Les piqueteurs
Les moissonneurs migrants

Ces piqueteurs flamands forment une population aux moeurs
spéciales et souvent pittoresques. Ils viennent de leur pays par bandes
formées d'originaires du même village, parfois de la même
famille. L'un d'eux, le plus habile dans le métier, est le chef. C'est
lui qui traite avec les cultivateurs et fixe le prix de la fauche par hectare,
suivant l'état où se trouve le blé ; lui qui donne le
premier coup de Piquet dans le champ à moissonner et abat la première
javelle ; c'est lui encore qui touche le salaire convenu et le répartit
entre ses compagnons.
Si la besogne des piqueteurs est rude, leur régime n'en est pas moins
d'une excessive frugalité. Le cultivateur qui les emploie les loge
généralement dans une grange où ils trouvent comme lits
quelques moelleuses bottes de paille. Quant à leur nourriture, elle
est digne d'un menu spartiate: du pain bis, du lard, de grosses tartines sur
lesquelles s'étalent suivant la mode flamande, d'épaisses couches
de beurre et de fromage gras ; comme boisson, du café largement mélangé
de chicorée, et, suivant la contrée, de la bière ou du
cidre dont ils emplissent la lourde jarre de grès à laquelle
chacun, tour à tour, va se désaltérer.
La constante préoccupation du piqueteur, c'est de rapporter au pays
la forte somme. De là sa sobriété. S'il a le goût
de la bombance, il attendra, pour le satisfaire, d'être de retour dans
son village. Au moins, toute la famille en profitera.
Aussi, très rares sont ceux qui, la besogne finie, s'offrent le luxe
d'un litre de vin ou de quelque verre d'alcool. En général,
ils ne fréquentent guère les cabarets des villages où
ils travaillent, et jamais ils n'y sont l'occasion du moindre trouble. Dans
la banlieue Nord de Paris, tandis qu'au moment de la cueillette des pois,
au mois de Juin, les chemineaux qui viennent se louer pour ce travail causent
chaque jour des scandales contre lesquels, toute la population proteste, les
piqueteurs, au contraire, qui passent deux mois plus tard, ne provoquent aucun
désordre.
Le piqueteur, cependant, a une faiblesse, une seule: il aime
la musique à ne pouvoir s'en passer. En bon Flamand qu'il est, il lui
faut, même à l'étranger, les harmonies lentes et geignardes
de son instrument de prédilection: l'accordéon. Chaque compagnie
a communément son instrumentiste qui, le soir, la journée faite,
régale ses camarades de quelque chanson du pays.
Il en est même qui sacrifient à une autre passion fort répandue,
malheureusement, parmi les populations ouvrières de la Belgique et
du Nord de la France: ce sont les "pinsonneux". Les concours de
chant de pinsons sont nombreux dans ces régions, et il n'est point
un ouvrier mineur ou piqueteur qui n'ait son "pinson poseur", c'est-à-dire
son pinson chanteur. Or, pour que l'oiseau chante longtemps, sans être
distrait, on lui colle les paupières en les lui brûlant à
l'aide d'un fer rouge. Ce jeu barbare est de ceux contre lesquels la loi Grammont
fut de tout temps sans effet ; les concours de pinsons, comme les combats
de coqs d'ailleurs, se passent, hélas ! au grand jour, et les amateurs
n'hésitent pas à payer cher les virtuoses les plus remarqués.
Il n'est pas extraordinaire de voir vendre un bon pinson poseur de 40 à
50 francs.
Le piqueteur qui possède cet oiseau rare n'a pas toujours le courage
de s'en séparer pendant l'été il préfère
l'emporter avec lui.
Voici l'époque où l'on rencontre, dans nos gares de Paris et
des environs, ces troupes de travailleurs agricoles. Approchez-vous: affalés
sur le quai ou dans quelque coin de la salle des Pas-Perdus, ils se reposent
de leurs lourdes fatigues, la tête sur le double sac d'étoffe
bariolée où s'entasse leur baluchon. Auprès d'eux, les
lames de leurs piquets, soigneusement enveloppées de toile à
sac, leurs crochets, leur accordéon. Regardez de plus près:
peut-être verrez-vous une petite cage rectangulaire, haut montée
sur quatre pieds. Derrière les barreaux, un pauvre petit être
languit dans cette prison c'est le pinson.
C'est là, à coup sûr, un divertissement
cruel et peu relevé. Mais on n'a jamais rien fait pour inculquer le
respect de la vie et l'horreur de la souffrance à ces êtres primitifs,
dont la vie est dure et sans plaisir.
Et, certes, il n'est point d'existence plus triste, de besogne plus harassante
et plus impitoyable que celle des piqueteurs. Debout avant l'aube, leurs lames
affûtées, ils travaillent jusqu'au brun soir. Les pieds chaussés
d'épais sabots, pour éviter d'être blessés par
les ricochets de leur faux, ils vont, les reins courbés, sous les feux
du soleil d'Août. Les uns sont nus jusqu'à la ceinture ; d'autres,
pour se donner une sensation de fraîcheur, glissent un crapaud dans
leur poitrine, entre la chemise et la peau.
Cette vie au plein soleil, toute de sueurs, de fatigues et de sobriété,
leur a cuit et tanné la peau. Ils sont maigres, secs et musclés,
noueux comme des chênes. Leur visage a perdu ce teint blanc, ce teint
laiteux, particulier aux fils de Flandre ; il est gris, crevassé, poussiéreux,
et sa couleur d'ocre contraste étrangement avec le blond chaud de leurs
cheveux et de leur barbe, ce blond d'épis mûrs que César
admirait, il y a deux mille ans, chez les Nerviens, leurs rudes ancêtres.
Les avez-vous croisés, parfois, sur les routes, au crépuscule
? Ils vont, la démarche lourde, le corps projeté en avant, les
bras écartés, silencieux, échangeant à peine,
de temps à autre, quelques paroles dans leur idiome flamand, aux inflexions
rauques et gutturales. Leur rencontre évoque infailliblement à
l'esprit les plus sombres tableaux des temps de servitude.
Les dernières campagnes leur ont été
moins favorables. Le prix qu'on leur payait généralement pour
l'hectare moissonné était de 40 à 45 francs. Il y a trois
ans, leur travail ayant été rendu plus difficile par la "verse",
c'est-à-dire par le fait que, partout, les orages avaient couché
le blé, les piqueteurs doublèrent et même triplèrent
leurs exigences... Une autre raison déterminait encore leurs prétentions:
depuis quelques années, les moissonneuses mécanique leur font
concurrence dans les grandes exploitations agricoles. Mais ces machines ne
peuvent fonctionner utilement que si le blé n'a pas été
atteint par les coups de vent. Les piqueteurs, cette année-là,
avaient cru trouver l'occasion de prendre leur revanche et d'imposer leurs
conditions.
En dépit de cette loi économique qui veut que les salaires de
l'ouvrier diminuent quand la machine entre en jeu, ils prétendaient,
au contraire, voir augmenter les leurs dans des proportions exagérées.
Mal leur en prit. Ceux d'entre eux qui ne voulurent pas capituler et accepter
le travail aux conditions proposées par les cultivateurs durent regagner
leur pays la bourse à peu près vide.
Depuis si longtemps que les travaux de la moisson dans le Nord de la France
ne se faisaient plus sans eux, les piqueteurs belges avaient de bonnes raisons
de se croire indispensables. L'événement leur prouva le contraire.
0n fit appel aux contingents ruraux de l'armée, et la moisson put se
faire sans encombre. Mais ce concours, on ne saurait songer à le réclamer
chaque année, et l'on peut prévoir que des conflits du même
genre se renouvelleront quelque jour entre les moissonneurs belges et les
cultivateurs.
Le développement du machinisme agricole, il est vrai, commence à
rendre moins indispensable la main-d'oeuvre étrangère. Le travail,
grâce aux moissonneuses, lieuses, batteuses, etc., devient moins pénible,
exige moins de bras, plus d'intelligence et est mieux payé. De ce fait,
on trouve plus facilement sur place la main-d'oeuvre nécessaire.
Mais le vrai remède, c'est celui que nos jeunes villageois ne semblent
malheureusement pas très disposés à mettre en pratique.
Il est, ce remède, dans le retour à la terre que nous n'avons
jamais cessé de préconiser ici, dans l'attachement au sol qu'il
faudrait inculquer à la jeunesse des campagnes, non pas seulement par
des raisons de sentiment, mais aussi par des raisons d'intérêt.
Le jour où nos parlementaires, au lieu de perdre leur temps en vaine
rhétorique et en stériles discussions politiques, se préoccuperont
d'améliorer la condition du paysan comme ils ont amélioré
celle de l'ouvrier des villes, le problème sera bien près d'être
résolu. Les dix-huit à vingt millions de salaires que les moissonneurs
belges emportent, chaque année, en Flandre, demeureront dans nos villages,
et nous pourrons enfin voir la moisson de France faite par des Français.
Le Petit Journal illustré du 28 Juin 1908
Ernest LAUT.

Les "piqueteurs", ce sont ces ouvriers agricoles qui, chaque été, viennent de Belgique faire la moisson en France. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, on les appelle aussi les "aoûteux", parce qu'ils font l'"août". C'est ainsi que dans cette région on désigne les travaux de la moisson. Quant à ce nom de "piqueteurs", ils le doivent à l'outil qu'ils emploient pour faucher et abattre le blé: le piquet, ou sape flamande.