le choléra de 1832
témoignage d'Anaïs Bazin
C’était par une de ces belles mais perfides journées du printemps, où les rayons précoces d’un ardent soleil font bouillonner trop tôt notre sang, et nous livrent, tout palpitants de cette chaleur nouvelle, au refroidissement du soir ; temps fécond en rhumes, catarrhes, esquinancies et transpirations rentrées. De plus, c’était quelque chose comme une fête ; car nous avons encore conservé du carême, le jour qui en suspend les austérités. Toute la population se répandait avec empressement sur les boulevards, avide de voir, ou plutôt d’avoir vu un de ces travestissements séculaires dont les enfants saluent l’apparition par le vieux cri du carnaval. Il y avait partout de la gaîté, de l’encombrement, de la poussière, et nulle part de la garde municipale, parce que la police ne reconnaît pas la mi-carême, et que, pour cette fois-là, chacun peut se divertir à ses risques et périls. Au milieu de cette foule joyeuse, allaient et revenaient sans cesse trente ou quarante masques heureux d’être regardés, de se voir montrer au doigt, et semant sur leur passage des propos orduriers qu’on leur avait vendus tout faits. Le ciel était beau, mais il soufflait un âpre vent du nord, un vent à flétrir tout à coup sur leurs branches les fleurs naissantes de l’amandier. C’est alors, c’est au milieu d’une multitude épanouie, c’est parmi les rires, les gais discours et les folies bruyantes, qu’une affreuse nouvelle circule parmi les groupes ! Heureusement elle venait du Moniteur ; elle arrivait avec un caractère officiel, et l’on avait devant soi quelque temps pour en douter1.
Comment pouvait-il se faire, en effet, que le choléra-morbus, car c’était lui dont on avait proclamé l’arrivée, le choléra dont les derniers actes étaient datés de Londres, du lieu où se tient la conférence, fût venu tout d’un coup s’asseoir à Paris, sans se faire reconnaître à la douane de Calais, sans être annoncé par le télégraphe ! Ce n’est pas, on le sait, avec cette soudaineté que nous parviennent du même pays les actes qui terminent un embarras. Le choléra devait avertir le public de sa marche ; il était obligé de fournir régulièrement ses étapes, il n’avait pas le droit d’être à Paris. Ainsi parlaient avec une feinte assurance les gens positifs ; et cependant, comme le gouvernement affirmait qu’il avait pris toutes ses mesures contre le fléau, les gens positifs mouraient de peur. Mais ce fut bien pis le lendemain, lorsque les médecins, titulaires de la confiance administrative, publièrent leur charte de santé ! Rien au monde n’entretient la crainte comme une nomenclature de préservatifs et de précautions. Chaque minutie du régime préventif ramène incessamment la pensée sur le danger qu’on veut éviter. Le moyen, je vous prie, de ne pas se troubler, lorsqu’on vous recommande surtout d’être calme ? le moyen de ne pas trembler, quand on vous assure que la frayeur tue ? c’est l’action qui distrait ; mais toute l’action de ce moment se reportait sur l’horrible fléau. Chez soi, l’on avait à remplir toutes les prescriptions médicales. Il fallait empuantir sa maison pour la désinfecter, démeubler sa chambre pour l’assainir. On sentait partout le choléra dans l’odeur sépulcrale du chlore. On le retrouvait dans la ceinture de flanelle, dans les chaussettes de laine ; on s’habillait du choléra. Dehors, vous le rencontriez embusqué au vitrage de chaque boutique, vous menaçant de son gigantesque nom, si vous n’entriez pas bien vite acheter des flacons, des sachets, des gants, des pommades, des bonbons, des gâteaux, du vin de Rancio, du tabac, que sais-je? tout ce dont les magasins voulaient se dégarnir. Puis vous aviez encore la littérature cholérique (je ne parle pas ici de nos romans) étalant ses annonces, offrant de vous raconter pour votre plaisir les voyages de l’épidémie, ses haltes meurtrières, ses différents caractères, et la manière dont on en meurt. De quelque côté qu’il vous plût d’aller, le choléra vous poursuivait ; il était dans la conversation commencée du salon où l’on vous annonçait ; il était dans la rencontre de deux amis qui se serraient la main. On ne pouvait pas même l’éviter dans ces entretiens plus doux, plus solitaires, plus mystérieux, où les affaires, les préoccupations, les ennuis et les inquiétudes de ce monde tiennent ordinairement si peu de place. Il planait sur les tendres épanchements, prêt à faire descendre comme une barrière d’airain, entre deux cœurs émus, l’ordonnance qui défend les plaisirs trop vifs ; on aurait voulu alors être marié. Les femmes surtout avaient pris l’épouvante ; mauvais signe pour le courage des hommes. Car où serait la force de supporter les maux physiques, si elle ne nous venait pas des femmes, de leur exemple, de leurs soins, de leur dévouement ? Aussi était-ce pitié de voir ces lèvres, d’où coulent avec tant de charme les paroles de consolation et d’espérance, glacées par la crainte et fanées par le camphre, ces figures pâles et convulsives, ces yeux éteints et hagards, ces fronts, hier unis et lissés comme le blanc ivoire, qui se ridaient à pomper le poison volatil d’un sel ou d’une essence ; de ne plus respirer, auprès d’une femme jolie, au lieu de son haleine embaumée et de sa chevelure odorante, qu’une maussade exhalaison de pharmacie. Enfin ce fut une grande affaire que la réforme subite de la cuisine. Il n’était si chétif estomac, habitué au régime débilitant, qui ne voulût se corroborer et s’affermir par des viandes succulentes, pas de toux qui refusât les toniques, pas de poitrine délicate qui craignit les stimulants ; pendant que les mets proscrits, les aliments frappés d’interdiction, restaient honteusement dans la boutique, et servaient tout au plus à maintenir en bonne santé ceux qui ne pouvaient les vendre.
Ainsi s’occupait à des soins puérils le premier effroi causé par l’apparition du choléra. La fuite aussi s’offrait comme une violente ressource, et déjà le bruit public exagérait le nombre des émigrants. Il semblait que la consommation allait tout à coup s’arrêter, les promenades devenir désertes, les hôtels se dépeupler. Tout un quartier se désespérait en entendant circuler ces mots de sinistre augure, ces mots terribles pour les industries qui s’élèvent jusqu’au luxe : « Les Anglais s’en vont. » Cependant les étrangers peuvent partir, du jour au lendemain, au pied levé, comme un député qui n’emporte avec lui que sa malle et son vote. Mais combien y a-t-il dans Paris d’habitants domiciliés, payant patente ou contribution personnelle, à qui l’intérêt de leur fortune, de leur ambition, les engagements de leur métier, les obligations, je ne dis pas les devoirs, de leur emploi, permettent un départ brusquement résolu, une absence dont on ne peut prévoir la durée ? C’est là le privilège de quelques familles heureusement dotées de loisir et de revenu, pour qui l’Opéra et le bois de Boulogne forment tout l’horizon de la vie. Le plus grand nombre travaille, ne fût ce qu’à la Bourse ; le plus grand nombre est enchaîné par des liens qui le forcent à la résidence, ne fût-ce que pour émarger, le dernier jour du mois, une feuille d’appointements. Tant il y a que le sauve qui peut n’entraîna que peu de fuyards. D’ailleurs une autre peur, qui tenait les gens cloués sur place, faisait équilibre avec celle qui les poussait à s’éloigner. On rapportait des exemples de personnes atteintes sur la route, hors de la portée des secours ; et tout le monde ne pouvait pas emmener un médecin dans sa voiture, tenir tout prêt sur les coussins un appareil complet de traitement, et courir la poste en hôpital. La crainte de fuir donna le courage de rester. Puis vinrent les propos moqueurs, le ridicule qu’on redoute chez nous à l’égal de la peste ; et enfin ces paroles imprudentes, ces paroles affreuses, jetées étourdiment pour soutenir de faibles cœurs qui défaillaient, répétées avec une dédaigneuse confiance ; cette sentence si complaisante pour la vanité, qui condamnait à mourir la portion la plus misérable de la population, et exemptait du fatal tribut les classes les mieux partagées.
Et le peuple, direz-vous ? le peuple, que faisait-il dans ces jours d’agitation et d’épouvante ? Oh ! c’est ici qu’il faut s’étonner et se plaindre ; c’est ici que je ne voudrais plus raconter ce que j’ai vu, qu’il me serait plus agréable et plus facile de vous fournir un de ces tableaux fantastiques où le coloris tient lieu d’observation et de vérité. Qu’a-t-on donc fait, grand Dieu ! à ce malheureux peuple, à ces hommes qui vivent de travail et de souffrance, pour troubler à ce point leur instinct si vif et si prompt, pour égarer ainsi leur raison naïve ? Est-ce donc pour l’amener là, ce peuple de France si spirituel, si fécond en piquantes saillies, rencontrant si juste dans ses jugements spontanés, qu’on l’a proclamé souverain ? Ou bien, à force de se voir toujours trompé, toujours déçu, aurait-il pris de lui-même la résolution d’une incrédulité systématique, d’une défiance entêtée, qu’il applique indistinctement à tout ce qui porte un caractère de révélation et d’autorité, de mystère et de puissance ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le peuple ne voulait pas croire à l’épidémie ; cela était plus aisé en effet que de s’en préserver et de s’en guérir. Il protestait par la débauche contre la venue du fléau, il le défiait dans son ivresse ; il poursuivait de ses railleries la foule timide qui assiégeait les boutiques d’apothicaires ; il en voulait surtout aux médecins, ces prêtres de la croyance matérielle, qui à leur tour ne trouvaient plus de foi. La mort seule, avec sa hideuse figure, devait bientôt lui parler ce langage fort et terrible contre lequel on n’a pas encore trouvé de sophismes. Mais ne pouvant la démentir, il voulut l’expliquer, et c’est dans les plus atroces combinaisons de la perversité humaine qu’il en alla chercher le commentaire ; tant on lui a fait faire de progrès dans cette étude ! Il niait le choléra, il accepta le crime comme une cause plus simple et plus naturelle. Il s’imagina qu’un vaste complot d’empoisonnement avait été tramé contre la population indigente, que l’eau des fontaines, le vin des brocs, la viande de l’étal, le pain aussi, ce pain qu’il trempe de sueur et qui l’accompagne dans ses travaux, recevaient chaque jour, d’une main invisible, quelque assaisonnement meurtrier.
Ne mêlons pas d’autres torts à cette démence populaire qui a du moins l’excuse du désespoir et de l’ignorance. Oublions, s’il se peut, que les haines politiques voulurent en faire leur profit, et qu’au moment où la vengeance du peuple se montrait incertaine, des voix se firent entendre pour lui désigner des victimes. Pour lui, le peuple, il s’était mis sur le pas de sa porte ; il rôdait soupçonneux et sombre le long des rues, cherchant partout une figure d’empoisonneur, épiant les regards et les mouvements de ceux qui ne lui paraissaient pas assez sûrs de leur chemin, assez résolus dans leur marche. Malheur alors, malheur à qui conservait l’habitude d’une allure nonchalante, rêveuse, indécise. L’habitant le plus inoffensif de la cité, le flâneur, était devenu suspect. Il y avait danger à prendre du tabac, à manger des pastilles ; à s’arrêter devant les enseignes. Le peuple n’a qu’une façon d’exprimer sa colère, et il a des milliers de bras pour la servir. N’allons pas plus loin, ne le suivons pas dans ses recherches, n’assistons pas à sa justice ; nous trouverions du sang, des cadavres, et d’horribles mutilations.
Cependant l’épidémie poursuivait sans pitié sa récolte de morts, et l’on eût dit vraiment qu’il y avait, dans la puissance inconnue qui dirigeait ses coups, quelque chose d’intelligent et de moqueur, tant elle se montrait prompte à renverser toutes les assertions de la science, à démentir toutes ses prédictions, à nous ôter l’une après l’autre toutes nos espérances ; tant elle semblait trouver un malin plaisir à ne pas se laisser comprendre. Ainsi, à peine l’avait-on reléguée dans les parties étroites et malsaines de la ville, qu’elle s’établissait aux lieux où l’air trouve le plus d’espace, où les habitations s’étendent le plus à l’aise. On lui livrait la misère ; elle s’emparait aussitôt de l’opulence : on lui abandonnait les corps infirmes et décrépis ; elle se jetait sur la jeunesse et la beauté. Au moins, prétendait-on que les enfants n’étaient pas de son domaine, et elle trouvait, dans ces êtres faibles et riants, de la place pour tous ses ravages. Elle confondait les fortunes, elle accouplait les sexes dans la tombe, et levait encore une dîme sur le berceau. Que faire donc avec ce mystérieux, cet insaisissable ennemi qui était partout, et ne se révélait que par des atteintes profondes qu’on ne pouvait éviter ni prévoir ; capricieux dans le choix de sa proie, mais d’un si constant caprice, qu’on l’eût pris pour une volonté ? Des gens simples auraient prié, et peut-être en avait-on bien envie. Car, enfin, la prière occupe ; elle emploie des mots plus honnêtes et plus nobles que ceux de l’hygiène ; lorsqu’elle n’élève pas l’âme, elle distrait du moins l’esprit. Elle établit un commerce de pensées avec un pouvoir supérieur ; elle fait remonter l’espoir jusqu’à cette source impénétrable des biens et des maux, où, malgré nous, la crainte nous emportait. Mais il manquait à ces velléités de foi suppliante l’encouragement d’un exemple public, d’une manifestation solennelle, et nul n’osait s’y hasarder. Voyez en effet la belle figure qu’aurait faite le gouvernement d’un grand peuple, allant avec sa royauté, ses cours de justice, son cortège de magistrats, de dignitaires et de guerriers s’agenouiller pieusement devant les autels, où tous les citoyens font sanctifier leurs mariages, réclament l’eau du baptême pour leurs enfants, et la dernière bénédiction pour leurs pères ; unissant toutes ses voix à celle du prêtre, pour demander à Dieu qu’il éloigne de nos têtes un fléau qui ne vient pas des hommes, et que l’art humain ne peut conjurer ; rappelant ainsi aux malheureux qui souffrent, aux mères qui s’effraient, que, par-delà les ressources de la terre, il leur reste encore un secours ! Vous me direz peut-être que vous ne trouvez là rien de ridicule, rien d’illégal, rien qui soit incompatible avec la liberté, la Charte ou le programme. Ni moi non plus, en vérité ; et jusqu’ici aucun pays n’avait cru compromettre sa civilisation en agissant ainsi. Mais la nôtre est plus délicate et bien autrement susceptible ; elle n’accorde rien aux faiblesses du cœur ; elle a peur du qu’en dira-t-on ; et tout ce qu’elle pouvait nous offrir de plus utile, de plus consolant, de plus salutaire dans nos terreurs, c’était le conseil charitable de nous tenir toujours le ventre et les pieds chauds.
Toutefois la religion s’est montrée ; voyant qu’on n’allait pas à elle, elle est venue vers nous. Pour obtenir un meilleur accueil, elle s’est faite infirmière ; c’est un emploi qu’elle connaissait déjà. On lui avait laissé des ruines ; elle les a offertes ; on se serait offensé d’une cérémonie expiatoire ; l’expiation s’est faite sans bruit, sans scandale, sans reproche. Des malheureux ont gémi, des pauvres ont été soulagés là où s’était assouvie une colère insensée ; le lieu est redevenu saint, et la trace de la violence a disparu. Mais ce n’a pas été sans peine que la religion a pu obtenir sa part de soin et de périls. L’administration est jalouse ; elle craignait qu’on ne lui détournât ses malades, qu’on ne lui débauchât ses mourants. Elle s’inquiétait d’une agonie qui n’aurait point passé par ses mains, ou d’une convalescence soustraite à sa police. Les révolutions nous font une belle science ! Elles nous apprennent à trouver de la perfidie dans la charité, et des complots dans une aumône.
Et les jours se passaient bien longs, bien tristes ; les nuits sans amour et sans sommeil. Le matin on déployait en tremblant les journaux ; ce n’était plus pourtant la politique qu’on y cherchait, les émeutes, les débats de la tribune, les nouvelles télégraphiques, les résultats si lents de la diplomatie ; une nouvelle insurrection, s’il en restait une à faire quelque part, n’aurait pas même trouvé de sympathie. Ce qu’on voulait, c’était le chiffre des morts, ce chiffre terrible qui augmentait sans cesse. Et pourtant les journaux mentaient ; soyons justes, ils ont menti quelquefois à moins bonne intention. Tels qu’ils étaient, le cœur manquait en les lisant. Qu’aurait-ce donc été si des registres mieux tenus, si un renfort d’employés établi à temps, si des communications plus complètes avaient pu fournir à chaque jour sa triste vérité ! Après cela venaient les formules rassurantes, variées avec un remarquable talent. Si la mortalité s’accroissait, c’était bon signe, elle ne durerait pas. Si elle diminuait, c’est que le mal touchait à sa fin. Si elle reprenait des forces, c’était un dernier effort qui allait bientôt l’épuiser ; vrai langage de nourrice pour endormir l’enfant qui se lamente. Et tout le monde se payait de cette monnaie, tout le monde excepté quelques fanfarons de pessimisme, les plus effrayés, je vous jure, que vous ayez pu rencontrer dans ce moment d’effroi, gens qui, lorsqu’ils sont assez heureux pour tenir un malheur, ne le lâchent pas avant d’en avoir tiré toutes ses conséquences possibles, et vous épouvantent tout exprès pour que vous leur rendiez le service de les contredire. C’était pour ceux-là surtout qu’était faite la liste des morts qui avaient un nom, qui obtenaient l’honneur d’une fosse particulière dans le nécrologe quotidien. Car le moment était bon pour ceux qui seraient fâchés de quitter ce monde sans y laisser quelque bruit. On gagnait de la popularité à mourir. Il n’était personne qui ne voulût avoir connu les défunts de quelque importance, et fournir des détails sur leur constitution, sur le cours de leur maladie, sur le traitement qui n’avait pu les sauver. II se trouva même des gens fort bien portants qui eurent le plaisir d’assister à leur célébrité posthume, d’apprendre en se levant combien la société les regrettait, et de recevoir à déjeuner les conviés de leurs obsèques.
Mais c’était dans les rues surtout qu’il y avait besoin de précautions pour ne pas se heurter contre une cause d’émotion trop vive. Ce n’est pas que le nombre des allants et venants y manquât, que la circulation fût de beaucoup diminuée ; les marchands vous diront seulement avec de longues doléances, et en vous montrant d’immenses lacunes dans leurs registres, que tout ce monde y marchait inquiet, affairé, préoccupé, sans curiosité, sans caprice. Ce qu’il y avait à craindre, c’était la rencontre des cercueils, accident journalier et vulgaire pour lequel nous avons ordinairement peu d’attention, à moins qu’il ne s’y joigne le cortège obligé d’un dignitaire, ou l’escorte guerrière d’un soldat citoyen, mais qui nous frappait alors comme une menace. Les mairies surtout étaient un voisinage dangereux ; car c’est là que se trouve le vestiaire de la mort, et vous risquiez à chaque instant d’avoir derrière vous un homme noir qui portait sur son épaule la dernière emplette du riche, la dernière aumône du pauvre, un habillement à votre taille. Puis c’était le corbillard qu’on paye, celui dont l’administration est toujours fournie, conduisant avec quelques restes de solennité la dépouille privilégiée d’un contribuable ; le char gratuit, qu’on reconnaît de loin à l’air ennuyé du cocher qui n’attend pas de pourboire, et où les morts entassés, gerbés l’un sur l’autre comme des futailles, perdus sous leur commune enveloppe de sapin, trompaient quelquefois la douleur fidèle des survivants ; enfin ces voitures d’emprunt, ces larges tapissières voilées d’une sombre toile, ces omnibus funéraires, inconnus jusqu’ici de la population, et qui transportaient, vers le logis d’où l’on ne sort plus, leurs mystérieux déménagements. Parfois aussi, vous pouviez voir arriver un groupe d’hommes aux membres robustes, à la poitrine large, au front sillonné par la fatigue, au costume simple et grossier, qui, las d’attendre le chariot municipal, l’ensevelisseur officiel et le deuil authentique, avaient chargé sur leurs bras le corps d’un ami, couvert pour tout ornement funèbre du drap blanc enlevé à sa couche ; spectacle touchant en vérité, devant lequel il fallait s’arrêter avec respect, et qui pouvait bien être une contravention ; matière de poésie et de procès-verbal.
Malgré toutes ces tristes pensées, ces récits désolants, ces funestes rencontres, rien n’était suspendu dans le mouvement des affaires, et l’on affichait même chaque matin les plaisirs du jour. Les marchands ouvraient leurs boutiques ; les restaurateurs tenaient leurs fourneaux allumés ; les cafés se contentaient d’ajouter le tilleul et la menthe à leurs préparations habituelles ; les fiacres roulaient ; les bourgeois montaient leur garde ; les journaux se remplissaient de discussions et de nouvelles ; la justice poursuivait son cours ; le jury prononçait sur les conspirations et les offenses ; la Bourse avait ses mouvements de hausse et de baisse ; la politique, ses espérances et ses mécomptes. L’émeute aussi s’était montrée un instant dans les premiers jours de l’épidémie, comme pour lui faire accueil. Paris semblait n’avoir perdu qu’une seule de ses habitudes, celle du mariage ; nul n’était assez sûr de sa vie pour la lier à celle d’un autre. Du reste, toutes les industries allaient leur train comme pour ne pas se désaccoutumer de produire ; je crois même, sans pouvoir l’assurer, qu’il sortit un roman de l’atelier.
Mais un courage que l’on doit admirer, ce fut celui des théâtres déjà si languissants, si malheureux, si délaissés, aux jours où l’on avait encore un peu de joie et de loisir. Les théâtres ouvraient leurs portes tous les soirs ; et là, devant un simulacre de public, plus attentif peut-être à sa digestion qu’aux jeux de la scène, il fallait que de pauvres comédiens, inquiets eux-mêmes de leurs entrailles, ou frappés dans leurs affections, vinssent débiter leur rôle, grimacer la gaîté, ou feindre un autre trouble que celui dont ils étaient émus. Tout cela, pour qu’il ne fût pas dit que l’épouvante était dans la cité, pour fournir des distractions à des gens qui n’en cherchaient pas, pour que l’éclairage des spectacles, brillant la nuit dans les rues désertes, vînt détourner les yeux de ces lanternes rouges que le vent balançait à la porte des ambulances. On a donné de l’argent aux directeurs pour les dédommager ; c’est fort bien. Mais il me faut, et je le dis sérieusement, des couronnes civiques pour les acteurs ; dussent-elles être décernées par les hommes qui ont quitté leurs bancs en désordre, à ceux qui sont restés fermés sur leurs planches.
Il en faudra aussi pour les médecins. Car l’épidémie n’est pas assez loin de nous, pour que nous recommencions à nous moquer de leur science. Si l’art a été plus faible que le mal, s’il s’est montré incertain, s’il a tâtonné, s’il en est encore au doute après une longue et cruelle expérience, le zèle a été immense, héroïque, admirable. Dans cette lutte généreuse contre un secret meurtrier de la nature, rappelons-nous qu’à côté des victimes, il s’est trouvé des martyrs. Les médecins d’ailleurs ont agi avec courtoisie ; ils ont attendu que la maladie se fût apaisée pour proposer leur doctrine, pour mettre au jour leurs débats et leurs modes divers de traitement. Ils ne se sont pas disputés sur le lit du moribond. Là, chacun, suivant ses principes, a travaillé de son mieux, et chaque méthode s’enorgueillit de ceux qu’elle a sauvés. Ne portons donc pas un regard indiscret sur leurs différends, de peur qu’à leur tour, il ne leur prenne envie de dire nos alarmes et nos faiblesses, les imaginations qu’il leur a fallu calmer, les terreurs qu’ils ont prises en pitié, et les santés florissantes qu’ils ont été obligés de guérir.
Or, à présent que nous n’avons plus rien à craindre, que l’épidémie va visiter d’autres lieux, que peut-être, après avoir affligé quelques parties de notre France, elle portera ses ravages dans des contrées qui n’ont pas encore reçu nos mœurs, avouons le franchement : nous, à qui il en coûte si peu pour être sublimes, nous n’avons pas su prendre une noble attitude en présence du choléra. Il est vrai qu’il nous a traités avec une préférence de haine toute particulière. Mais enfin, il ne nous a trouvés ni audacieux, ni résignés ; ni insouciants, ni soumis. Il semble que quelque chose nous gênait dans la manifestation de ces pensées communes, qu’un danger commun fait naître chez les hommes. Nous sommes restés indécis entre la bravade et la prière, renfermés en nous-mêmes, chacun pour soi, n’osant pas nous aventurer à des sentiments qu’un autre caprice aurait pu désavouer. C’est qu’aussi jamais grande désolation n’a plus mal choisi son moment pour tomber sur un peuple. L’union de tous les esprits dans une même croyance, dans une même affection, dans une même idée d’avenir, n’aurait pas été de trop pour faire face à celle qui vient de décimer si cruellement une population désunie, pleine de rancunes et de défiances.
A la fin, moyennant un tribut, de vingt mille morts, nous pouvons nous en croire quittes, respirer quelque temps, et nous dire avec un faible espoir de répit : « Voici encore un fléau de passé : à qui le tour maintenant ? »
Textes littéraires et documentaires sur le choléra, page des choix
Extrait de M.A. Bazin L’époque sans nom, Esquisses de Paris, 1830-1833, Paris, Alexandre Mesnier, 1833 Tome 2 chapitre 23
Anaïs de Raucou, dit Anaïs Bazin,
né à Paris en 1797 et mort en 1850, est un historien et homme
de lettres français. Fils adoptif d'un riche avoué nommé
Bazin dont il adopte le nom, il fait de brillantes études à
Paris et entre dans les gardes du corps de Louis XVIII (1814). En 1815, il
abandonne la carrière militaire et devient avocat, profession qu'il
quitte rapidement pour se consacrer aux lettres.
Ses esquisses de Paris, rassemblées sous le titre de L'époque
sans nom, forment un tableau précieux du Paris du début de la
monarchie de juillet (de 1830 à 1833). Celle consacrée à
l'arrivée du choléra-morbus à Paris est l'un des deux
grands témoignages que nous ayons sur cette première apparition
de l'épidémie en France, avec quelques textes de Heinrich Heine.
Toujours dans ce recueil, on trouve la première typologie du flâneur,
texte d'une grande qualité littéraire, dont Walter Benjamin,
étrangement, ne fait jamais mention. Tombé dans l'oubli, Anaïs
Bazin ne fut salué, à sa mort, que dans un texte en demi-teinte
de Sainte-Beuve, repris par la suite dans ses Causeries du jeudi. Wikipédia