La chasse & la
Grande Propriété
en Seine et Marne et principalement
dans les cantons de Tournan, Lagny, Rozoy etc.
par Louis Levesque
imprimerie du Briard Provins 1891
AD77 AZ6619/1
Les grands propriétaires de chasse, seigneurs ou non, n'en veulent
pas démordre, tout le gibier leur appartient et, par suite, ils considèrent
comme chose naturelle et légitime de l'aller chercher jusque sur
le terrain d'autrui, conformément à ce vieux dicton : "On
prend son bien où on le trouve". Les petits propriétaires,
de leur côté, qui prennent au sérieux les principes
de justice consacrés par notre grande Révolution, ne reconnaissent
de privilège à personne.
Dans ces conditions, et fût-on de part et d'autre de la meilleure
foi du monde, il est à peu près impossible à deux propriétaires,
l'un riche et l'autre pauvre, de s'entendre, puisque chacun vivant dans
un milieu différent, raisonne au point de vue de ses intérêts,
qui sont différents.
Pourtant, depuis peu, dans certaines localités, assez rares d'ailleurs,
une détente semble se produire entre grands et petits propriétaires;
les premiers reconnaissent enfin, mieux vaut tard que jamais, que les carillons
et charivaris qu'ils se sont jusqu'ici permis pour faire fuir le gibier
des voisins, sont contraires à la loi; ils confessent très
humblement leurs torts à cet égard et promettent, comme des
enfants sages, de ne plus recommencer. Voilà, assurément,
qui est bien, mais quand on a, pendant de longues années, usé
d'un procédé renié aujourd'hui comme délictueux
et causé un préjudice à son prochain, on doit à
ce dernier, il me semble, plus que des excuses banales, mais bel et bien
des dommages- intérêts : ainsi le veut la loi.
"Nous voulons", nous dit-on, "être bien avec tous nos
voisins" et, pour le prouver, on feint d'accuser les enfants, gardiens
de faisans, d'être désobéissants et de faire plus qu'on
ne leur en commande : aussi, pour nous donner satisfaction, à nous
petits chasseurs, et arriver au silence soi-disant tant recommandé,
mais si mal observé, on va remplacer ces gamins compromettants par
des personnes raisonnables, des vieillards, par exemple, qui parleront tout
seuls et tout haut et frapperont lourdement le sol de leurs gros sabots
de bois sous prétexte de se réchauffer ; par des vieillards
asthmatiques, bien entendu, qui du matin au soir tousseront, cracheront
et se moucheront avec un bruit à taire trembler l' atmosphère;
et comme ces bons vieux n'auront pas le jarret assez souple pour devancer
le chasseur ou lui emboîter le pas, on en mettra deux pour un, quatre,
s'il le faut, c'est-à-dire aux quatre coins des propriétés
particulières, car ce n'est là qu'une question d'argent et
nos oppresseurs n'en manquent pas. Ce nouveau système fonctionne
déjà et a été inauguré, le huit octobre
dernier, dans une localité que je pourrais citer et où un
vieillard de 72 ans avait à surveiller trois parcelles de bois formant
ensemble une contenance de cinquante-quatre ares, appartenant à un
gênant voisin: c'était vraiment trop pour ses forces ; on vient
de dédoubler ce dur service et d'attribuer à la surveillance
de la femme de ce bon vieux, âgée de soixante-seize ans, une
simple parcelle de dix-huit ares, c'est-à-dire de la grandeur d'un
jardin ordinaire, déjà entourée de grillages de deux
mètres de hauteur. La bonne vieille, portant fièrement sur
l'épaule une gaule de trois mètres de longueur, histoire sans
doute de prouver qu'elle ne doit pas s'en servir pour frapper sur les grillages
et faire du bruit, tourne sans relâche (et un chemin parfaitement
frayé est là pour l'attester) autour de cette parcelle de
bois, absolument comme un écureuil autour de sa cage; et quand la
malheureuse, harassée, brisée de fatigue, sent ses jambes
défaillir et lui refuser tout service, elle vient s'asseoir sur le
bord du chemin public, à l'un des angles du terrain qu'elle a ordre
de ne pas quitter, et là, grelotte à côté d'un
réchaud allumé. A quelques pas plus loin, son mari, armé
d'un énorme gourdin, procède de la même façon
sur les deux autres parcelles, et si le propriétaire de ces coins
de bois, justement indigné, fait remarquer à qui de droit
que cette promenade, même sans bruit, autour de son bien, fait fuir
son gibier et constitue une contravention ou tout au moins un acte d'indélicatesse,
on lui fera cette réponse que m'ont faite à moi-même
les deux plus hauts employés d'une grande maison, fort aimables d'ailleurs,
mais qui reflètent nécessairement la pensée de celui
qui les paie: "Ce n'est pas notre faute si votre propriété
n'est pas plus grande", ce qui revient à dire: "Tant pis
pour vous si vous n'êtes pas riche, car la fortune seule donne des
droits et est seule digne d'attention". C'est vrai, messieurs, nos
petits moyens ne nous permettent que d'avoir un très minuscule domaine;
mais nous aurions cru que ce devrait être pour vous une raison de
plus pour le mieux respecter; quand on est obligé de gagner sa vie
à la sueur de son front, on n'est pas riche et vous prenez même
la peine de nous le reprocher, mais si l'on n'a que du pain bis à
manger, on a le bon esprit de s'en contenter et on est fier, du moins, de
l'avoir gagné honnêtement; si vous autres, grands seigneurs
ou gros financiers, n'aviez eu, comme nous, d'autres moyens de vous enrichir
que vos bras et votre intelligence, vous n'auriez sans doute pas assez d'argent
aujourd'hui pour confisquer nos biens à raison de dix-huit ares par
effaroucheur de gibier. Clore vos propriétés rien de mieux,
mais celles des autres! Les faire garder par tel nombre de gardes qu'il
vous plaît, c'est encore votre affaire ; mais attacher à un
modeste héritage de quelques ares qui ne vous appartient pas, un
mercenaire payé de vos deniers pour empêcher le vrai propriétaire
de jouir en paix de son bien, n'est-ce pas, à côté de
l'abus de l'argent, la preuve que vous ne reconnaissez pas aux malheureux
le droit d'avoir, comme vous, une place au soleil? Nos rares coins de propriété
sont petits, tout petits, c'est vrai: ce ne sont que de simples points comparés
a vos immenses domaines mais convenez que ces maudits points noirs sont
encore assez gros pour faire tache au milieu de vos plaines sans fin et
porter ombrage à votre égoïsme qui n'a pas encore trouvé
le moyen de les effacer complètement.
Et puis, pourquoi, puisque ces points sont si petits, nous fait-on payer,
pour y chasser sous les sifflets de vos effaroucheurs de gibier, vingt-huit
francs tout comme aux grands propriétaires d'à côté,
qui chassent dans d'immenses domaines? ou plutôt, pourquoi ne fait-on
pas payer à ces messieurs autant de fois vingt-huit francs que la
superficie de leurs domaines contient de fois celle de nos misérables
petits points, de "nos méchantes pièces" comme ils
disent? Pourquoi ne frappe-t-on pas d'un impôt toutes ces propriétés
d'agrément, que leurs possesseurs, gros marchands de gibier, transforment
en vastes poulaillers? Ce ne serait même pas là un impôt
de luxe, mais bien une simple patente que justifierait le plus élémentaire
sentiment de justice et qui donnerait à l'Etat des revenus de beaucoup
supérieurs à ceux que produit, par exemple, la taxe sur les
spécialités pharmaceutiques, véritable impôt
sur les malades qui, celui-là, n'est pas de luxe du tout.
Quand nous protestons contre les procédés plus qu'indélicats
de nos peu aimables voisins, ceux-ci ou leurs représentants nous
répondent invariablement : "Nous avons le droit de faire chez
nous tout ce qu'il nous plaît". Pardon, messieurs, vous vous
trompez et la maxime qui fait le fonds de votre morale est fausse, archi-fausse;
elle doit, pour être juste, être complétée ainsi:
"pourvu que ce ne soit ni contraire à la morale, ni préjudiciable
à autrui". On ne fait pas ce qu'on veut chez soi, puisqu'on
ne peut y chasser qu'à certaines époques et muni d'un permis;
on ne fait pas ce qu'on veut chez soi, puisqu'on ne peut planter son terrain
qu'en observant une certaine distance des voisins. On ne saurait davantage,
sans contravention, faire chez soi de la poudre ou des allumettes chimiques,
mettre le feu à sa maison, etc.; mais, bien plus fort, on fait si
peu ce qu'on veut chez soi qu'un mari n'a pas même le droit d'y battre
une mauvaise femme. Si vous n'êtes pas encore convaincus, allez voir
l'ancien curé de P... ; il vous dira qu'il était chez lui
quand il a fait ce que vous savez, et pourtant ses fredaines lui ont valu
plusieurs mois de prison. Non, messieurs, vous n'avez pas le droit de faire
chez vous ce qu'il vous plaît, surtout quand vos propriétés
ne sont pas closes, et elles ne sont généralement pas closes;
vous avez beau dire que vous n'entrez pas dans nos propriétés,
la contravention existe quand même si les moyens que vous employez
du dehors pour déloger notre gibier produisent le même résultat,
et c'est pour cela, à mon sens, que la loi sur la chasse du 3 mai
1844 interdit l'usage des appeaux, appelants ou chanterelles, qui permettent,
sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans les champs voisins, d'en
soutirer néanmoins tous les perdreaux; et puis ne criez pas si haut,
nous tous petits chasseurs, nous en avons pris plus d'une fois de vos élèves
braconniers en flagrant délit de rabat chez nous; et quand, dans
vos chasses de plaine, vos rabatteurs contournent et rasent les propriétés
particulières en criant et frappant des mains pour lever et pousser
sous votre plomb meurtrier un gibier qui ne vous appartient pas, faites-vous
là une bien louable action? Quant aux recommandations à vos
gardiens de ne pas faire de bruit à proximité de nos propriétés,
je sais comme vous les faites, du tout petit bout de la langue et d'un ton
qui veut dire : " Vous savez bien que c'est pour rire, ne vous gênez
pas, mais soyez intelligents et ne vous faites pas prendre." Par contre,
vous leur dites, mais cette fois d'un ton sévère: "Si
vous laissez tuer du gibier par les voisins, on vous mettra à la
porte" et, pour n'être pas mis à la porte et gagner quelques
sous pour aider leurs familles à vivre, ces mercenaires qui se croient
sûrs de l'impunité, s'en donnent à cœur joie contre
nous.
A l'égard des gardes, il est procédé de la façon
intéressante que voici: chacun de ces modestes employés est
censé avoir dans l'étendue de sa garderie une certaine quantité
de gibier, évaluée et pour ainsi dire comptée d'avance
et dont il est déclaré responsable; c'est une sorte de comptable
qui, à un moment donné, devra rendre compte de l'état
de sa caisse, et gare à lui si elle n'est pas trouvée suffisamment
remplie, car une disgrâce l'attend. Les conséquences de ce
singulier système sont faciles à prévoir ; quand un
garde craint de ne pas avoir assez de gibier, il en pille où il peut
et, fort souvent, c'est chez ses collègues voisins, gardes de la
même propriété, qu'il va en chercher par des rabats
et engrainages intelligemment faits.
Comme c'est moral une organisation qui pousse à mal faire! Dans ces
conditions, on devine si les propriétés particulières,
que personne ne surveille, ont grande chance d'être respectées.
Et quand elles sont violées par un effaroucheur de gibier, un rabatteur,
ou un garde, qu'arrive-t-il? Si celui-ci est quelque peu bien élevé,
il présente des excuses à qui de droit et en est quitte pour
cela, quand nous, dans les mêmes circonstances, en serions quittes
pour un bon procès; mais si ce garde est un bourru, en fait d'excuse,
il nous rit au nez, ce qui est plus vite fait et nullement compromettant
pour lui; c'est bien ici le cas de dire: "La force prime le droit."
Le système en question ne manque pas non plus de conséquences
désagréables, même pour les fermiers du seigneur: j'en
cite ce seul exemple : supposons l'époque de la moisson arrivée
: cela veut dire sans doute pour vous, lecteurs, que chaque cultivateur
va se mettre en devoir de faire couper ses céréales au plus
tôt et comme bon lui semblera; vous n'y êtes pas; chez le seigneur,
les choses se passent de toute autre façon et la faulx ne doit accomplir
son œuvre que quand le garde de la grande propriété a
parlé. Or donc, le jour de l'embauchage, le garde est là et
donne ses ordres en maître :
"Moissonneurs, vous allez faucher cette pièce, de façon
à pousser le gibier qu'elle renferme dans mes bois qui sont en face".
Comme bien on pense, ce n'est pas toujours le sens du travail et alors le
blé ou l'avoine s'égrènera, les ouvriers auront plus
de mal, feront peu d'ouvrage et gagneront moins, peu importe, l'intérêt
de la chasse avant tout; et si un ouvrier ose hasarder une observation,
on le priera, non poliment, de prendre sa faulx sur l'épaule et d'aller
chercher du travail ailleurs ; quant au fermier, présent, il n'aura
que le droit de se taire ou il lui en cuira; il se gardera même de
faire remarquer que les lièvres et les lapins ont détruit
la moitié de sa récolte, car le malheureux a signé
un bail qui porte en toutes lettres: "Le preneur n'aura droit à
aucune indemnité pour les dégâts causés par le
gibier." Pour ce qui est des petits cultivateurs et petits propriétaires,
qui cultivent eux-mêmes leurs quelques lopins de terre, mais n'ont
pas assez pour vivre sans travailler chez le gros bonnet de l'endroit, c'est
une valeur négligeable dont je ne parle ici que pour mémoire,
car tous ces pauvres gens, on sait pourquoi, n'ont absolument rien à
dire si le gibier s'engraisse à leurs dépens. Il ne manquerait
plus que cela que ce menu fretin osât aussi se plaindre!" Non,
non, seigneur, vous leur faites, en les croquant, beaucoup d'honneur. "Pourtant,
au mois d'août dernier, un petit cultivateur risque une démarche
auprès de qui de droit et, le chapeau à la main, avec des
précautions infinies, s'annonce à peu près ainsi: "
Vos lapins ont mangé mon blé à tel endroit; j'ai de
la famille, vous le savez; je ne suis pas riche et compte sur votre justice
pour me faire indemniser." "Soyez tranquille, mon ami, lui répond-on,
je vais faire examiner la chose et vous ne perdrez rien : quand on a semé,
on doit récolter. "Notre homme s'en retourne le cœur content
et ne regrette pas sa demi-journée perdue. On examine, en effet,
le bien fondé de sa réclamation, mais on trouve ses prétentions
exagérées: "D'ailleurs, tous les cultivateurs sont les
mêmes, ils réclament pour des riens; en voilà un dont
la moitié, à peine, de la récolte a été
mangée par le gibier, et ça vient se plaindre!" Néanmoins,
comme on veut être juste avec tout le monde, on pousse la générosité
jusqu'à lui promettre quelque chose... qu' on ne lui a jamais donné,
pour lui prouver, sans doute, qu'on lui avait dit vrai en lui affirmant
qu'il ne perdrait rien. Ne vous désolez pas, mon ami, votre argent
n'est pas perdu; votre riche voisin, trop consciencieux pour en faire son
profit s'en servira pour acheter du pain aux indigents : c'est vous qui
paierez et c'est lui qui passera pour un homme généreux. Malgré
sa déveine, le brave garçon se hasarde encore à semer
du blé en octobre dernier, mais, cette fois, dans une autre partie
du territoire se rappelant sa mésaventure dernière, il essaie
d'un autre moyen et va frapper à une autre porte: "Monsieur...
je viens de semer en blé ma pièce de tel endroit, mais vos
lapins la mangeront si je ne prends les précautions d'enclore mon
champ; vous avez chez vous des grillages qui ne servent pas et pourrissent
dans un coin, seriez- vous assez bon pour m'en prêter trois cents
mètres que je poserais à mes frais?" Cette fois, le plaignant
récidiviste est éconduit de la belle manière, c'est
à dire avec tous les honneurs dus à son rang et, pour être
sûr de moissonner quand la saison en sera venue, il se voit forcé
d'acheter pour son propre compte les grillages qui lui sont nécessaires
et de s'imposer une dépense de plus de cent francs pour enclore une
pièce de blé de moins de trente-cinq ares.
Pourtant ce petit propriétaire loue sa chasse au puissant seigneur
et même à vil prix. Il semble, dans ces conditions, qu'il aurait
intérêt à faire chasser les particuliers, même
pour rien, sur ses terres afin d'arriver en partie du moins, à la
destruction du gibier qui le ruine ; eh bien, qu'on aille lui proposer,
à lui et à ceux qui sont dans son cas, de louer leur chasse
deux et même trois fois plus cher que ne la paie le riche voisin et
ils répondront par un refus à ces offres avantageuses, parce
qu'ils savent qu'autrement ils seraient privés de travail et de moyens
d'existence. Au marché, on accorde sa marchandise au plus enchérisseur,
mais, ici, on la donne au seigneur pour le prix qu'il vous en offre, heureux
même s'il vous offre quelque chose et il n'y a pas à discuter.
Quelle jolie chose tout de même pour un pays, que d'être inféodé
à la grande propriété! Parfois, pourtant, Messieurs
les grands propriétaires ont raison de bien se tenir. On les exploite
si souvent et on leur fait la vie si dure, témoin cet autre fait
que je garantis comme absolument authentique : Un jour du mois d'octobre
1890, un cultivateur de mes amis était occupé à faire
ses semailles à proximité d'un bois dont le propriétaire
apparaît tout à coup: "Que faites-vous là ?"
"Du blé, Monsieur!" "Comment du blé si près
de mon bois? Mais vous savez bien que mes lapins le mangeront! et vous croyez
que je vous paierai un sou d'indemnité! Ah! pour le coup, non, mille
fois non, vous pouvez vous fouiller." Abasourdi par ce beau raisonnement,
le cultivateur ne trouve rien à répondre. Au fond ce propriétaire
a raison; si un chien, par exemple, me mord, j'ai le droit de me plaindre
au propriétaire de ce chien et de lui réclamer des dommages-
intérêts, mais si j'ai agacé ce chien, je n'ai que ce
que je mérite. Or, quand un fermier a le toupet de mettre en blé
une terre avoisinant un bois -c'est vrai que celui dont il est question
ici n'en a pas d'autrement placé - il agace le gibier de ce bois;
il l'attire chez lui en lui mettant pour ainsi dire la nourriture sous le
nez; il lui fait venir par avance l'eau à la bouche; et il prétendrait,
en pareil cas, si sa récolte est détruite par sa faute, faire
financer et chanter le voisin! mais prend-il donc celui-ci pour un imbécile?
Je borne là ces exemples, parce qu'ils suffisent à prouver
que le coin de terre sur lequel nous vivons n'est pas le paradis terrestre.
Et pour arriver à quoi, toutes ces persécutions, ces injustices
et ces haines accumulées? à envoyer chaque semaine au marché
une ou plusieurs voitures de gibier, car la plupart des propriétaires
d'aujourd'hui font de la chasse, non plus un moyen de distraction, mais
un objet de spéculation et vendent leur gibier comme les cultivateurs
vendent leur grain; certains même prétendent que cette branche
de commerce est peu lucrative : tel n'est pas mon avis. Croit-on, par exemple,
que ces grandes maisons qui distribuent force gibier aux personnages influents
de la localité et aux fonctionnaires de tous ordres ne font pas ces
largesses dans l'intention de se rendre favorables tous ceux qui en profitent
et ne sèment pas pour récolter? Et puis, en temps d'élection,
par exemple, quelle est, après les libations et le Champagne traditionnels,
la profession de foi, si alléchante et si savamment combinée
qu'elle soit, capable de toucher le cœur des électeurs comme
un gigot de chevreuil ou une paire de faisans? En outre, c'est, le plus
souvent, par des invitations de chasse que l'oligarchie financière
et foncière se crée ou entretient avec la haute société
française ou étrangère et les princes de tous pays
des relations intimes et suivies qui, vraisemblablement, font partie du
système d'informations qui permet aux grands manieurs d'argent de
combiner et de faire réussir ces fameux coups de bourse qui, de temps
en temps, viennent rafler nos petites économies. A ces différents
points de vue, et quoi qu'on en dise, la chasse devient un très réel
et très lucratif genre de placement; et si, à côté
de cela, un petit propriétaire, qui chasse par amour de la chasse
et pour se donner un exercice salutaire à la santé, tue de
temps à autre un faisan qu'il mangera le dimanche, en famille, en
guise de la poule au pot rêvée par le bon roi Henri, il n'est,
à vos yeux. Messieurs les heureux de ce bas monde, qu'un vulgaire
braconnier. Avez vous fini!
Vous n'oseriez pas, Messieurs, défendre vos théories en public:
si pourtant un jour, il vous prend fantaisie, pour faire notre bonheur,
de briguer un siège de député ou de sénateur,
voire même de simple conseiller général, il vous faudra
quand même parler. Il sera surtout intéressant de vous entendre
dire, en réunion, à vos électeurs, avec la crânerie
qui convient en pareille circonstance: "Messieurs, je suis, avant tout,
respectueux de la petite propriété, et ceux qui ont le bonheur
de m'avoir pour voisin en savent quelque chose; quand le lopin de terre
du pauvre me gêne, je le fais enfermer dans de hauts grillages élevés
sur les quatre côtés, mais je prends toujours à ma charge
les frais de cette mise en cage du bien d'autrui ; j'ai aussi le droit incontestable,
bien que contesté, de faire placer derrière cette clôture
de fer une haie d'un nombre illimité d'effaroucheurs de gibier pour
molester le petit propriétaire ou cultivateur voisin et faire fuir
ses faisans, mais comme je suis un homme pacifique et que je veux, avant
tout, vivre en bonne intelligence avec tout le monde, j'emploie rarement
plus de deux de ces utiles flâneurs par parcelle gênante de
dix-huit à vingt ares. Je n'ignore pas, puisque je reçois
journellement des plaintes à ce sujet, que les grillages dont il
s'agit ici sont toujours établis d'une façon défectueuse;
qu'ils penchent ou tombent sur le voisin ; que celui-ci, pour entrer chez
lui, déchire ses vêtements, s'égratigne les mains et
la figure dans des pointes de fil de fer mal ajustées, qui parfois
même éventrent ses chiens, mais soyez persuadés, Messieurs,
qu'il n'y a dans tout ceci rien de ma faute et que, tout le premier, je
déplore, à cet égard, la maladresse de nos ouvriers.
Je sais également que mes effaroucheurs de gibier, à qui j'octroie
généreusement de 75 centimes à 1 fr. 50 par jour, selon
les services rendus, font un métier dangereux, puisque placés
pour ainsi dire d'une façon permanente sous le fusil du chasseur
voisin ils sont à tout moment exposés à être
tués ou blessés, mais dans quel métier honnête
ne court- on aucun risque ? Mes lièvres, dit-on, mangent les légumes
et les récoltes des pauvres gens, c'est vrai, et même l'écorce
des arbres fruitiers, mais il en a toujours été ainsi ; la
chose, vieille comme le monde, est passée à l'état
d'habitude et, par suite, devenue, par le fait du bénéfice
de la prescription, un droit des plus légitimes : d'ailleurs je ne
peux pas attacher mes lièvres, qui, après tout, ont le droit
de vivre, comme le reste de la création.
"Enfin, si les malheureux nourrissent mon gibier, moi, de mon côté,
je nourris les malheureux, ce qui fait compensation ; donc, je ne dois absolument
rien à personne en fait d'indemnité pour délit causé
par le gibier et peux, par conséquent, et sans scrupule, fermer les
oreilles aux plaintes et criailleries de Messieurs les cultivateurs, qui,
jamais contents, ont toujours quelque chose à réclamer."
Ces déclarations auront un succès fou : aussi, si je suis
encore vivant et valide quand auront lieu ces réjouissantes réunions,
je me promets de ne pas en rater une : d'ailleurs j'aurai, comme tant d'autres,
à faire avaler mon petit questionnaire à l'honorable candidat
qui, pour expliquer ses théories et répondre aux interrupteurs
se trouvera sans doute aussi à l'aise que l'était Saint Laurent
sur son gril.
Pour expliquer et justifier leur conduite à notre égard, les
représentants d'une puissante Maison me lançaient, un jour
cette singulière apostrophe, qu'ils croyaient sans réplique:
"Nous sommes bien forcés de nous défendre, puisque les
particuliers engrainent chez eux nos faisans pour les y attirer!»
Comment, Messieurs, vous abandonnez des fermes entières au gibier;
vos plaines sont remplies d'immenses carrés de sarrasin, sans compter
de nombreux couverts savamment préparés pour tenir à
l'ombre et au frais les bienheureux faisans, dignes de toute votre attention;
chacun de vos gardes répand chaque jour dans vos bois cent vingt-cinq
à cent cinquante litres de grain, soit, par an, neuf mille hectolitres,
c'est-à-dire plus que n'en produisent vos dix-huit ou vingt fermes
réunies, quand les gens du pays manquent de pain et grelottent auprès
d'un foyer sans feu; vous retenez votre gibier chez vous, quand c'est votre
intérêt ou que vous croyez faire pièce aux voisins,
par des grillages qui atteignent jusqu'à quatre mètres de
hauteur, ce qui est votre droit, mais vous enfermez nos champs dans des
clôtures de fer, même du côté de la voie publique,
ce qui est une exagération de votre droit; vos gardes et sous-gardes
sont continuellement sur pied pour détourner le gibier à votre
profit; vous payez même, pour nous enlever nos quelques rares faisans,
des gamins- effaroucheurs de gibier, c'est-à-dire des élèves
braconniers qui, plus tard, appliqueront contre vous les leçons que
vous leur donnez aujourd'hui et vous osez, vous qui avez le superflu en
toutes choses mais craignez que vos miettes nous tombent, nous reprocher
à nous, petits propriétaires, vos voisins, qui, comme vous,
nourrissons le gibier toute l'année, qui, comme vous, payons de lourdes
contributions et sommes munis d'un permis de chasse qui nous revient mille
fois plus cher qu'à vous, de faire dans nos champs quelques ares
de sarrasin ou de semer dans nos modestes remises quelques pincées
d'orge ou d'avoine pour essayer de retenir chez nous le gibier à
plume qui y est né et s'est engraissé dans nos récoltes!
Franchement, si nous laissons mourir de faim les quelques faisans habitués
à nos champs et qui voudraient nous rester fidèles, vous n'aurez
pas besoin de prendre la peine de nous les faire enlever de vive force par
vos mercenaires, ils nous quitteront tout naturellement et d'eux-mêmes
pour aller se fixer chez vous, ou ils trouveront une abondante et délicate
nourriture; les faisans, pas plus que les gens, ne restent où l'on
crève de faim.
Cet antagonisme entre les grands et petits propriétaires est assurément
regrettable, mais comme les petits sont seuls à en souffrir, c'est
à eux à se défendre, et ils en ont parfois de superbes
occasions. Exemple: les grandes propriétés, par le fait même
qu'elles sont grandes, sont sillonnées de chemins publics. Or, nous
savons tous que Messieurs les grands propriétaires, à peu
d'exceptions près, si toutefois exceptions il y a, utilisent ces
chemins pour leurs battues, contrairement à l'arrêté
préfectoral du 10 novembre 1817. Eh bien, nous qu'on persécute
journellement chez nous, nous avons là, il me semble, une belle occasion
d'user de représailles et de rendre à nos trop peu aimables
voisins la monnaie de leur pièce. Pourquoi, lorsque ces Messieurs
s'installent sur la voie publique, pour y chasser, ne nous placerions- nous
pas derrière eux, les yeux sur notre journal, sans armes bien entendu,
et, pour nous montrer plus généreux qu'eux, sans bruit, pour
ne pas faire manquer leurs grandes chasses comme eux cependant l'ont fait
manquer nos petites, mais pour les obliger à laisser les chemins
à la libre circulation publique, les empêcher d'en faire leur
chose privée et les forcer à respecter la loi ?
Il y a là pour nous, il me semble, surtout quand ni municipalité,
ni garde-champêtre, ni gendarme n'ose intervenir, plus qu'un droit
mais un devoir, car cette prise de possession par le seigneur de l'endroit
d'un chemin communal, par exemple, ne peut elle pas, plus tard, être
invoquée contre la commune comme la preuve d'un droit réel
à la propriété même de ce chemin?
Dernièrement, l'honorable régisseur d'un grand domaine, plus
habitué aux coups de chapeau des pauvres gens qu'à leur résistance,
me disait: "Vous ne feriez pas ce que vous dites là." Mais
pourquoi pas? Qu'y a-t-il donc à craindre lorsqu'on ne tient rien
de M. X. ou de M. Z. et qu'on peut manger du pain sans leur en demander?
Comment, ces messieurs, faits de chair et d'os comme nous, mais qui se croient
une classe à part et supérieure, accapareraient les chemins
publics à leur profit, y chasseraient, contrairement à la
loi, c'est-à-dire feraient ce qui est défendu, et nous, malheureux
chasseurs qui sommes l'objet de toutes les sévérités,
nous craindrions, sur ces mêmes chemins, de nous promener et de lire
notre journal, c'est-à-dire de faire ce qui est permis ! Mais c'est
de la morale renversée qu'on nous fait là! car, enfin, s'il
est défendu de chasser sur les chemins publics, c'est commettre une
mauvaise action que de contrevenir à la loi: or, la logique et la
morale sont d'accord pour nous dire qu'empêcher une mauvaise action,
c'est nécessairement en faire une bonne.
N'est-ce pas déjà assez, Messieurs, que l'indulgence administrative
vous octroie la permission ou vous laisse le droit de chasser en temps de
neige, c'est-à-dire dans un moment où le permis n'est plus,
dans la poche des simples mortels, qu'un chiffon de papier inutile? Certains
privilégiés, en effet, ont pu, du 3 décembre 1890 au
21 suivant, notamment les 14, 16 et 19 décembre, quand la terre était
couverte d'une épaisse couche de neige, massacrer, à notre
barbe et sous notre nez, des milliers de faisans quand, de notre côté,
nous, les petites gens, n'avions que le droit de nous croiser les bras ou
de nous faire prendre par les gendarmes. S'il doit y avoir désormais
deux catégories de chasseurs, on devra établir deux permis
différents: l'un à valeur permanente, le vrai, le bon, à
l'usage des gros bonnets, et le permis de pacotille pour les simples roturiers.
En voilà une que nous ne connaissions pas encore, mais qui nous paraît
raide et fait joliment causer!
Malgré les inégalités choquantes dont nous avons à
nous plaindre, malgré la misère incomparable qui pèse
sur l'ouvrier du fait de la grande propriété, qui a amené
la ruine du pays en supprimant la petite, en abaissant outre mesure le prix
du salaire des classes laborieuses et en abolissant les droits d'usage établis
autrefois au profit des classes nécessiteuses; malgré cette
misère noire et générale que le seigneur voudrait dissimuler
sous les dehors bruyants d'une fausse on insuffisante charité, misère
qui atteint parfois un degré d'intensité tel que je pourrais
citer une localité, entre autres, où les maisons ne sont plus
que des tas de pierres invendables et dont toutes les familles d'ouvriers,
sans exception, sont indigentes, ainsi que le constatent, d'une façon
quasi-officielle, des listes d'enfants pauvres relevées dans les
écoles de l'endroit. Tout le monde indigent! mais dans quel pays
reculé de France pourrait-on trouver pareil cas?...
Malgré les procédés tyranniques et quasi- féroces
employés contre tous, surtout contre les petits propriétaires,
dont on dit certainement tout bas: "Voilà l'ennemi"; malgré
enfin la pression inouïe exercée en temps d'élection
sur tous ceux qui ont affaire, d'une façon quelconque, au puissant
de l'endroit, on rencontre encore, même dans les pays qui souffrent
le plus de cet odieux état de choses, des gens timorés qui,
chaque jour, répètent bêtement à ceux qui combattent
pour le droit et la justice : "A quoi bon nous défendre, ceux
qui nous oppriment sont des colosses à côte de nous et tout
ce que nous pouvons faire contre eux produit à peine l'effet d'un
coup d'épingle!" Un coup d'épingle, soit! donnons-le
toujours.
L'année dernière, quand j'ai publié ma brochure: "La
chasse et ses abus" (En vente chez l'auteur. M. Levesque, à
Villeneuve Saint Denis, par Tournan, Seine et Marne, franco, par la poste,
0,75 francs en timbres), je n'avais pas la prétention, à moi
seul, de remuer bien fortement l'opinion; eh bien, mon coup d'épingle,
avec l'aide du Briard, qui est l'écho de toutes les revendications
et que je remercie ici, a fait parler la presse dans Seine-et-Marne, dans
Seine-et-oise et certains départements éloignés; bon
nombre de grands journaux de Paris, les plus lus et les mieux autorisés,
notamment le National, le Figaro, le Temps, le Courrier des Halles, etc.,
dans leurs numéros des 27 décembre 1889, 22 et 31 janvier
et 2 février 1890, s'en sont entretenus plus ou moins longuement.
La Chasse illustrée elle-même, dans son numéro du 22
février 1890, m'a consacré, pour me combattre, bien entendu,
un article de deux cent cinquante lignes.
L'auteur de cet article, visiblement embarrassé, passe sous silence,
et pour cause sans doute, les principaux points touchés dans ma brochure;
puis, pour paraître répondre victorieusement aux autres questions
et mettant, de côté tout scrupule, dénature le sens
de mes paroles, feint parfois de ne pas comprendre ou me fait dire ce que
je n'ai pas dit. Avoir tant de talent et recourir à une semblable
tactique, c'est laisser percer son embarras et avouer d'une façon
détournée que mon coup d'épingle a porté à
l'endroit sensible et fait sang : loin de me plaindre du procédé,
je remercie, au contraire, le très illustre et très illustré
journal cynégétique de la haute aristocratie de l'honneur
qu'il m'a fait en poussant la condescendance jusqu'à discuter les
théories d'un simple parpaillot.
Le célèbre polémiste, M. Edouard Drumont, dont les
livres atteignent toujours une publicité prodigieuse, a cru devoir,
dans son dernier ouvrage intitulé la Dernière Bataille, tirer
parti de mon travail dont il cite plusieurs passages, pages 23 et suivantes;
des conseillers généraux et d'arrondissement, des avocats,
des personnes honorables appartenant à toutes les classes de la société,
ont trouvé justes et pratiques les réformes que j'ai indiquées,
et des députés républicains m'ont promis de s'en faire
les défenseurs à la Chambre.
Mon coup d'épingle, comme on le voit, n'a pas été sans
résultat et je suis persuadé que si tous ceux qui ont de légitimes
motifs de plainte à faire valoir, et nous sommes en France des millions,
y ajoutaient, de temps à autre, chacun le leur, soit par des pétitionnements
comme l'ont fait, le 11 mai dernier, quatre-vingt-quatre petits propriétaires
et cultivateurs de Villeneuve-le-Comte, soit en publiant le récit
des abus et injustices qui se passent sous leurs yeux, ce grand coup d'épingle
collectif ferait au colosse une blessure mortelle; mais, au lieu de cela,
les ignorants, qui ne savent pas faire de leur bulletin de vote un coup
d'épingle et ceux, plus coupables encore, qui ne voient dans les
élections qu'une bonne occasion de boire gratuitement et vendent
leur vote pour une bouteille de vin, un pot-au-feu ou même une promesse
dont la réalisation n'arrive jamais, ne se lassent de répéter
ce sot refrain: "Les gros ont toujours mangé les petits et les
mangeront toujours." Les gros ont toujours mangé les petits,
c'est vrai; mais il faut convenir que la plupart de ceux-ci mettent parfois
tant de complaisance et de bonne volonté à se laisser manger
qu'ils méritent bien leur sort. Les gros ont toujours mangé
les petits! Oui, c'est surtout vrai chez les poissons, mais si, plus intelligents
que ces derniers au lieu de nous placer complaisamment en long pour être
avalés d'un seul coup, sans doute pour moins souffrir, nous nous
mettions en plein travers, et la chose nous est souvent facile nous rendrions
parfois à nos faméliques adversaires la déglutition
si pénible qu ils en pourraient mourir étouffés. Et
quand encore le succès ne serait pas toujours certain, n'est-ce pas
déjà une satisfaction que de faire son devoir, même
dans les causes désespérées? Nos pères aussi
ont été mangés et tondus, mais lorsqu'ils n'ont plus
voulu l'être, on a dû compter avec eux. Nous qui avons à
notre disposition le suffrage universel sans savoir nous en servir; nous,
qui nous vantons d'être plus instruits et de valoir mieux que nos
ancêtres, aurions-nous, au contraire, dégénéré?
L. Levesque
Provins. imp. A Vernant
Début du dossier: le Briard et le père Gérôme
Chapitre rédigé: les chasses du comte Greffulhe