Louis Blanc, furent mis en pièces et jetés dans la Seine.
Deux furent atteints dans les rues voisines et égorgés.»
Je ne vis pas cette scène atroce, enveloppée dans les ombres
de la nuit, mais j'en entendis les clameurs furieuses et les râles
formidables; puis un silence de mort s'étendit sur la cité
endormie de fatigue après les émotions de la crainte. Des
bruits plus éloignés et plus vagues attestaient pourtant une
résistance sur un point inconnu. Le matin, on put circuler et aller
chercher des alimens pour la journée, qui menaçait les habitans
d'un blocus à domicile. A voir l'appareil des forces développées
par le gouvernement, on ne se doutait guère qu'il s'agissait de réduire
une poignée d'hommes décidés à mourir. La journée
du 6 juin fut d'une solennité effrayante, vue du lieu élevé
où j'étais. La circulation était interdite, la troupe
gardait tous les ponts et l'entrée de toutes les rues adjacentes..."
George Sand Histoire de ma vie chapitre 27
"... La longue perspective des quais déserts prit au grand soleil l'aspect d'une ville morte..." En vérité, les rues de Paris ne furent désertées que deux jours, les 5 et 6 juin 1832 quand une émeute eut lieu lors des funérailles du général Lamarque, tentative de renversement du gouvernement de Louis Philippe.
Mise à jour 27 mai 2020
Passez la souris
sur les illustrations
pour leur légende.
Alors qu'approchait une autre épidémie, en 1884, Aristide Bruant composa une chanson fort tonique qu'on peut écouter ici ...
"Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J’ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : «À ta santé, Morbus !» Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra, qu’ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus." Châteaubriand : Mémoires d'Outre Tombe
Le texte de Heine, présent à Paris pendant l'épidémie,
n'est pas un gros mensonge, plutôt une version théâtralisée
des faits. Le jeudi 29 mars, jour de la mi-carême 1832, des décès
avaient déjà été rapportés, comme le
montre le Constitutionnel du même jour, rédigé la veille,
faisant mention de cas déclarés depuis deux jours, donc le
26 mars:
" Le choléra s'est manifesté à
Paris. Le quartier de la Cité avec ses rues étroites, obscures,
fangeuses, et sa population indigente devait être naturellement le
premier exposé aux atteintes du mal. Aussi, est-ce en très-grande
partie des rues qui avoisinent l'Hôtel-Dieu que sont sortis les cholériques
portés dans cet hôpital depuis deux jours. Nul autre hôpital
n'en a reçu jusqu'à ce moment."
le Constitutionnel du 29 mars 1832
"Nous pensions que ces grandes
pestes dont parlent les historiens n'appartenaient qu'au Moyen Age. Elles
ne pourraient plus pénétrer dans une société
aussi avancée: notre climat, la salubrité de notre pays, nos
règlements de police, les progrès de la science, nous en préserveraient.
Comment supposer qu'une ville magnifique telle que Paris serait, comme les
cités misérables de l'Orient, la proie d'une contagion indochinoise
?"
Charles de Rémusat mémoires de ma
vie, tome II de 1820 à 1832
Ces textes ont presque deux cents ans et ne témoignent pas de l'épidémie de coronavirus de 2020, mais du choléra de 1832...
... La nuit de mi-carême, un masque à tête folle
Grimaçait, faisait rage et s'égaudissait fort.
On riait. Tout à coup il fit la cabriole
Et se tint coi. Ce fut très drôle. Il était mort.
Gustave Levavasseur 1886
Une autre émeute avait eu lieu, en avril : "Sous
le coup de cette effroyable maladie, l’administration prit les mesures
d’urgence. On s’occupa de l’assainissement de la ville.
On songea enfin à faire entrer un peu d’air et de lumière
dans ces quartiers fangeux où l’on avait sans remords laissé
vivre et mourir le pauvre, quand tous n’étaient pas encore menacés.
Le nombre des bornes-fontaines fut augmenté ; les ruelles les plus
étroites, les plus infectées, furent pavées et fermées
; des travaux rapides nettoyèrent les immondices de l’île
Louviers... Un nouveau système avait été adopté
pour l’enlèvement des boues, et l’entrepreneur avait reçu
l’autorisation d’enlever les immondices dans la soirée,
c’est-à-dire avant que les chiffonniers eussent eu le temps d’y
ramasser ces objets où l’indigence sait trouver encore quelques
vestiges d’utilité."
Louis Blanc : Histoire de dix ans
"Ce fut alors qu'on se heurta d'abord contre les intérêts de quelques milliers d'hommes qui regardent comme leur propriété la saleté publique. Ce sont les chiffonniers, qui cherchent toute la journée leur vie dans les ordures qu'on jette en tas au coin des bornes des maisons. Munis de grands paniers pointus sur le dos, un bâton crochu à la main, ces hommes à figures pâles et malpropres errent dans les rues et savent découvrir dans ces ordures et revendre beaucoup de choses qu'on peut encore utiliser."Heinrich Heine De la France 1833
Comme pour l'épidémie actuelle, on a fui la Capitale: "On dit qu'on a délivré dans ces circonstances plus de cent mille passe-ports. Quoique le choléra attaque avec une préférence visible la classe la plus pauvre, les riches n'ont pas laissé de prendre la fuite. Il ne faut pas en vouloir à certains parvenus s'ils se sont sauvés. Le choléra, pensaient-ils, qui vient du fond de l'Asie, ne sait pas que nous avons gagné dans les derniers temps beaucoup d'argent à la bourse il pourrait bien nous prendre encore pour de pauvres hères et nous faire manger de l'herbe par la racine." Heinrich Heine : De la France 1833
Cent mille passeports ! Heine a tendance à
exagérer; le "Rapport sur la marche et les effets du choléra-morbus"
de 1834 précise : "Le nombre des
chevaux de poste pris dans les journées des 5, 6 et 7 avril fut de
618, et celui des passeports augmenta de 500 par jour. Dans les hôtels
et les maisons garnies les sorties s'élevèrent pendant tout
le mois d'avril de 900 à 1000 et les entrées n'allèrent
pas à 500." "Mais c'est
compter sans les riches qui se sauvent dans leurs berlines, ni ceux qui,
lorsque les diligences sont pleines, louent des fiacres ou des charrettes."
Ange-Pierre Leca : Et le choléra s'abattit sur Paris 1982
Si les plus aisés eurent le choix de rejoindre leurs résidences
campagnardes, d'autres, moins favorisés furent aussi obligés
de quitter Paris, comme les maçons de la Creuse, présents
en grand nombre dans la capitale, mais aussi dans les plus petits villages
comme la Chapelle Rablais:
"Dès avril et mai 1832 la peur du choléra qui sévit
avec violence Paris entraîne du chômage, l'emporte sur l'appât
et la nécessité du gain si bien que les maçons creusois
sont plus nombreux que de coutume emprunter le chemin du retour. Ce faisant,
ils participent la contamination de la Seine-et-Oise, du Loiret, du Loir-et-Cher,
et même à bout de souffle de l'Indre. En effet, dès
les portes de Paris on les voit s'effondrer le long des routes, résister
parfois Orléans s'ils ont emprunté la voiture publique, puis
en être descendus malades, dans un relais de poste. Quelques-uns encore
ne tomberont qu'au-delà au sud de Blois aux environs de Châteauroux.
Aucun n'importera finalement le choléra dans la Creuse."
Jean Yvez Raulot : La marche du choléra
en France
Voir le dossier sur les maçons de la Creuse à la Chapelle Rablais
Ne manquerait-il pas quelques unes de ces rumeurs aujourd'hui propagées
par Internet, quelques bons gros tweets complotistes? A l'époque,
point de pouce vengeur sur les touches d'un téléphone : le
bouche à oreille et les "placards"
diffusaient les rumeurs: "Sur la muraille noirâtre
et lézardée de l'arcade on pouvait lire un placard récemment
appliqué; il portait ces mots tracés au moyen d'un poncif
et de lettres de cuivre: "Vengeance !... vengeance !... Les gens du
peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont empoisonnés,
ce parce qu'on trouve le nombre des malades trop considérable; chaque
nuit des bateaux remplis de cadavres descendent la Seine, Vengeance ! et
mort aux assassins du peuple ! " Eugène
Sue
Les médecins, très divisés sur les soins à apporter,
étaient loin de bénéficier de la reconnaissance qu'on
leur manifeste : "... une méprisable
coterie ( la même sans doute qui a lâchement accusé le
jeune médecin de Bellou d'empoisonner tous les cholériques
de Boutigny ), qui a répandu et cherche à accréditer
le bruit aussi absurde qu'atroce que pas un de ceux qui avaient eu le malheur
de tomber entre mes mains n'avait réchappé!"
Docteur Adrien, Relation historique et médicale de l'épidémie
de Crécy et des villages circonvoisins
"... le porteur et le vieillard sont foulés aux pieds, et leurs
gémissements sont couvers par ces cris : "Mort aux carabins
!" Eugène Sue
"... le courage ne manqua pas aux médecins,
dont la conduite fut en général digne d’éloge
et quelquefois d’admiration. Exposés aux coups d’une
colère aveugle, ils la bravèrent avec le même sang-froid
qu’ils mettaient à affronter la maladie, et l’on en vit
qui, pour éviter le risque d’être arrêtés
et retardés dans leurs visites aux malades, traversèrent la
ville en veste et en casquette, comme de simples ouvriers."
Louis Blanc
Le préfet de Police Gisquet versa de l'huile sur le feu, semblant
accréditer la thèse de l'empoisonnement dans une circulaire:
"Je suis informé que, pour accréditer
d’atroces suppositions, des misérables ont conçu le
projet de parcourir les cabarets et les étaux de bouchers, avec des
fioles et paquets de poison, soit pour en jeter dans les fontaines ou les
brocs, et sur la viande, soit même pour en faire le simulacre et se
faire arrêter en flagrant délit par des complices qui, après
les avoir signalés comme attachés à la police, favoriseraient
leur évasion, et mettraient tout en œuvre pour démontrer
la réalité de l’odieuse accusation portée contre
l’autorité."
cité par Louis Blanc, Histoire de
dix ans & presse de l'époque
Il fallut quinze ans au choléra pour venir
d'Asie, presque le même nombre de semaines pour le virus actuel, avec
l'accélération des échanges internationaux :
"Le choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s’est propagé
dans un espace de deux mille deux cents lieues, du nord au sud, et de trois
mille cinq cents de l’orient à l’occident; il a désolé
quatorze cents villes, moissonné quarante millions d’individus.
On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années
à venir de l’Inde à Paris: c’est aller aussi vite
que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même
nombre d’années à passer de Cadix à Moscou, et
il n’a fait périr que deux ou trois millions d’hommes."
Chateaubriand :Mémoires d'Outre-Tombe
-Votre camarade a peut-être bu en route à quelques
fontaines ?
- Oui, monsieur, répondit le soldat, il mourait de soif, il a bu
deux gorgées d'eau sur la place du Châtelet.
- Alors il a été empoisonné, dit l'homme.
-Empoisonné? s'écrièrent plusieurs voix.
-Il n'y aurait rien d'étonnant, reprit l'homme d'un air mystérieux;
on jette du poison dans les fontaines publiques; ce matin on a massacré
un homme rue Beaubourg : on l'avait surpris vidant un paquet d'arsenic dans
le broc d'un marchand de vin.
Eugène Sue : le Juif errant
"Le détroit seul nous séparait de lui. Qu'était-ce donc que la distance de Douvres à Calais pour un géant qui venait de faire trois mille lieues ? Aussi traversa-t-il le détroit d'une seule enjambée."Alexandre Dumas : Mémoires
"Riche de sa position géographique la plus avantageuse, lisons-nous en un rapport officiel, d'un ciel doux, d'un climat tempéré, d'un sol fécond, d'une heureuse distribution de la propriété territoriale, d'une industrie universelle, d'une instruction assez générale et par cela même d'une hygiène publique et privée qui laisse peu à désirer, les Français ont l'espoir d'être préservés du fléau" Dans Louis Chevalier : Choléra, la première épidémie du XIXe siècle
"Le peu de danger que l'on court d'être atteint du choléra doit rassurer les esprits" déclarait le très officiel "Journal des Débats", cinq jours après le déclenchement de l'épidémie...