le choléra de 1832
texte d'Alexandre Dumas père
Monument parmi les monuments de l’œuvre de Dumas, avec ses centaines de chapitres et ses milliers de pages (dix volumes dans la collection Lévy!) les Mémoires, publiées entre 1852 et 1856, en constituent l’un des sommets. Site Dumas père
Invasion du choléra. – Aspect de Paris. – La médecine et le fléau. – Proclamation du préfet de police. – Les prétendus empoisonneurs. – Réclame d'Harel. – « Le Mari de la veuve ». – Comment cette pièce fut faite. – Mademoiselle Dupont. – Eugène Durieu et Anicet Bourgeois. – Catherine non Howard et le choléra. – Première représentation du « Mari de la veuve ». – Un horoscope qui ne s'est pas vérifié.
Cependant, la France suivait depuis longtemps avec inquiétude
la marche du choléra. Parti de l'Inde, il avait pris la route des grands
courants magnétiques, avait traversé la Perse, gagné
Saint-Pétersbourg, et s'était rabattu sur Londres.
Le détroit seul nous séparait de lui. Qu'était-ce donc
que la distance de Douvres à Calais pour un géant qui venait
de faire trois mille lieues ? Aussi traversa-t-il le détroit d'une
seule enjambée.
Je me rappelle le jour où il frappa son premier coup : le ciel était
d'un bleu de saphir ; le soleil, plein de force. Toute la nature renaissait
avec sa belle robe verte et les couleurs de la jeunesse et de la santé
sur les joues. Les Tuileries étaient émaillées de femmes,
comme l'est une pelouse de fleurs ; les émeutes, éteintes depuis
quelque temps, laissaient un peu de calme à la société,
et permettaient aux spectateurs de se hasarder dans les théâtres.
Tout à coup, cet effroyable cri retentit, poussé par une de
ces voix dont parle la Bible, qui passent dans les airs en jetant à
la terre les malédictions du ciel.
- Le choléra est à Paris !
On ajoutait : - Un homme vient de mourir rue Chauchat ; il a été
littéralement foudroyé !
Il sembla qu'à l'instant même un crêpe s'étendait
entre le ciel bleu, le soleil si pur et Paris.
On fuyait dans les rues, on se pressait de rentrer chez soi, on criait ; :
« Le choléra ! le choléra ! » comme, dix-sept ans
auparavant, on criait : « Les Cosaques ! » Mais, si bien qu'on
fermât portes et fenêtres, le terrible démon de l'Asie
se glissait par les gerçures des contrevents, par les serrures des
portes. Alors, on tenta de lutter contre lui. La science s'avança et
essaya de le prendre corps à corps. Il la toucha du bout du doigt,
et la science fut terrassée. Elle se releva étourdie, mais non
vaincue ; elle commença à étudier la maladie.
On mourait parfois en trois heures ; d'autres fois, il fallait moins de temps
encore. Le malade, ou plutôt le condamné, éprouvait tout
à coup un léger frémissement : puis venait la première
période du froid, puis les crampes, puis les selles effrayantes et
sans fin ; puis la circulation s'arrêtait par l'épaississement
du sang ; les capillaires s'injectaient ; le malade devenait noir et mourait.
Seulement, rien de tout cela n'était positif ; les périodes
se suivaient, se précédaient, se mêlaient ; chaque tempérament
apportait sa variété à la maladie. Au reste, tout cela
n'était que symptômes ; on mourait avec des symptômes,
comme d'une maladie inconnue. Le cadavre était visible ; l'assassin
invisible ! Il frappait ; on voyait le coup ; on cherchait inutilement le
poignard.
On médicamenta au hasard ; comme un homme surpris par un voleur dans
la nuit frappe au hasard au milieu de l'obscurité, espérant
atteindre ce voleur, la science espadonna dans les ténèbres.
En Russie, on traitait le choléra par la glace. Les attaques présentaient
des symptômes typhoïdes. On partit de ce point. Les uns administrèrent
des toniques, c'est-à-dire du punch, du vin chaud, du bordeaux, du
madère. Les autres, n'ayant en vue que les douleurs d'entrailles, traitèrent
ces douleurs par les deux systèmes en présence à cette
époque : ceux-ci par le système physiologique de Broussais,
qui consistait à saigner les malades, et à leur mettre des sangsues
sur l'estomac et sur le ventre – traitement qui avait pour but de combattre
la maladie dans sa nature inflammatoire – ceux- là par les opiacés,
les calmants, les adoucissants, l'opium, la belladone, l'ellébore –
c'était combattre sinon la maladie, du moins la douleur – d'autres,
enfin, essayaient de réchauffer par les bains de vapeur, les frictions,
les fers brûlants.
Quand la période de froid était attaquée à temps,
et qu'avec une réaction énergique on parvenait à la vaincre,
le malade, en général, était sauvé. Toutefois,
on n'en sauvait pas un sur dix ! C'était tout le contraire de la dîme.
Le fléau frappait de préférence sur les classes pauvres,
mais n'épargnait pas les riches. Les hôpitaux s'encombraient
avec une effroyable rapidité. Un homme tombait malade chez lui ; deux
voisins le posaient sur une civière, et le portaient à l'hôpital
le plus rapproché. Souvent, avant d'arriver, le malade était
mort, et l'un des porteurs, sinon tous les deux, prenait sa place sur la civière.
Un cercle de visages épouvantés se formait autour du mort ;
un cri retentissait au milieu de cette foule : un homme, une de ses mains
à sa poitrine, l'autre à ses entrailles, se tordait comme un
épileptique, tombait à terre, se roulait sur le pavé,
devenait bleu, et expirait. La foule se dispersait terrifiée, levant
les bras au ciel, tournant la tête en arrière, fuyant pour fuir,
car le danger était partout ; elle ne comprenait rien aux distinctions
que les médecins établissaient entre ces trois mots : épidémique,
endémique, contagieux.
Les médecins étaient des héros ! Jamais général
sur le champ de bataille le plus sanglant ne courut dangers pareils à
ceux auxquels s'exposait l'homme de science debout au milieu de l'hôpital,
ou allant par la ville de lit en lit. Les soeurs de charité étaient
des saintes, parfois des martyres.
Les bruits les plus étranges couraient, venant on ne savait d'où,
et étaient répétés par le peuple avec des imprécations
et des menaces. On disait que c'était le gouvernement qui, pour se
débarrasser d'un surcroît de population encombrant Paris, faisait
jeter du poison dans les fontaines et dans les brocs des marchands de vin.
Paris semblait atteint de folie ; ceux-là mêmes à qui
leur fonction faisait un devoir de le rassurer l'épouvantaient. Le
2 avril, le préfet de police, M. Gisquet, adressait aux commissaires
de police la circulaire suivante :
« Monsieur le commissaire. L'apparition du choléra-morbus dans
la capitale, source de vives inquiétudes et d'une douleur réelle
pour tous les bons citoyens, a fourni aux éternels ennemis de l'ordre
une nouvelle occasion de répandre parmi la population d'infâmes
calomnies contre le gouvernement : ils ont osé dire que le choléra
n'était autre chose que l'empoisonnement effectué par les agents
de l'autorité pour diminuer la population, et détourner l'attention
générale des questions politiques.
Je suis informé que, pour accréditer ces atroces suppositions,
des misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets
et les étals de boucherie avec des fioles et des paquets de poison,
soit pour en jeter dans les fontaines ou les brocs, ou sur la viande, soit
simplement pour en faire le simulacre, et se faire arrêter en flagrant
délit par des complices qui après les avoir signalés
comme attachés à la police, favoriseraient leur évasion,
et mettraient ensuite tout en oeuvre pour démontrer la réalité
de l'odieuse accusation portée contre l'autorité.
Il me suffira, monsieur, de vous signaler de pareils desseins pour vous faire
sentir la nécessité de redoubler de surveillance sur les établissements
de marchands de liquides et les boutiques des bouchers et vous engager à
prévenir les habitants contre des attentats qu'ils ont personnellement
un puissant intérêt à prévenir.
Si des tentatives aussi audacieuses venaient à se réaliser,
je n'ai pas besoin de vous dire combien il importerait de saisir les coupables,
et de les mettre sous la main de la justice. C'est une tâche dans laquelle
vous serez secondé par tous les amis de l'ordre et tous les honnêtes
gens.
Recevez, etc. Gisquet ».
Une heure après l'apparition d'une pareille circulaire,
on eût dû mettre le préfet de police en accusation.
On n'en fit rien. M. Gisquet répondait à une stupidité
par une calomnie. Ce n'étaient plus les agents du gouvernement qui
empoisonnaient les fontaines et les brocs des marchands de vin, pour décimer
la population, et détourner l'attention des affaires politiques : c'étaient
les républicains qui jetaient des fioles de poison sur les étals
des bouchers, pour dépopulariser le gouvernement de Louis-Philippe
!
On pouvait comprendre la première accusation : elle venait de l'ignorance
; mais la seconde ! la seconde, qui venait de l'autorité, et de quelle
autorité ! de celle qui devait être la mieux instruite sur ces
sortes d'affaires ! Le peuple ne demandait qu'à ne pas croire à
la présence de la peste : cet ennemi invisible qui frappait du sein
des nuées l'irritait par son invisibilité. Il se refusait à
croire que l'on mourût d'un empoisonnement aérien, par un ciel
si pur, avec un soleil si radieux. Une cause matérielle, visible, palpable
faisait bien mieux son affaire ; sur cette cause, au moins, il pouvait se
venger. Des placards contenant à peu près les mêmes accusations
avaient été affichés. Le même jour, des rassemblements
eurent lieu autour des placards ; puis on se porta aux barrières.
De pauvres malheureux furent assommés à coups de bâton,
assassinés à coups de couteau, déchirés par les
ongles des femmes et les dents des chiens. On montrait du doigt un homme,
on le poursuivait ; atteint, l'homme était mort ! Je vis de loin une
de ces terribles exécutions. La foule se ruait vers la barrière
; on comptait les têtes par milliers ; chacun était une vague
de cet océan irrité ; grand nombre de garçons bouchers
avec leurs tabliers tachés de sang étaient mêlés
à l'effroyable marée : chaque tablier, au milieu de tous ces
flots, semblait une vague d'écume. Paris menaçait de devenir
mieux qu'un grand charnier : il menaçait de devenir un immense abattoir.
Le préfet fut forcé de se rétracter et de reconnaître
qu'un assassin, un meurtrier, un empoisonneur qui échappait à
toutes les recherches avait rompu son ban, et se cachait dans Paris. Cet assassin,
ce meurtrier, cet empoisonneur, c'était le choléra !
Oh ! qui a vu Paris à cette époque ne l'oubliera
jamais, avec son ciel implacablement bleu, son soleil railleur, ses promenades
désertes, ses boulevards solitaires, ses rues sillonnées par
des corbillards, et hantées par des fantômes. Les salles de spectacle
semblaient d'immenses tombeaux. Harel fit mettre cette réclame dans
les journaux pendant les représentations de Dix ans de la vie d'une
femme :
« On a remarqué avec étonnement que les salles de spectacle
étaient les seuls endroits publics où, quel que fût le
nombre des spectateurs, aucun cas de choléra ne s'était encore
manifesté. Nous livrons ce fait incontestable à l'investigation
de la science. »
Pauvre Harel ! Il avait encore de l'esprit quand personne non seulement n'en
avait plus, mais ne songeait même plus à en avoir !
A ce moment, les journaux accusaient jusqu'à sept ou huit cents morts
par jour ! Chose étrange ! les autres maladies semblaient avoir disparu
; elles s'arrêtaient stupéfaites ; la mort n'avait plus qu'une
manière de frapper. On quittait un ami le soir ; on lui serrait la
main en lui disant : « Au revoir ! ». Le lendemain, une voix qui
venait on ne savait d'où, de l'abîme, murmurait à votre
oreille :
- Tu sais bien, un tel ?
- Oui... Eh bien ?
- Il est mort !
On avait dit au revoir, c'était adieu qu'à tout hasard il eût
fallu dire.
Bientôt les bières manquèrent ; dans ce terrible steeple-chase
entre la mort et les faiseurs de cercueils ; les faiseurs. de cercueils furent
distancés. On entassa les cadavres dans des tapissières ; on
en roulait dix, quinze, vingt à l'église. Les parents suivaient
le char commun, ou ne le suivaient pas. Chacun savait le numéro de
son mort, et pleurait ce numéro-là. On disait une messe collective
; puis, la messe dite, on prenait le chemin du cimetière, on versait
le contenu de la tapissière dans la fosse commune, et l'on recouvrait
le tout d'un linceul de chaux. Le 18 avril fut le point culminant de la première
période. Le chiffre monta à près de mille ! A cette époque,
je demeurais, comme je l'ai dit, rue Saint-Lazare, dans le square d'Orléans,
et je voyais, de ma fenêtre, passer chaque jour cinquante ou soixante
convois se rendant au cimetière Montmartre.
.../...
- Ah ! monsieur ! monsieur ! monsieur !
- Eh bien, qu'y a-t-il, Catherine ?
- Ah ! monsieur, il y a... Mon Dieu ! mon Dieu !
- Après ?
- Il y a que le choléra... Ah ! monsieur, j'ai des crampes !
- Le choléra est à Paris ?
- Oui, monsieur, il y est, le gredin !
- Diable ! Et c'est sûr, ce que vous me dites là ?
- Un homme vient de mourir, rue Chauchat, monsieur. Il n'y a qu'un quart d'heure
qu'il est mort, et il est déjà noir comme un nègre !
- Comment l'a-t-on traité ?
- Par les frictions, monsieur ; mais rien n'y a fait... Noir, monsieur ! tout
noir !
- On l'aura peut-être frotté avec une brosse à cirage.
- Oh ! monsieur, pouvez-vous plaisanter !... Rue Chauchat, monsieur ! rue
Chauchat !
En effet, la rue Chauchat est voisine de la rue Saint-Lazare. Qui empêchait
le choléra, en sortant de la rue Chauchat, de passer par la rue Saint-Lazare,
et, en passant par la rue Saint-Lazare, de frapper à ma porte ?
- Si le choléra sonne, n'ouvrez pas, Catherine ! repris-je ; je vais
aller voir ce qui se passe.
Textes littéraires et documentaires sur le choléra, page des choix
Première page du dossier sur le choléra