le choléra de 1832
témoignage d'Heinrich Heine

Heinrich Heine : De la France 1833 / 1857


Je donnerai à part l'article que j'annonce. J'ai été fort troublé dans ce travail, surtout par les cris horribles de mon voisin qui est mort du choléra Je dois faire remarquer avant tout que les circonstances d'alors ont fâcheusement influé sur les pages suivantes. Je ne sache pas à la vérité avoir éprouvé moi-même la moindre inquiétude; mais cela dérange beaucoup d'entendre continuellement la mort aiguiser trop distinctement sa faux auprès de vos oreilles. Un malaise plus matériel que moral, contre lequel ou ne pouvait se défendre, m'aurait chassé de Paris comme tous les autres étrangers; mais mon meilleur ami, gravement malade, y serait demeuré seul. Je fais cette remarque pour qu'on ne considère pas comme une bravade mon séjour à Paris. Un fou seul eût pu trouver du plaisir à braver le choléra. Ça été une époque de terreur beaucoup plus horrible que la première, les exécutions ayant lieu si promptement et avec tant de mystère. C'était un bourreau masqué, qui marchait dans Paris, escorté d'une invisible guillotine ambulante. « Nous serons mis tous l'un après l'autre dans le sac! » me disait en soupirant mon domestique tous les matins, alors qu'il m'annonçait le nombre des morts ou le trépas d'une personne de connaissance. Le mot mettre dans le sac n'était nullement une figure de langage les cercueils manquèrent bientôt, et la plus grande partie des morts furent enterrés dans des sacs. Passant la semaine dernière devant un édifice public, et voyant tout ce peuple de bonne humeur dans la vaste salle, les Français gaillards et sautillants, les gentilles petites commères françaises qui plaisantaient et riaient tout en faisant leurs achats, je me souvins qu'au fort du choléra, dans ce même édifice, étaient empilés plusieurs centaines de sacs blancs qui ne contenaient que des cadavres et qu'on n'y entendait que quelques voix rares, mais d'autant plus fatales, celles des garde-cadavres, qui, avec une indifférence inconcevable, comptaient aux hommes de l'entreprise des enterrements le nombre de sacs qu'ils leur remettaient, puis ceux-ci chargeaient ces sacs sur leurs charrettes en répétant les nombres d'une voix sourde, et tout à coup éclataient parfois d'un ton criard pour se plaindre de ce qu'on leur avait livré un sac de moins, ce qui donnait alors lieu à une étrange dispute. Je me rappelle que deux petits enfants, à mine affligée, regardaient en même temps que moi, et que l'un d'eux me demanda si je ne pouvais lui dire dans quel sac était son père. Le récit qui suit a peut-être ce mérite qu'il est comme une sorte de bulletin écrit sur le champ de bataille, pendant la durée même du combat, et qu'il porte ainsi la couleur sincère du moment. Thucydide l'historien, et Boccace, le décaméroniste, nous ont sans doute laissé de meilleures descriptions en ce genre; mais je doute qu'ils eussent eu l'âme assez calme pour les faire si belles et si savantes, si, pendant que le choléra de leur temps sévissait avec le plus de rage, il leur avait fallu le peindre en articles précipités pour la Gazette universelle de Corinthe ou de Pise.)

Je parle du choléra qui règne actuellement ici mais en maître absolu, et qui, sans égard pour le rang ni pour l'opinion, abat par milliers ses victimes.
On s'était préparé avec d'autant moins de soin contre ce fléau, qu'on avait reçu de Londres la nouvelle qu'il n'avait enlevé que peu d'individus proportionnellement. On parut même d'abord avoir pris le parti de s'en moquer, et l'on pensa que le choléra, ainsi que toutes les autres grandes réputations, se réduirait ici à peu de chose. Il ne faut donc pas trop en vouloir a cet honnête choléra, si dans la crainte du ridicule il eut recours à un moyen que Robespierre et Napoléon avaient trouvé efficace, et si, pour se faire respecter, il décima le peuple. Par la grande misère qui règne ici, par l'immense malpropreté qu'on y trouve ailleurs encore que dans les classes les plus pauvres, par l'irritabilité du peuple surtout, par sa légèreté sans bornes, par le manque total de dispositions et de mesures de prévoyance, le choléra devait s'étendre avec plus de promptitude et d'horreur qu'en aucun autre lieu. Son arrivée fut officiellement notifiée le 29 mars, et comme c'était le jour de la mi-carême, qu'il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussèrent avec d'autant plus de jovialité sur les boulevards, où l'on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais; les rires les plus présomptueux couvraient presque la musique éclatante; on s'échauffait beaucoup au chahut, danse peu équivoque; on engloutissait à cette occasion toutes sortes de glaces et de boissons froides quand tout à coup le plus sémillant des arlequins sentit trop de fraîcheur dans ses jambes, ôta son masque et découvrit à l'étonnement de tout ce monde un visage d'un bleu violet. On s'aperçut tout d'abord que ce n'était pas une plaisanterie, et les rires se turent, et l'on conduisit bientôt plusieurs voitures de masques du bal immédiatement à l'Hôtel-Dieu, hôpital central où, en arrivant sous leurs burlesques déguisements, le plus grand nombre moururent. Comme dans le premier moment d'épouvante, on croyait à la contagion et que les anciens hôtes de l'hôpital avaient élevé d'affreux cris d'effroi, on prétend que ces morts furent enterrés si vite qu'on ne prit pas le temps de les dépouiller des livrées bariolées de la folie et qu'ils reposent dans la tombe gaiement comme ils ont vécu.
Rien ne ressemble au trouble et à la confusion avec lesquels tous les établissements de santé furent organisés. Il se forma une commission sanitaire; on institua de toutes parts des bureaux de secours, et l'ordonnance relative à la salubrité publique fut mise promptement en vigueur. Ce fut alors qu'on se heurta d'abord contre les intérêts de quelques milliers d'hommes qui regardent comme leur propriété la saleté publique. Ce sont les chiffonniers, qui cherchent toute la journée leur vie dans les ordures qu'on jette en tas au coin des bornes des maisons. Munis de grands paniers pointus sur le dos, un bâton crochu à la main, ces hommes à figures pâles et malpropres errent dans les rues et savent découvrir dans ces ordures et revendre beaucoup de choses qu'on peut encore utiliser. Mais quand la police, ne voulant plus que la boue s'amassât dans les rues, en eut donné le nettoiement à l'entreprise, et que les ordures chargées dans des charrettes durent être emportées immédiatement hors de la ville et déposées en pleine campagne, où il était libre aux chiffonniers d'y pêcher tout à leur aise, ceux-ci se plaignirent, non pas tout à fait de ce qu'on leur enlevait leur pain, mais de ce qu'on paralysait leur industrie; que cette industrie était un droit sanctionné par la prescription, et comme une propriété qu'on ne pouvait leur ravir arbitrairement, il est curieux que les preuves qu'ils produisaient en cette occasion soient absolument les mêmes dont nos gentillâtres, syndics de corporations, maîtres de guildes, prédicateurs à dîmes, commensaux des facultés et autres semblables docteurs en privilèges, arguent toutes les fois qu'il est question de balayer enfin les vieux abus dont ils tirent profit, et d'enlever ce fumier du moyen âge pour que le moisi séculaire et les miasmes méphitiques n'empoisonnent pas notre vie d'aujourd'hui. Comme leurs protestations ne servirent à rien, les chiffonniers cherchèrent à faire tomber par la violence la réforme du nettoiement ils tentèrent une petite contre-révolution, soutenus par leurs alliées les revendeuses, vieilles femmes qui étalent et brocantent le long des quais les puantes guenilles qu'elles achètent aux chiffonniers. Alors nous vîmes la plus repoussante de toutes les émeutes les nouvelles voitures de nettoiement furent brisées et jetées dans la Seine les chiffonniers se barricadèrent à la Porte Saint-Denis, et les vieilles marchandes de loques combattirent avec leurs grands parapluies sur la place du Châtelet. La générale battit. Casimir Périer fit rappeler à son de tambour ses mirmidons du fond de leurs boutiques; le trône bourgeois trembla; la rente tomba les carlistes jubilèrent. Ceux-ci avaient enfin trouvé leurs alliés naturels, chiffonniers et revendeuses de guenilles, lesquels se prévalent des mêmes principes, se font les champions des vieilles coutumes, des traditions d'ordures, des intérêts de pourritures de toute espèce.

Quand l'émeute des chiffonniers eut été comprimée par la force, et comme le choléra ne sévissait pas encore avec autant de fureur que le désiraient certaines gens qui, à chaque détresse du peuple, à chaque soulèvement populaire, espèrent sinon le triomphe de leur propre cause, du moins la ruine du gouvernement actuel, on entendit tout d'un coup le bruit que cette foule d'hommes qu'on enterrait si vite ne mouraient pas de maladie, mais bien du poison. On avait, disait on, eu l'art de répandre du poison dans tous les comestibles, aux marchés de légumes, chez les boulangers, chez les bouchers, chez les marchands de vins. Plus ces contes étaient étranges, plus ils étaient avidement accueillis par le peuple, et les incrédules eux-mêmes qui secouaient la tête furent obligés de croire, quand parut l'ordonnance du préfet de police. La police qui, dans tous les pays, semble tenir moins à cœur d'empêcher les crimes que d'en être instruite, voulut, ou faire parade de sa science parfaite, ou à l'occasion de ces bruits d'empoisonnements vrais ou faux, mettre le gouvernement à l'abri de tout soupçon; il suffit enfin que, par sa malheureuse proclamation dans laquelle elle disait expressément qu'elle était sur la trace des empoisonneurs, les affreuses rumeurs furent officiellement constatées et que tout Paris tomba dans la plus horrible angoisse de mort.

C'est une chose inouïe, disaient les gens les plus âgés, qui, aux époques les plus furibondes de la révolution, n'avaient pas entendu parler de pareils crimes. Français nous sommes déshonorés, disaient les hommes, et ils se frappaient le front. Les femmes, avec leurs petits enfants qu'elles serraient, pleines d'effroi, contre leur sein, pleuraient amèrement et se lamentaient sur ce que ces pauvres créatures allaient mourir dans leurs bras. Ces malheureuses n'osaient ni manger ni boire et se tordaient les mains de douleur et de rage. On croyait voir venir la fin du monde. C'était surtout au coin des rues où se trouvant les cabarets peints en rouge que se rassemblaient et délibéraient les groupes, et c'était presque toujours là qu'on fouillait les hommes qui avaient l'air suspect, et malheur à eux si l'on trouvait dans leurs poches quelque chose d'équivoque. Le peuple se précipitait sur eux comme un animal sauvage, comme une troupe d'enragés. Beaucoup se sauvèrent par leur présence d'esprit, beaucoup furent arrachés au danger par l'intrépidité de la garde municipale qui patrouillait partout ce jour- là; d'autres reçurent des blessures et des contusions dangereuses : six hommes furent impitoyablement massacrés. Nul aspect n'est plus horrible que cette colère du peuple, quand il a soif de sang et qu'il égorge ses victimes désarmées. Alors roule dans les rues une mer d'hommes aux flots noirs, au milieu desquels écument çà et là les ouvriers en chemise comme les blanches vagues qui s'entre-choquent, et tout cela gronde et hurle sans parole de merci, comme des damnés, comme des démons. J'entendis dans la rue Saint-Denis le fameux cri "A la lanterne!" Et quelques voix, tremblantes de rage, m'apprirent qu'on pendait un empoisonneur. Les uns disaient que c'était un carliste, qu'on avait trouvé dans sa poche un brevet du lis; les autres que c'était un prêtre et qu'un pareil misérable était capable de tout. Dans la rue de Vaugirard, où l'on massacra deux hommes qui étaient porteurs d'une poudre blanche, je vis un de ces infortunés au moment où il râlait encore et où les vieilles femmes tirèrent leurs sabots de leurs pieds pour l'en frapper sur la tête jusqu'à ce qu'il mourût. Il était entièrement nu et couvert de sang et de meurtrissures; on lui déchira non-seulement ses habits, mais les cheveux, les lèvres et le nez; puis vint un homme dégoûtant qui lia une corde autour des pieds du cadavre et le traîna par les rues en criant sans relâche: "Voilà le choléra-morbus !" Une femme, admirablement belle, le sein découvert et les mains ensanglantées, se trouvait là elle donna un dernier coup de pied au cadavre quand il passa devant elle.
En me voyant elle sourit, et me demanda de payer tribut à sa douce industrie, pour qu'elle put acheter une robe de deuil, parce que sa mère venait de mourir il y avait peu d'heures, du poison bien entendu.
Le lendemain, on apprit par les feuilles publiques que les malheureux qu'on avait si cruellement assassinés étaient tout fait innocents; et les poudres suspectes trouvées entre leurs mains, des chlorures, ou du camphre, ou quelque autre sorte de préservatif contre le choléra et que les soi-disant empoisonnés étaient morts fort naturellement de l'épidémie régnante. Le peuple d'ici qui, ainsi que le peuple de tous les pays, prompt à se passionner, est facile à se porter à de sanglants attentats, revient presque aussi promptement à la douceur et déplore avec un touchant chagrin ses méfaits, quand il entend la voix de la raison. C'est avec cette voix que les journaux réussirent dès le lendemain à adoucir et à calmer le peuple, et l'on doit signaler comme un triomphe de la presse qu'il lui a été possible d'arrêter si promptement le mal dont la police avait été cause. Je dois blâmer ici la conduite de quelques gens qui n'appartiennent pas à la classe inférieure et se laissèrent emporter par la colère au point d'accuser publiquement comme empoisonneurs les hommes du parti carliste. La passion ne doit jamais nous entraîner aussi loin et je réfléchirais longtemps avant de porter contre mes plus mortels ennemis une aussi horrible accusation.

Ce que j'ai gagné moi-même en science dans ces jours de meurtre, c'est la conviction que la puissance des Bourbons de la branche aînée ne refleurira plus jamais en France. J'ai entendu dans les différents groupes les paroles les plus remarquables; j'ai profondément pénétré dans le cœur du peuple; il connaît ses gens.
Depuis ces événements, tout est redevenu tranquille. L'ordre règne à Paris, dirait M. Sebastiani. Un calme de mort plane sur toute la ville. Un sérieux de pierre est empreint sur toutes les figures. Pendant plusieurs soirs, on n'a vu, même sur les boulevards, qu'un petit nombre d'hommes; encore passaient-ils rapidement en tenant leur main ou leur mouchoir sur leur bouche. Les théâtres sont comme trépassés. Quand j'entre dans un salon, les gens s'étonnent de me voir encore à Paris, puisque aucune affaire indispensable ne m'y retient. En effet, la plupart des étrangers, mes compatriotes particulièrement, en sont partis depuis longtemps. Des parents obéissants avaient reçu de leurs enfants l'ordre de revenir sans délai sous le toit de la famille. Des fils craignant Dieu ont, sans tarder, exaucé la tendre prière de leurs chers parents, qui désiraient leur retour dans la patrie. «Père et mère honoreras, afin que tu vives longuement!" Chez d'autres s'éveilla subitement un amour infini de la chère patrie, des romantiques campagnes qu'arrose le Rhin vénérable, des montagnes chéries de la riante Souabe pays de l’amour chevaleresque, de la fidélité féminine des poésies sentimentales et d'un air plus sain. On dit qu'on a délivré dans ces circonstances plus de cent mille passe-ports. Quoique le choléra attaque avec une préférence visible la classe la plus pauvre, les riches n'ont pas laissé de prendre la fuite. Il ne faut pas en vouloir à certains parvenus s'ils se sont sauvés. Le choléra, pensaient-ils, qui vient du fond de l'Asie, ne sait pas que nous avons gagné dans les derniers temps beaucoup d'argent à la bourse il pourrait bien nous prendre encore pour de pauvres hères et nous faire manger de l'herbe par la racine. M. Aguado, l'un des banquiers les plus riches et chevalier de la Légion d'honneur, fut le feld-maréchal de cette grande retraite. Il parait que ce chevalier ne cessait de regarder, avec l'égarement de l'inquiétude, par les portières, et qu'il a même pris pour le choléra morbus en chair et en os, son domestique bleu qui se tenait derrière sa voiture.
Le peuple murmura hautement quand il vit que les riches se sauvaient et prenaient, avec un bagage de médecins et de pharmacies, le chemin de contrées plus saines. Le pauvre remarqua avec mécontentement que l'argent était devenu une protection aussi contre la mort. Une grande partie du juste-milieu et la haute finance ont également quitté la place et vivent dans leurs châteaux. Les véritables représentants de la richesse, MM. de Rothschild sont pourtant demeurés à Paris, témoignant ainsi que ce n'est pas simplement en affaires qu'ils sont grands et hardis. Casimir Périer s'est montré, lui aussi, grand et hardi en visitant l'Hôtel-Dieu après l'explosion du choléra. Ses adversaires doivent même être désolés que le choléra l'ait saisi depuis cette visite. Il n'a cependant pas succombé car lui-même constitue un mal beaucoup plus fort. Le jeune prince royal, le duc d'Orléans, qui visita l'hôpital avec Casimir Périer, mérite également une mention très-honorable. Du reste, toute la famille royale s'est montrée d'une manière admirable dans ces temps de désolation. Lors de l'apparition du choléra, la bonne reine assembla ses amis et ses serviteurs et leur distribua des ceintures de flanelle, en grande partie confectionnées de ses propres mains. Les mœurs de l'ancienne chevalerie ne sont pas éteintes; elles n'ont fait que subir une métamorphose bourgeoise. De nobles dames ne revêtent plus leurs champions d'écharpes mais d'écharpes de santé. Nous ne sommes plus d'ailleurs aux vieux temps du casque et du harnois de la chevalerie guerrière, mais bien à une époque paisible et bourgeoise de ceinture et de jupes bien chaudes; nous ne vivons plus dans l'âge de fer, mais dans celui de flanelle. La flanelle est en effet la meilleure cuirasse contre les attaques du choléra, notre plus cruel ennemi. Vénus, dit le Figaro, porterait aujourd'hui une ceinture de flanelle. Pour moi, je suis dans la flanelle jusqu'au cou, et me crois aussi invulnérable. Le roi lui-même porte aujourd'hui une ceinture de la meilleure flanelle citoyenne.
Je ne dois pas taire non plus que le citoyen roi a, dans ce malheur général, donné beaucoup d'argent pour les citoyens pauvres, et s'est comporté avec noblesse et avec une sympathie toute civique. Puisque je suis en train. je veux aussi faire l'éloge de l'archevêque de Paris, qui est allé à son tour à l'Hôtel-Dieu, après la visite du prince royal et de Casimir Périer, pour porter des consolations aux malades. Il avait prophétisé depuis longtemps que Dieu verrait le choléra en guise de punition pour châtier un peuple qui avait chassé le roi très-chrétien et rayé de la charte le privilège de la religion catholique. Maintenant que la colère de Dieu visite les pécheurs, M. de Quélen veut élever sa prière au ciel et implorer ta miséricorde divine, au moins pour les innocents; car il meurt aussi beaucoup de carlistes. En outre M. de Quélen a offert, pour y établir un hôpital, son château de Conflans. Le gouvernement l'a refusé attendu que ce bâtiment est ravagé et inhabitable, et que les réparations coûteraient beaucoup d'argent. D'ailleurs, l'archevêque avait demandé qu'on lui laissât carte blanche dans cet hôpital. Mais on ne pouvait exposer les âmes des pauvres malades, dont les corps souffraient déjà d'un mal affreux, aux expériences douloureuses de sa!ut que l'archevêque et ses aides spirituels avaient dessein de tenter. On a préféré laisser mourir du choléra pur et simple, sans exhortations sur la damnation éternelle et sur l'enfer, sans confession et sans viatique, les pécheurs endurcis dans la révolution. Quoiqu'on prétende que le catholicisme est une religion fort convenable pour des temps aussi malheureux que le temps actuel, les Français ne veulent cependant plus s'en arranger, dans !a crainte d'être obligés de conserver, dans des jours meilleurs, cette religion d'épidémie.
Beaucoup de prêtres déguisés circulent aujourd'hui parmi le peuple et soutiennent qu'un rosaire béni est un préservatif contre le choléra. Les saint-simoniens comptent au nombre des avantages de leur religion qu'aucun saint-simonien ne peut mourir de la maladie régnante, attendu que le progrès est une loi de la nature, que le progrès social est dans le saint-simonisme, et qu'ainsi, tant que le nombre de ses apôtres n'aura pas atteint un chiffre suffisant, aucun d'eux ne mourra. Les bonapartistes assurent qu'aussitôt qu'on ressent les symptômes du choléra, il suffit de lever les yeux vers la colonne de la place Vendôme pour guérir. Ainsi chacun a sa croyance dans ce moment de calamité. Pour moi, je crois à la flanelle. Une diète bien entendue ne peut non plus nuire; mais il ne faut pas manger trop peu, comme le font certaines gens, qui prennent la nuit les douceurs de la faim pour des atteintes du choléra. Il est plaisant de voir aujourd'hui la poltronnerie accompagner à table ces gens qui considèrent avec défiance les mets les plus philanthropes et n'avalent qu'en soupirant les morceaux les plus délicats. On doit, leur ont dit les médecins, n'avoir aucune crainte et éviter l'inquiétude. Et mes gens alors d'avoir peur de s'inquiéter sans y prendre garde, puis de s'inquiéter en outre de ce qu'ils ont peur. Ils sont aujourd'hui l'amour même, font souvent usage des mots mon Dieu, et leur voix n'est plus qu'un souffle doux comme celui d'une jeune accouchée. Et puis ils exhalent les émanations d'une pharmacie ambulante, se tâtent souvent le ventre et demandent toutes les heures, avec des yeux tremblants, quel est le nombre des morts. Comme on n'a jamais su ce nombre d'une manière exacte, ou plutôt, comme on était convaincu de l'inexactitude de celui qu'on publiait, les esprits furent saisis d'une terreur vague, et l'inquiétude n'eut plus de bornes. Dans le fait, les journaux ont annoncé depuis, que, dans un seul jour, le 10 avril, il était mort environ deux mille hommes. Le peuple ne s'est pas laissé prendre au mensonge officiel et s'est toujours plaint de ce qu'il mourait plus d'hommes qu'on en annonçait. Mon barbier me raconta qu'une vieille femme était restée toute la nuit à la fenêtre, dans le faubourg Montmartre, pour compter les cercueils qu'on faisait passer devant sa maison, et qu'elle en avait vu trois cents; puis, quand vint le jour, saisie par le froid et par les douleurs du choléra, elle-même expira. De quelque coté qu'on regardât dans les rues, on ne voyait que convois funèbres, et, ce qui était plus mélancolique encore, des convois que personne ne suivait, Comme les voitures destinées à cet usage ne suffisaient pas, on employa toutes sortes d'autres voitures, qui, tendues de drap noir, avaient l'aspect le plus étrange. Celles-là finirent par manquer aussi, et je vis emporter des cercueils dans des fiacres on les plaçait en travers, de façon que les deux extrémités sortaient par les portières. C'était chose repoussante à voir que ces grandes voitures de meubles qui servent pour les déménagements, parcourant alors les rues comme des omnibus de morts, quêtant de maison en maison les cadavres et les emportant par douzaines au champ de repos. Le voisinage d'un cimetière où convergeaient les convois funèbres, présentait le coup d'œil le plus désolant. Voulant visiter un jour une personne de ma connaissance, j'arrivai au moment même où l'on chargeait son cadavre sur le char funéraire. La triste fantaisie me prit de lui rendre alors la politesse qu'il m'avait faite plus d'une fois; je pris une voiture et l'accompagnai jusqu'au Père-Lachaise. Arrivés dans le voisinage du cimetière, mon cocher arrêta tout d'un coup, et quand, sortant de ma rêverie, je regardai autour de moi, je ne vis plus que ciel et cercueils. Nous étions entrés dans la bagarre de quelques centaines de voitures d'enterrements, qui faisaient ensemble file à la porte étroite du cimetière, et, dans l'impossibilité de me retirer, il me fallut subir quelques heures d'attente au milieu de ce noir entourage. Par ennui, je demandai au cocher le nom d'un mort mon voisin, et par un hasard douloureux. il me nomma une jeune dame dont la voiture, quelques mois auparavant, avait été forcée de faire halte aussi quelque temps auprès de moi, alors que nous nous rendions à un bal chez Lointier. Il y avait seulement cette différence qu'alors elle avançait souvent à la portière sa petite tête ornée de fleurs, sa jolie figure mobile éclairée par ta lune, et manifestait la plus charmante mauvaise humeur du retard qu'on lui faisait éprouver. Maintenant, elle était fort tranquille et probablement bleue. Plus d'une fois pourtant; quand les chevaux de deuil trépignaient et s'agitaient d'une manière inquiète, cela me parut comme si c'était dans les morts eux-mêmes que s'éveillait l'impatience, comme s'ils étaient fatigués d'attendre et pressés d'arriver au tombeau; et comme en ce moment un cocher voulut couper un autre à la porte du cimetière, le désordre se mit dans les files, les gendarmes, le sabre nu, piaffèrent au travers; des cris et des jurements s'élevèrent çà et là, quelques voitures furent culbutées, des cercueils se brisèrent en tombant et des cadavres en sortirent. Alors je crus voir la plus effrayante de toutes les émeutes, une émeute de morts.
Pour épargner la sensibilité, je ne veux point raconter ce que je vis au Père-Lachaise. Il suffit de dire que, tout affermi que je suis, je ne pus me défendre de la plus profonde horreur. On peut auprès des agonisants apprendre à mourir et attendre ensuite la mort avec calme; mais l'inhumation, au milieu des cadavres des cholériques, dans des fosses remplies de chaux, on ne peut en accepter l'idée. Je me sauvai en toute hâte sur la colline la plus élevée du cimetière, d'où l'on voit la ville se déployer si belle sous vos pieds. Le soleil venait de se coucher; ses derniers rayons semblaient envoyer un triste adieu; les vapeurs du crépuscule enveloppaient comme de blancs draps Paris malade; et je pleurai amèrement sur cette malheureuse ville, la ville de l'égalité, de l'enthousiasme et du martyre, la ville rédemptrice qui a déjà tant souffert pour la délivrance temporelle de l'humanité.

 

Textes littéraires et documentaires sur le choléra, page des choix

Première page du dossier sur le choléra

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Heinrich Heine était présent en 1832 à Paris, n'ayant pas voulu fuir "Paris comme tous les autres étrangers; mais mon meilleur ami, gravement malade, y serait demeuré seul. Je fais cette remarque pour qu'on ne considère pas comme une bravade mon séjour à Paris. Un fou seul eût pu trouver du plaisir à braver le choléra." Il en relate les événements, théâtralisant qulequefois les scènes....

Heine est considéré comme le « dernier poète du romantisme » et, tout à la fois, comme celui qui en vint à bout. Il éleva le langage courant au rang de langage poétique, la rubrique culturelle et le récit de voyage au rang de genre artistique et conféra à la littérature allemande une élégante légèreté jusqu'alors inconnue. Peu d'œuvres de poètes de langue allemande ont été aussi souvent traduites et mises en musique que les siennes. Journaliste critique et politiquement engagé, essayiste, satiriste et polémiste, Heine fut aussi admiré que redouté. Ses origines juives ainsi que ses choix politiques lui valurent hostilité et ostracisme. Ce rôle de marginal marqua sa vie, ses écrits et l'histoire mouvementée de la réception de son œuvre. Wikipédia