Des différentes manières de moissonner
La Maison rustique 1835

Des intrumens pour moissonner

 

Lorsqu'on lit dans les anciens auteurs les procédés utilisés pour exécuter les travaux de la moisson, on ne tarde pas à s'apercevoir que cet art a été porté chez eux à un degré aussi élevé de perfection que chez nous. Dans l'énumération des instrumens agricoles que nous a laissée Ausonius Pompa, on voit que la faucille des Romains était, comme la nôtre, en forme de croissant, avec des modifications qui subsistent encore dans quelques départemens, telles que celles à dents. Le même auteur parle même d'un instrument qui ne paraît pas s'éloigner beaucoup du piquet flamand. Quant aux chars moissonneurs, il est à présumer que le peigne dont parle Palladius ne faisait pas un ouvrage plus détestable que ceux qu'ont inventé les Anglais, puisqu'il n'y a pas long- temps que Egidio Negri l'a appliqué à la moisson des rizières.

 

   

L'instrument le plus généralement employé aujourd'hui est encore la faucille, mais la manoeuvre en est différente dans quelques pays. Cet instrument se compose de deux parties: le manche et le fer.
Le manche doit être en bois d'érable ou de frêne, ou de tout autre bois susceptible de prendre au tour un beau poli, afin de ne pas blesser la main du moissonneur. On a proposé d'adapter à la faucille un manche dévoyé qui aurait pour l'ouvrier l'avantage de ne pas le forcer à approcher la main trop près des éteules, ce qui le blesse quelquefois; mais cette modification exige qu'on emploie plus de force pour obtenir une même somme de travail. D'ailleurs, l'inconvénient des éteules est une chimère pour l'homme qu'un peu d'exercice a familiarisé avec la faucille.

 


Changemens, mouvemens, enfans, longt- temps ne sont pas des fautes de frappe, mais l'orthographe d'alors. Par contre, l'espace entre le tiret et le mot suivant est de mon fait, pour éviter que le texte "justifié" ne comporte de trop grands blancs.

    

Le fer, dans sa forme et son ouverture, diffère d'une contrée à une autre, mais ces légers changemens n'ont pas une influence appréciable sur les produits de la moisson ni sur la facilité du travail. Il en est de même des dents dont se trouve armé le bord intérieur de la lame. Une expérience comparative, faite sur une grande échelle à Coëtbo, a même permis de conclure que les faucilles à dents sont plus tôt hors de service que les autres. Les dents doivent toujours être prises sur le côté supérieur de la lame et tournées vers le manche.
On se sert de la faucille de deux manières. Dans l'une l'opérateur s'avance la tête tournée vis à vis le grain qu'il veut abattre. Il saisit les chaumes de la main gauche en tournant la paume en dedans. En même temps il engage le croissant de la faucille dans la moisson, l'appuie contre le grain saisi par la main gauche, et tirant brusquement vers lui le tranchant de l'instrument, la poignée se trouve coupée. La méthode que je viens de décrire est la plus usitée, mais je ne la crois point la meilleure. En Angleterre, on exécute avec la faucille une opération que j'ai retrouvée dans les environs de Rennes, où on la désigne sous le nom de crépeler ou crételer: l'ouvrier se pose de manière que le grain à couper soit à sa gauche. La main qui est de ce côté saisit les chaumes à 18 pouces au dessus du sol, la paume tournée en dehors, puis faisant vibrer la faucille de sa main droite, il s'en sert comme d'une faulx pour couper le grain qui est dans la gauche; il fait un pas en arrière en poussant le grain coupé contre celui qui ne l'est pas et qui l'empêche de tomber, donne un second coup comme à la première fois, et recommence la même manoeuvre jusqu'à ce qu'il ait assez pour former une javelle. Quoique ce dernier procédé se soit peu répandu, je n'hésite pas à le considérer comme ayant sur le premier des avantages notables: ainsi un même ouvrier coupe au moins 1/4 de plus; le chaume est également coupé plus bas. Il serait à désirer que cette manière de manoeuvrer la faucille pût se propager rapidement; ce serait un acheminement vers l'emploi de la sape ou piquet flamand.

   

 

La sape est, je crois, l'instrument le plus avantageux pour moissonner les céréales dans les circonstances actuelles. Elle est facilement maniée par les femmes, coupe le blé versé avec une perfection et une promptitude que l'on chercherait vainement à rencontrer dans un autre instrument. La manière de s'en servir, quoique simple, exige cependant une telle complication de mouvemens simultanés, que nous n'essaierons pas de la décrire. Nous dirons cependant qu'elle ne diffère du crépilage qu'en ce que l'ouvrier, au lieu de saisir avec la main le grain qui va être coupé, se sert d'un crochet emmanché à un petit bâton. Le point qui présente le plus de difficulté dans l'opération, c'est de rassembler les tiges coupées sur le pied, en forme de javelle. En effet, avec la sape, on coupe et on forme des javelles en même temps, et c'est là un avantage que ne possède pas toujours la faulx.

   

 

Ce dernier instrument s'emploie de deux manières, selon l'espèce de grain qu'on veut couper. On fauche en dedans ou en dehors. La première méthode s'emploie pour les céréales dont les chaumes ont une certaine hauteur, et généralement pour les diverses espèces de froment et de seigle. L'ouvrier a le grain à sa gauche, et la pointe de sa faulx étant dirigée vers la pièce, il dirige la lame de droite à gauche, en jetant le grain coupé contre celui qui ne l'est pas. Le travail de la faulx est d'autant plus parfait que le grain coupé s'appuie régulièrement sur l'autre sans tomber. Une femme avec une faucille ou un bâton recourbé suit le faucheur, et met en javelle ce qui vient d'être abattu. Pour faucher en dedans, l'instrument est muni d'un accessoire nommé playon et qui n'a d'autre usage que d'empêcher les tiges de tomber au- délà du manche.
On fauche en dehors les céréales qui n'ont que peu de hauteur parce que les chaumes ne pourraient soutenir ceux qui sont coupés. L'instrument, dans cette circonstance, est armé de manière que la pointe, au lieu d'être tournée vers le grain, l'est dans le sens opposé. L'ouvrier la promène de gauche à droite. Elle est dans ce cas, munie d'un crochet, qui n'est autre chose que deux ou plusieurs baguettes nommées râteau dans quelques contrées. Le fauchage est le même que celui de l'herbe; seulement le râteau dispose régulièrement les épis qu'une légère secousse dépose sur le sol, mais du côté opposé où ils seraient si l'on fauchait en dedans. Dans ce qui vient d'être dit sur le fauchage en dehors, j'ai toujours entendu que le faucheur a le grain à sa gauche.

   

 

Lorsque tous les épis ne sont pas dressés ou inclinés conformément, il arrive que quelques uns s'engagent entre les dents du râteau, ce qui rend la besogne moins parfaite, et le maniement assez embarrassant. On est parvenu à détruire, ou du moins atténuer cet effet, en tendant une toile grossière sur un arc de fer par le haut, et en bas sur la lame même de la faucille par l'intermédiaire d'une plaque de fer blanc.
Si l'on cherche à établir une comparaison entre ces trois procédés, on trouve que la faucille est désavantageuse sous tous les rapports. Elle laisse les éteules plus grands; il faut un habile moissonneur pour abattre en un jour 20 ares de céréales. Dans le même temps, un sapeur coupe du grain sur une superficie de 40 ares. Un faucheur peut moissonner une surface de 60 ares, mais il a besoin d'un aide pour amasser et ranger le grain derrière lui. Avec la faucille on emploie les bras des enfans et des vieillards, ce qui est d'une grande ressource pour les populations: avec la sape, on n'utilise que les forces des personnes vigoureuses: avec la faulx on emploie les uns et les autres.
Chaque cultivateur consultera sa position et les habitudes de la contrée qu'il habite. Il prendra garde, en adoptant un procédé nouveau, de donner l'éveil aux ressentimens et de heurter gratuitement les préjugés de la localité.

 

Conventions avec les moissonneurs

 

     

Dans quelques cantons, on donne aux moissonneurs un tantième de la récolte de tout grain; quoique ce tantième varie peu chaque année dans une même localité, quel que soit le prix des céréales, il varie d'une contrée à une autre du 10° au 18°. Bien des personnes trouveront que ce mode de paiement est sujet à beaucoup d'inconvéniens. Le moissonneur perçoit un salaire assez élevé lorsque les céréales atteignent un haut prix; lors, au contraire, que, par une circonstance quelconque, ces produits ont une faible valeur, la portion qui revient aux moissonneurs se réduit à peu de chose lorsqu'on la convertit en numéraire. Cependant cette disproportion n'a lieu qu'à l'égard du cultivateur; car il faut toujours à un ouvrier la même quantité de grain pour sa nourriture, que ce grain soit cher ou à vil prix. Ainsi, pour lui, tant que la quotité ne varie pas, la valeur n'a aucune influence sur l'étendue de son salaire.
Quoique ces conventions en nature deviennent tous les jours moins communes, elles subsistent néanmoins dans toute leur vigueur sur plusieurs points du territoire français, et il serait souvent imprudent de vouloir en imposer d'autres, parce que la main- d'oeuvre étant recherchée à l'époque des moissons, on pourrait se trouver subitement sans ouvriers. Un autre genre de convention beaucoup plus commode et plus usité que celui que je viens de mentionner, c'est celui qui consiste à payer les moissonneurs proportionnellement à la superficie sur laquelle ils ont opéré. Dans ce cas, il faut éviter d'avoir à traiter avec un grand nombre de bandes: d'abord pour simplifier les frais d'arpentage, et ensuite afin de pouvoir distribuer à chacun, dans une proportion suffisante, les pièces dont le travail sera plus difficile. Il faut encore moins traiter avec une seule bande; on détruirait ainsi tout genre d'émulation pour la propreté et la perfection du faucillage.
Enfin, on fait moissonner en payant les ouvriers à la journée. C'est assurément le meilleur moyen d'obtenir un ouvrage soigné, et si l'on peut se procurer chez soi assez d'ouvriers, on regrettera rarement un supplément de salaire. Il y a d'ailleurs, dans cette combinaison, un avantage qui découle de la nature même de la convention. C'est qu'on peut appliquer les ouvriers à tel travail qu'on le jugera à propos. Ainsi, le temps se dispose-t'il à la pluie, un orage se présente-t'il? on suspend le sciage, pour mettre ce qui est coupé à l'abri des événemens; tandis qu'avec le sciage à la tâche, on ne peut distraire les ouvriers de leur travail pour les occuper à un autre qui n'entre pas dans leurs conventions à moins qu'on n'en ait fait la mention expresse ce qui souffre de leur part, quelques difficultés.
Il est rare que l'on trouve de l'avantage à faire enjaveler ou engerber et lier les grains coupés par les moissonneurs. On perd du temps dans les déplacemens inutiles, dans les allées et venues. Il convient d'avoir, pour cette spécialité, un atelier dirigé par un homme habile et actif, bien au fait de cette manoeuvre, ayant assez de sagacité pour diriger sa troupe sur un point préférablement à tel autre, et prenant conseil des circonstances plutôt que du hasard.

Maison rustique du XIXe siècle: encyclopédie d'agriculture Volume 1 Par Charles François Bailly de Merlieux, Alexandre Bixio, François Malepeyre 1835

       
     

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