Trente et une manières
de manger le lapin / 1883

De tous les animaux que nous rencontrons à la chasse, il n'y en a pas un seul qui soit aussi nuisible et peut-être aussi utile que le lapin.
Pour bien se rendre compte du mal dont le lapin est capable, il faut d'abord en connaître les mœurs, et surtout sa fécondité extraordinaire qui en fait le plus envahissant des hôtes de nos bois.
Le lapin est une puissance redoutable ; je l'ai combattu pendant de longues années de ma vie de forestier; je ne suis jamais resté une seule fois complètement maître du terrain. Les habitants des îles Baléares, menacés de la famine par cet infatigable rongeur, ont appelé à leur secours une légion romaine qui a eu le dessous: mais des milliers de chats seulement sont demeurés victorieux.

Lorsqu'on vient à Paris par le chemin de fer du Nord, non loin de la station de Creil, on remarque, en passant, un beau château Louis XV, récemment restauré. Le propriétaire, le baron de S..., grand amateur de chasse, avait accumulé dans son parc une si prodigieuse quantité de lapins que, le soir, les pelouses en étaient littéralement grises. Un beau jour, après une pluie torrentielle, les eaux envahirent tout à coup les cuisines en sous-sol : les marmitons n'eurent que le temps de monter au rez-de-chaussée. Les lapins qui avaient perforé les fondations dans tous les sens, étaient la cause de cette subite inondation. L'édifice menaçant de s'écrouler, on fut obligé de reprendre les fondations en sous-œuvre.

Si vous alliez chasser dans l'Oise, dans Seine-et-Marne et Seine-et-Oise qui sont les trois départements de France où le lapin, de longue date, s'est le plus solidement établi, vous seriez frappé de la quantité incalculable de grillages en fil de fer, de clôtures de toutes sortes qui entourent partout les champs et les bois. Sans ces mesures de précaution, récoltes, plantations, arbres et fleurs, tout disparaîtrait sous la dent du lapin. Mais on tomberait dans une grave erreur en se figurant qu'au moyen de ces palis, de ces fortifications, on est parvenu à conjurer le mal, à se mettre à l'abri de tout danger; malheureusement ce ne sont que des palliatifs insuffisants ordonnés cependant par les plus simples règles de la prudence. Jeannot lapin qui, comme Gusman, ne connaît pas d'obstacles, sans beaucoup d'efforts d'imagination, a su déjouer et rendre à peu près inutiles tous les efforts de ses ennemis. Pour cela, mettant à profit la négligence des gardes, l'inexpérience et le peu de savoir de leurs maîtres, il en a été quitte pour faire appel à la vigueur de ses jarrets pour escalader les grillages, ou pour passer dessous en y pratiquant un trou avec ses griffes ironiques.

Ce qu'il y a de plus piquant dans cette affaire, c'est que le lapin qu'on a voulu astreindre à aller chercher sa vie partout où il n'y avait rien à manger, et dont la destruction, par ce procédé prussien, devait être rendue plus facile, est dans ce moment plantureusement installé dans ces mêmes champs de blé, dans ces mêmes jeunes taillis dont on avait la prétention de lui interdire l'entrée, où il peut, en toute quiétude, vivre dans l'abondance, croître et multiplier bien à son aise.

Je prie ceux qui m'accusent d'exagération de visiter les forêts de Rambouillet, de Senart, de Saint-Germain-en-Laye, aussi bien que tous les bois des environs de Paris, je parie six râbles de lapereaux en papillotes qu'ils reviendront convaincus et affirmeront que ce qu'on vient de lire est de la plus scrupuleuse exactitude.

Et les procès et les brouilles dont il est la cause entre propriétaires et fermiers, agronomes et silviculteurs ! On n'en connaît pas le nombre ; ce ne sont pas des heures, mais des semaines entières qu'il faudrait dépenser pour consulter à fond son casier judiciaire, plus chargé certainement que celui de nos plus célèbres braconniers.

Mais je n'en finirais pas si je me mettais à énumérer tous les méfaits du lapin : je lui ai consacré tout un volume, j'en recommande humblement la lecture aux amateurs de livres utiles.

Un économiste à manchettes de dentelles me disait l'autre jour : « Puisque les lapins font tant de mal, puisqu'il paraît démontré qu'ils peuvent, selon vous, compromettre nos intérêts, pourquoi ne pas les détruire, pourquoi donc en conserver un seul ? Nous avons des louvetiers qui ont mission de détruire les loups, pourquoi n'aurions-nous pas des lapineurs à brevet chargés de faire une guerre d'extermination aux lapins ? »

On devine aisément qu'une pareille idée n'est pas sortie du cerveau d'un disciple de saint Hubert.

Détruire jusqu'au dernier des lapins, grand Dieu ! Et nos chasses aux bassets, au furet, à gueules ouvertes, en battue, à la surprise et à la bourse ! Et les charmes si grands d'une chasse aux lapins qu'on ne tire jamais deux fois de la même manière, avec un bon épagneul, dans de jeunes taillis, où comme entrefilet, il vous part un chevreuil, une bécasse ou un faisan ! Et puis, est-ce que la vie à la campagne serait supportable si nous n'avions plus un seul lapin ? Mais ce serait à y mourir d'ennui !....

En présentant tout d'abord le lapin sous son côté désavantageux, un vieux chasseur comme moi ne saurait être soupçonné d'ailleurs d'avoir voulu uniquement soulever contre lui les haines, la vengeance et l'animadversion publique. Le procédé eût été indigne. La vérité est que j'ai tout simplement parlé de ses défauts pour mettre ses nombreuses qualités plus en lumière. Dans quelle galerie trouverez vous un bon tableau sans ombres ?

Cela dit, nous allons maintenant faire connaître et apprécier les trésors gastronomiques que le lapin offre avec profusion à quiconque sait lui ouvrir une casserole hospitalière, un moule à pâté intelligent.

Je m'adresse tout particulièrement à nos plus gracieuses maîtresses de maison, à celles seulement qui, sans préjugés, ne craignent pas de roussir leurs dentelles en jetant un coup d'œil dans leur cuisine et de se brûler les doigts en soulevant le couvercle du pot au feu. A nos yeux, toute femme qui ne s'acquitte pas de ce devoir, n'est point une femme ; ce n'est qu'une dépense personnifiée, un meuble..... nécessaire, tout au plus bon à recevoir les notes et les mémoires à payer.

Ce trait lancé, et, ne pouvant guère réhabiliter qu'ici le lapin dans les esprits défavorablement prévenus par ma faute, désormais pour réparer le mal que je lui ai fait, on ne trouvera plus dans mes procédés et dans mes paroles que l'onctueux du consommé le plus parfait, que le velours et le savoureux dont Carême et Grimod de la Reynière avaient la recette.

Le lapin a des ennemis déclarés ; on le méprise généralement sur le glacé brillant des nappes damassées. Heureusement qu'il compte de nombreux amis sur les dalles de nos cuisines. Après tout, pourquoi n'aurait-il pas ses détracteurs ! Est-ce que la vaccine, qui a préservé l'humanité du plus horrible fléau, n'a pas eu et n'a pas encore les siens ?

Avec la routine et l'esprit de prévention qui nous caractérisent, c'est assurément une tâche difficile et ardue que de vouloir ramener les estomacs hostiles à des appréciations plus équitables.
Mais, animé du désir d'être utile aux digestions pénibles, au risque d'être taxé de présomption, j'ose prédire qu'après une lecture attentive de cet opuscule, le lapin n'aura plus que des partisans convaincus et qui ne parleront plus de lui que l'eau à la bouche. Différent des missionnaires qui convertissent les anthropophages et les empêchent de dévorer les hommes, vous allez voir que je vais être obligé de modérer l'appétit de mes adeptes qui ne voudront plus manger que du lapin.

Je donnerais une fois de plus, l'œil unique de M. Gambetta, pour savoir de quel côté sera la reconnaissance.

En attendant, on ne saurait le nier, le lapin apporte une large part à l'alimentation publique et, notamment, à celle de la capitale; sa chair est excellente et délicate, et, quoiqu'on pense, il y a peu d'animaux qui en fournissent d'aussi saine, vu qu'elle contient une quantité considérable d'osmazôme * ou principe nutritif de la fibrine, qui constitue, comme on sait, les meilleures propriétés de la chair des animaux. Ne serait-ce qu'à cause de cela, le lapin déjà aurait droit, il semble, à tout notre intérêt. Quant à moi, si j'étais médecin, je n'hésiterais pas un seul instant à ordonner des filets de lapereau à mes malades, pour faire diversion aux fadeurs inévitables des blancs de poulet dont on se fatigue si vite.

* Osmazôme est le nom donné par le chimiste Louis Jacques Thénard à des extraits de viande dans l'alcool. Cette substance, qui est un mélange mal défini, fut popularisée par le gastronome Brillat-Savarin, qui en fit le principe sapide des viandes.

Croira-t-on que j'ai préféré toute ma vie un consommé bien fait avec deux vieux lapins, au bouillon de coq que Brillat-Savarin appelle un magister, et qu'il recommande aux jeunes mariés ? Je ne connais qu'une seule viande dont on ne se lasse jamais, c'est celle du lapin à laquelle on s'habitue très vite et dont bientôt on ne peut plus se passer. Consultez tous les forestiers des anciennes forêts royales: tous, sans exception, seront de mon avis.

Toutefois, je vous préviens que ce phénomène ne se produira pas si vous achetez au hasard vos lapins; car pour éviter la satiété et le dégoût, il faut absolument connaître leur origine, le jour où ils ont été tués, par quel procédé et par quelle température, le sol qui les a nourris, et, par-dessus le marché, posséder à fond l'art de s'en servir. L'art de s'en servir ! tout est là. Avec toutes ces conditions, il faut encore, pour manger de bons lapins mettre de l'ordre dans son garde-manger: les lapins, quand on en a beaucoup, doivent être rangés, étiquetés de manière à s'y reconnaître, autrement on serait exposé à manger rôti le vieux bouquin qui ne convenait qu'au pot-au-feu. Enfin, à ces mesures de précaution, la cuisinière d'un chasseur qui ne saurait pas ajouter l'art de distinguer un lapereau d'un lapin adulte, serait journellement exposée à commettre les méprises les plus regrettables, méprises qu'il faut éviter autant dans votre propre intérêt que dans celui de vos amis. A cet effet, n'oubliez donc pas que le prétendu petit osselet des pattes de devant, qui ressemble à un grain de plomb n° 6, est une indication trop incertaine pour reconnaître sûrement l'âge du lapin, et que la méthode de nos pères qui consiste à s'assurer de l'état de résistance plus ou moins grande des oreilles, est bien préférable et plus sûre : se laissent-elles déchirer facilement, c'est un lapereau que vous avez entre les mains; sont-elles coriaces, parcheminées et dures, il n'y a pas à en douter, vous tenez un vieux lapin qui savait plus d'un tour, qui a mis cent fois vos bassets en défaut.

Maintenant, sans plus de préambule, ceignons le tablier, et allumons nos fourneaux.

 

 

Dossier sur la chasse à la Chapelle Rablais

 

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Adolphe de la Rüe, qui fut inspecteur de la forêt de Villefermoy sous Napoléon III ajouta à ses talents de gestionnaire et de chasseur celui d'écrivain. Quelques éléments de son oeuvre prolifique sont au catalogue du site Gallica, de la BNF; on en retrouvera des extraits au fil des pages sur la chasse dans la forêt de Villefermoy sur ce site.
L'une des ses missions aurait dû être d'éradiquer l'expansion des lapins qui faisaient tant de ravages dans les cultures. Il s'en garda bien "Détruire jusqu'au dernier des lapins, grand Dieu ! Et nos chasses aux bassets, au furet, à gueules ouvertes, en battue, à la surprise et à la bourse ! Et les charmes si grands d'une chasse aux lapins qu'on ne tire jamais deux fois de la même manière, avec un bon épagneul, dans de jeunes taillis, où comme entrefilet, il vous part un chevreuil, une bécasse ou un faisan ! Et puis, est-ce que la vie à la campagne serait supportable si nous n'avions plus un seul lapin ? Mais ce serait à y mourir d'ennui !...."
Comme Parmentier, rusant pour faire apprécier la pomme de terre, de la Rüe écrivit un livre de cuisine pour inciter les belles personnes à déguster ce plat du pauvre...
Recette du hâtelet de lapin à la Villefermoy