Les frères Grandjean & leur famille
chez Restif de la Bretonne

Sanseverote Rustane batarde filleule maîtresse


Saintsever de Rustan, sur l'Arros, est à 2 li. de Tarbes.
Deux célèbres Oculistes, originaires de Liége, nommés Petitjean, s'étaient établis dans cette Ville du Bigorre. Ces 2 Hommes avaient pris chés eux, pour gouverner leur maison, la jeune Epouse d'un Mercier ruiné. Elle était jolie, c'est à dire, rouge comme une pomme- de -chataigner, et ayant l'embonpoint d'une citrouille. Les Petitjean firent leur maîtresse de mad. Hochin, ét ils en eùrent une Fille, qu'ils nomèrent Henriette- Hochin. Ils l'élevèrent chés eux, mais la mirent au Couvent pour faire sa 1re comunion: ce qui Lui donna un petit air Dlle. A 16 ans, aubout de 6 mois de couvent, Henriette revint à la maison paternelle, grande, formée, appétissante. Le plûs jeune des Frères, qui était en- même- temps celui qui avait le plûs de mérite, fut ébloui par les attraits naissans d'Henriette. Ses vives couleurs, son oeil noir, sa gorge superbe, son tour voluptueux alumèrent ses desirs. Il convint, avec son Frère- aîné, qu'elle lui serait devolue. Il la seduisit donc ét fut même tenté de l'épouser, mais il la surprit en infidélité avec son Frère; ce qui tempera sa passion. Petitjean fut appelé à Paris, pour traiter Josef-II qui avait la vue tendre: il mena Henriette avec lui. Ce fut là que Petitjean cadet fut seduit par une Femme- de- qualité, qui voulant s'attacher; cet habile Homme, l'enchaîna par des faveurs. Il fut dabord amoureux: Mais biéntôt, il faut mené maîtrisé: La Comtesse devint jalouse d'Henriette; elle exigea qu'elle fût renvoyée en Bigorre, Ou dumoins mariée sur- lechamp. Petitjean encore épris, ét craignant d'être desservi par une Femme très- repandue, lui dit alors, que c'était sa fille. -Fille ou non! nous sommes bién à cela près, aujourdhui: J'ai un Cousin établi en Amerique qui a pour concubines 12 de se filles- naturelles, ét 72 qu'il a eùes, ont toutes passé par son lit avant de se marier à des Colons-. Petitjean consentit à marier Henriette. Il se présenta un Libraire de Paris, originaire de Verdun- 3- Evèchés, nommé Jeansucre, sans doute parcequ'il étoit du pays des dragées. Tout ce qui déplut à Petitejan, ce fut le nom du Futur, d'ailleurs grand ét bel homme: Il lui demanda, Si l'on ne pouvait pas changer son nom, ou le racourcir ? Jeansucre lui répondit: -Cela se peut: j'ôterai la fin du mién; vous supprimerez le commencement du vôtre, ét nous paraîtrons tous- deux de la même famille.- On consulta la Comtesse , qui trouva le nom de Jeansucre très- agreable: -Vous, dit-elle à Petitjean, qui avéz illustré votre nom, ét qui portéz le cordon de Saintmichel, voudriéz- vous le priver de la gloire qu'il vous doit? Quand à votre Gendre futur, son nom fera rire, ét c'en est quelquefois assés pour faire la fortune d'un Md.
Henriette mariée à mr Jeanscure, en rit la 1re. Elle disait parfois aux PP. Mathurins, qui étaient sans- cesse chés elle, ét qui la lutinaient: -Hâ-ça, est-ce que vous vouléz vérifier le nom de mon Mari? Les PP. lui répondaient tout bonnement, Oui; ét Henriette- Hochin, à force de rire, manquait de force... Elle n'avait donc pas de honte du nom de son Mari; car c'était pour elle une source de ris sans- cesse renaissans. Persone, fùt- On soldat- aux- Gardes, ne corrompt une Femme come les Moines: Henriette, une- fois monaquée, n'eut plus de retenue; elle se blasa, ét ne trouva plus trouva plus de ragoût, que dans un devergondage sans frein: par exemple, come de favoriser un Garson- de- boutique, derrière un paravent du fond, tandis que son Mari parlait d'affaires à son bureau: de se donner à un Moine, ou à certain Conseiller au Chàtelet dont le nom des le dernier des titres avant Châtelain, pour dépiter le Garson qui assemblait, parcequ'elle l'avait surpris en infidélité avec une jolie Cuisinière... Celui-ci renversa le paravent. -Prenéz donc garde à ce que vous faites ! lui dit Henriette; croyéz- vous qu'On soit bién-aise d'être vue comme ça, jsques dans l'ame, par tout le monde ? Le Garson ébahi par l'impudence de sa Maîtresse, releva le paravent, en mâchant le mot grossiér de P-n. Il fit ensuite valoir sa discrécion avec le Mari. -Moi, vous avoir de l'obligacion ! Il m'était bién- indifférent qu'On me vît! mais c'est le Monsieur! un Conseillér au Chatelet a la décence à conserver-. Un plaisir pour elle était de se mettre sur sa porte, les jambes croisées, ét tellement renversée, qu'On lui voyait bién-audessus de la jarretière. On s'arrêtait; On souriait; quelquefois On lui parlait; ét l'On affirme qu'un soir, un Passant, qui connaissait le moral de mad. Jeansucre, repassa plusieurs- fois, en poussant de profonds soupirs. Enfin, il s'avance. Il ne lui avait jamais parlé. Il lui demande instament ses faveurs; il la lutine même. -Vous me faites enrager! lui dit-elle; alons; que cela soit fini-. Et elle l'emmena dans l'arrière- boutique -Voila pourtant, lui dit-elle; l'effet de la fatalité du nom de mon Mari-? Avec une pareille conduite, ét surtout bonne table, les affaires ne se font pas. Jeansucre, sans en paraître moins impudent, déclara sa faillite. Il imprima ensuite un Journal aristocratiq. Finalement il porta la démence jusqu'à commettre un crime- de- lèse- Nacion, qui l'a conduit à l'échaffaud. Sa tête coupable est tombée. Mais l'On n'a pas eù égard aux inculpacions dont il avait chargé sa criminelle Epouse. Pendant qu'il était en prison, ce Monstre femelle continuait de catiner. Elle couchait avec son Comis, espèce d'escroq; ét par une sorte d'infanticide, elle donnait à son Fils-uniq le dangereux exemple d'un arrangement de Libertinage, atroce sous tous les points- de- vue. Au moment que son mari était dans les angoisses de la mort, Henriette le 1 avril 1791, donnait des poissons-d'avril à des Comis- de- Librairie... Depuis l'execusion de Jeansucre, elle a eu l'indecence
de faire afficher des Livres, avec l'indiqué de l'adresse de la Veuve Jeansucre! Elle affecte une scandaleuse improbité, elle qui a tant d'interêt à detruire le préjugé qui l'envelope! Un de ses Confrères s'étant rendu chés cette Affrônteuse, pour reclamer une creance, elle repondit, Que la mort de m. Jeansucre la liberait de tout. L'honnête Confrère ayant insisté, la Jeansucre s'est jetée sur lui, & secondée par son Concubin, peu s'en est falu qu'elle ne l'ait tué. Si mr Usiol avait rendu plainte, il aurait fort embarassé la Jeansucre, déja notée, & qui fut recherchée par les Tueurs du 2 7bre. C'est ce qui lui a imposé silence... Telle est aujourdhui la situacion de la Veuve Jeansucre, à laquelle la Police- nacionale devrait ôter son Fils: C'est le voeu des Citoyéns qui les connaissent: car l'Enfant, malgré sa mauvaise éducacion, promettait beaucoup !

L'année des dames nationales 20 juin p 1793 à 1796

Lien vers Sanseverote Rustane sur le site de l'Osterreichische Nationalbibliothek

La Mère - Gâteau

Les plûs cruels ennemis des Enfans, ce sont les Parens aveugles, qui les gâtent, par leur mollesse; qui ne contrariant pas la nature, essenciellement égoïste, jètent dans la Société des Êtres insociables, qui ne vivent que pour eux, à qui on le rend bien, & qui brisent ainsi tous les liens qui unissent les Hommes entr'eux. Jeunes-personnes, vous êtes particulièrement le lien de la société; votre douceur naturelle en fait le charme: mais lorsque vous serez mères, portez vos vues plus loin que le present; voyez vos Enfans, dans l'avenir; voyez-les époux & pères; & considerez comment ils seront, & pères & maris, avec le caractère taquin, absolu, égoïste, dur, que le defaut d'éducation leur aura laissé. Ayez pitié d'eux, de leurs Femmes futures, de leurs Enfans à-venir, de vous-mêmes dans votre vieillesse! Elevez-les avec soin; rendez-les des Hommes, des Femmes sociables, aulieu d'Hommes & de Femmes naturelles. Croyez-moi, J.-J.- Rousseau a commencé son Emile par une grande imprudence, lorsqu'il a dit que, "Tout était sorti bon des mains de "l'Auteur-des-choses"! II est autant d'Hommes qui naissent mechans, qu'il en est qui naissent bons: & qui vous a dit ce que sont vos Enfans, encore à la mammelle ?.... En generalisant trop une idée vraie; J.-J.- a fait bien du mal! Tout son livre en a fait infiniment, quoiqu'au fond, il soit vrai presque dans tous les points; mais il le falait faire autrement pour notre siècle, & notre Nation. On l'a deja dit, si l'on realisait les plûs beaux projets des Philosophe, souvent on serait étonné de ne faire que du mal. J.-J.- Rousseau a dit d'excellentes choses dans son Emile; & j'ai constamment observé, que dans toutes les maisons, où l'on pretendait suivre sa methode, ces excellentes choses étaient precisement celles qu'on omettait. C'est qu'elles sont difficiles; c'est qu'elles gênent les Parens; J.- J.- Rousseau instruit Ceux-ci, bien plûs que l'Enfant; mais les Parens qui, dans la verité, se croient plus savans que lui, oublient ce qui les regarde; ils retiennent quelques maximes faciles, agreables à leur paresse, & il les mettent irregulièrement en usage. Et voila ce qu'on appelle, élever à la J.-J.- C'est élever à la detestable! à la ruine des mœurs & de l'Etat!

J'ai connu, dans la rue Saint-hyacinte, une maison, où l'on élevait trois Enfans, un Garson & deux Filles, de la manière si fort en vogue aujourdhui. Dans la première enfance, ces trois Enfans furent adulés, caressés, choyés; dès qu'ils commencèrent à balbucier, leurs Parens les écoutaient avec respect, comme des prodiges: S'il survenait Quelqu'un, & qu'au fort de la conversation, ou de la discussion des plus grands interêts, il plût au petit M. Niesbat ou à ses Sœurs, de venir dire une niaiserie à leurs tendres Parens, on quittait tout, on se tournait, du côté du Babouin, ou des Babouines, & l'on écoutait avec ravissement; on repondait ensuite avec des paroles enmielées, & l'on ne renvoyait Monsieur ou Mademoiselle , qu'après les avoir bien satisfaits. Mad. Niesbat prenait ensuite un air composé, pour dire aux Personnes qui étaient chés elle: -Le premier devoir, est l'éducation des Enfans, il faut s'en acquitter; on doit tout à la nature, avant que de rien devoir à la Société-. Elle se rengorgeait ensuite, & se croyait philosophe. Parmi les Temoins de cette conduite, les Uns qui n'étaient pas les Gens d'esprit, la trouvaient admirable; les Autres en gemissaient, & envisageaient de loin dans le Petit Niesbat & dans ses sœurs, un Fat, & deux Petitemaîtresses insuportables.

Dans une maison voisine, amie de celle Niesbat, était un Fils unique, gros garson, qui avait battu sa Mère tant qu'il avait voulu, pendant qu'elle l'alaitait; qui, plûs grand, la tutoyait avec grâce, & la traitait fort mal, ce qui la fesait rire comme une folle: ce gros Garson, nommé M. Bloutil, avait alors sept-ans; c'était l'âge de Madem. Niesbat l'aînée, chés laquelle il alait souvent; car il y conduisait sa Mère quand cela lui plaisait: C'était alors qu'il falait voir une maison bien réglée! Il était impossible de s'y entendre: Bloutil avait ordinairement un tambour; mais il s'en servait peu; il bouleversait, cassait, brisait tout; il criait comme un Conducteur de bateaux; il tapotait Niesbat, & ses Sœurs, qui le lui rendaient. Sous pretexte de laisser agir la nature, les Parens ne disaient mot, & ne mettaient le hôla , que lorsque les coups pouvaient devenir dangereux; souvent même, on voyait les deux Mères assises à l'écart, admirer comment leurs Enfans ressemblaient à de Jeunes- chiens, ou de Jeunes- chats qui jouent ensemble, & qui se mordent, s'égratignent; & elles étaient ravies de la ressemblance , comme si leurs chers Enfans avaient été les seuls qui ressemblassent aux Brutes.

Ce fut ainsi que Monsieur, Mesdemoiselles Niesbat, & M. Bloutil parvinrent à l'âge de dix & onze-ans, sans savoir lire, sans avoir rien appris, de peur de nuire à leur developement physique. Madem. Niesbat l'aînée, à douze-ans; fut un- peu honteuse de ne savoir pas lire; ce fut une adresse de la Mère, de faire naître cette honte: Elle apprit assés vîte: Et la Mère de s'applaudir de son excellente methode! elle en parlait à tout le monde , comme du chefd'œuvre de la raison: & il faut convenir , qu'en ce moment, les apparences étaient pour elle.

La Cadette Niesbat était élevée un peu differemment de sa Sœur. L'Aînée avait une pudeur naturelle, inconnue à la Cadette: On mettait souvent Celle-ci en garson , & elle se plaisait à porter cet habillement: son caractère était plus dissipé, plus independant: Sa Mère eut beau attendre qu'elle eût honte de ne pas savoir lire; cette honte ne vint jamais , non plus qu'au Frère , ni au jeune Bloutil. On les laissa. Sophie Niesbat l'aînée, s'efforçait de faire naître le goût à sa Sœur, mais envain; Julie apprit la musique, à jouer du violon, & ne voulut pas savoir lire: Niesbat voulut jouer tout le jour, & ne rien savoir dutout. Une raison naturelle apprenait à Sophie, que cela était mal; elle prêchait son Frère , ses Sœurs, le jeune Bloutil, qui lui fesait la cour, car elle était très- jolie; mais ce fut toujours sans succès. Les Parens approuvaient cependant les remontrances de Sophie: —Cela est naturel (disaient-ils ), nous ne lui avons pas recommandé: Quel caractère heureux la nature a donné à cette Enfant , & qu'aurions-nous fait, en la voulant élever, si ce n'est de le gâter! Hâ! J-.J-. que vous êtes un grand homme! Vous meritez des autels-! Voila ce que Mad. Niesbat repetait tous les jours; car pour M. Niesbat le père, c'était un bonhomme, qui ne s'occupait que de ses affaires , & qui admirait tout ce que sa Femme fesait. Ce qui n'était pas étonnant; Mad. Niesbat était pleine d'attentions pour lui, elle s'attachait à lui rendre la vie douce & elle lui procurait toutes les commodités de l'aisance; c'en est assés pour faire admirer une Femme: Il était une commodité cependant, qu'elle ne lui procurait pas, c'était la tranquilité; elle n'eût pas engagé ses chers Enfans au silence, quand son Epoux, retiré dans son cabinet , aurait eu à faire un compte, dont la moindre erreur pouvait lui couter sa fortune: Mais cela près, il avait tout le reste.

C'était bien pis chés Mad. Bloutil! M. Bloutil le fils était adoré dans ses qualités, dans ses defauts, dans ses vices même. Sa Mère ne voyait que de l'admirable en lui. II faut pourtant convenir d'une chose, c'est que Mad. Niesbat, qui gâtait moins ses Enfans, était cause que Mad. Bloutil gâtait son Fils sans mesure. La Première, qui avait de l'èsprit, de la lecture, & une certaine philosophie, alait toujours admirant & fesant admirer la nature à son Amie: Celle-ci était une grosse rejouie, pleine de gaîté, de bonté: Mad. Niesbat aucontraire avait l'air fin, la figure noble, le ton imposant; elle ne reprenait jamais ses Enfans; mais elle les instruisait, & souvent, dans leurs écarts, sans qu'elle dît mot, un regard les contenait. Mad. Bloutil, penetrée de respect pour la nature, persuadée qu'elle ferait tout dans son Fils, ne lui donnait jamais d'instructions; si ce Fils idolâtré fesait une sotise, sa bonne Mère prenait un regard de tendre compassion, qui ne fesait qu'encourager l'Enfant: Mad. Niesbat, avec d'excellens caractères, comme celui de sa Fille-aînée, aurait pu reussir par sa methode; mad. Bloutil avec son air commun & bon, serait parvenue, même avec une excellente methode, à gâter le naturel le plus heureux. Son Fils n'avait pas un mauvais fond; s'il l'avait eu , comme quelques Enfans , il aurait mis le desordre chés ses Parens, & les aurait battus; il tenait beaucoup de sa Mère; mais il était petulant, borné, sans frein, ne pouvant souffrir la moindre resistance. On dit à Paris qu'il ne faut pas obstiner les Enfans: c'est mal s'exprimer; c'est taquiner les Enfans, qu'il faut dire, parcequ'on les rend taquins par-là: C'est la faiblesse des Parens & des Maîtres qui rend obstinés les Enfans disposés à l'être; c'est le courage, la dignité des Parens, la raison qu'ils favent mettre dans les choses qu'ils exigent, qui rompent un caractère obstiné, le rendent pliant, & font souvent d'un caractère dur, un caractère excellent & plein de fermeté.
A quinze-ans, Bloutil, Niesbat & Julie, ne savaient pas encore lire, malgré tous les efforts de Sophie Niesbat, & quoiqu'elle eût serieusement declaré à Bloutil qu'elle meprisait un Ignorant, au point que jamais elle n'en voudrait pour mari. Les Pères Bloutil & Niesbat, malgré leur complaisance aveugle pour leurs Femmes, commençaient à voir, avec peine, de grands Garsons poliçonner comme des Enfans incapables de tout, & ne s'occuper de rien d'utile. Les Mères se tuaient de leur dire, que le physique y gagnait infiniment: -C'est fort-bien! (repondit un-jour M. Bloutil, qui avait du bon-sens), mais que me sert à moi d'avoir dans mon verger un gros tilleul, qui pousse bien, & qui mange le terrein de mes Pommiers, de mes Poiriers, de mes Abricotiers, & qui ne me rapporte rien? Je ne puis me servir que de son bois, en le coupant? M'élevez-vous un Bœuf, destiné à vendre à la grosseur! Votre Fils sera fort, bien-mangeant, bien-buvant, bien-portant, & il sera incapable de remplir les devoirs de Mari, de Père, de Citoyen! Il faut qu'il apprenne tout ce que le monde apprend, ou je le repasserai avec un nerf-de-boeuf-! Ce langage revolta la Mère- Gâteau: Elle se mit à pleurer ; elle dit à son Mari, qu'il ne parlait pas en Père, mais en Tigre. -Ma Femme, la preuve que je parle en père, & non en Tigre, c'est que je parle, & que je ne rugis pas: Je vous declare, que je veux, que votre Fils apprenne: Tâchez qu'il le fasse, & je ne m'en mêlerai pas-.

Un-peu remise, par ces derniers mots, Mad. Bloutil ala trouver son chèr Fils , & après bien des detours, bien des menagemens, elle lui notifia les ordres de son Père , très-adoucis. Bioutil se moqua de sa Mère & de ses craintes. Elle employa les prieres , les larmes: Tout fut inutile, le Brutal la repoussa même, & sortit. Malheureusement pour lui, M. Bloutil qui voulait savoir, par lui-même, ce que fesait sa Femme, avait tout entendu. Bloutil-fils était à vingt pas de la maison, à causer avec une Jeune-voisine, quand son Père l'aborda. -Rentrez, Monsieur-, lui dit-il d'un ton sevère. Bloutil parut hesiter s'il obeirait: un geste de son Père l'y détermina: mais il était furieux; il courut plutôt qu'il ne marcha, & prevint son Père. M. Bloutil l'appela; le fit tenir devant lui debout, tête nue, & lui notifia ses volontés: Le Jeune-homme balbucia quelque-chose entre ses dents. -Point de murmure! dit le Père avec fermeté , ou correction sevère-. Un Maître était tout prêt; il donna sa première leçon, & voulut faire honte au Jeune-homme de sa complette ignorance, lorsqu'il fut seul avec lui: Bloutil indigné qu'un Maître-d'alphabet osât prendre cette liberté, lui donna un coup - de - poing. Comme il était fort & vigoureux (il approchait seize-ans), le Maître, homme de 50-ans, fut obligé d'appeler au secours. M. Bloutil-père accourut. La violence de son Fils lui parut meriter le châtiment le plus sevère; il appela deux Hommes, qui fesaient des ballots dans son magasin; il y fit conduire son Fils, le fit deshabiller , attacher, & lui donna lui-même vingt coups de nerf-de-bœuf, appliqués comme il convenait, La Mère était à la porte, poussant des cris terribles: Son Mari ne lui fit ouvrir qu'après l'execution. En entrant, elle courut à son cher Fils , & elle s'évanouit, en le voyant. On la secourut; on delia Bloutil: —Ma Femme ( lui dit son Mari), voila le fruit de l'éducation folle que vous lui avez donnée , mais je la reparerai, dussé-je le mettre en sang tous les jours. -Mais qu'a-t-il fait? -Demandez-le à son Maître, qui crache le sang-? Le Maître presenta une de ses dents à la Mère: -Voila, Madame, ce qu'il m'a-fait-. -Votre Fils est trop fort, ma Femme; il faut en faire un Boucher, ou diminuer de cette force excessive, par les travaux de l'esprit-. La Mère ne savait que dire: Le Maître était blessé, son Mari furieux: Elle dit à son Fils: -Où as-tu donc pris ta mechanceté, mon Enfant? Ce n'est pas dans mon sein, que tu l'as puisée-? Le Petit Monstre grinçait des dents. Il ne repondit rien ; on le mit au lit. Le lendemain, il guetta son Maître, le rossa, & ala s'engager sur le quai de-la Ferraille, à condition , qu'il partirait le lendemain. Sa jeunesse & sa belle taille le lui firent promettre. Mais comme la recrue n'était pas prête, on le mit dans un four , en attendant. Furieux d'être trompé, il battit, assomma ses Gardiens: Il fut lié, & rossé; en le contint. Ses Parens ignorerent où il était, parce-qu'il avait donné un faux nom. Il fut conduit au regiment, lié à deux autres Mauvais-sujets. Il deserta, dès qu'il connut la contrainte du service , & revint chés ses Parens. Sa Mère était mourante: Le Père fit des demarches, & par de puissantes Protections, il obtint le congé de son Fils, qu'il fit mettre au collège, avec defenses d'en sortir. On eut soin de l'y bien garder. Il n'apprit rien la première année; la seconde , il dissimula, & joignit à ses vices l'hypocrisie, qui lui procura, pendant les vacances, sa rentrée dans la maison-paternelle.

Ce fut à cette occasion, que M. Bloutil & M. Niesbat pères jugèrent à-propos de donner à leurs Familles une petire-fête instructive: Ils surent qu'on fesait jouer à des Enfans, dans une maison recommandable, une Fable dramatique très- morale; ils obtinrent des billets, & y conduisirent leurs Enfans.
La morale de cette pièce, & la conduite de Bloutil preservèrent Mad. Niesbat des mêmes écarts dans son Fils. M. Niesbat-père, excité par M. Bloutil, fit abjurer chés lui l'éducation à la J-.J-: Madem. Julie fut menée sevèrement par sa Mère elle même; le Fils morigené par son Père, fut forcé à l'application, & tout rentra dans ordre. Mais on ne mit pas Niesbat au même collège que Bloutil, Ce Dernier était enfin sorti de sa prison, sachant un-peu lire, un peu écrire, & quelques mots de latin. On avait enchaîné son insolence, sa petulance, sans les detruire: chés son Père , la crainte le retint: Mais M. Bloutil ayant payé le tribut à la nature, son Fils leva le masque. Il est impossible de repeter tout ce qu'il fit à Sa Mère: le detail en serait scandaleux. Elle se le dissimulait, & devorait ses larmes: mais Sophie Niesbat sut tout, & lorsque Bloutil la fit demander en mariage , elle le refusa net. Ses Parens lui en demandèrent les raisons. Elle les dit alors, & les penetra d'indignation. Bloutil fut exclu. Il a depuis épousé une Fille d'un petit theâtre, ce qui a fait mourir Mad. Bloutil de chagrin.

Pour Sophie elle est la seule heureuse des deux Familles: car son Frère, & fa Soeur-cadette sont de mauvais-sujets.

Mères, sur cent Enfans, il en faut élever 90 par la severité: l'indulgence à leur égard est un parricide.

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10 8b. Presque rien. Corrigé à l’imprimerie un remanîment sur E Françaises. Guillot a reconnu Bastien dans Nesbat (Mère Gâteau), mais il ne s’est pas reconnu dans Blantil (Bloutil).
Deux frères inséparables, oculistes royaux, propriétaires des Moulineaux, une ferme de la Chapelle Rablais, à la fin du XVIII° siècle. Où l'on découvre leur vie publique très édifiante et certains aspects de leur vie privée qui ont inspiré deux contes -peu moraux- du célèbre Restif de la Bretonne.