Chasses chez le comte
Greffulhe
7° page du dossier sur la chasse
"…Dans l'humble et propre chambre, vous voyez piqué au mur le portrait du seigneur et maître: M. le comte Greffulhe. Belle barbe, œil bien fendu, quelque chose de la physionomie qu'eut Henri V, le châtelain de Frosdhorf. "
Ainsi commence la série d'articles que le Père Gérôme consacre au comte Greffulhe.
A bien y regarder, il me semble que le
châtelain de Bois Boudran (Fontenailles, possédant des terres
à la Chapelle Rablais), photographié ici par Nadar, présente
plus de ressemblances avec Jean Jaurès qu'avec Henri V, le mystérieux
châtelain de Frosdhorf. Peut-être le Père Gérôme
n'a-t' il pas voulu rapprocher les traits de Greffulhe, tenant du grand capitalisme,
de ceux de Jaurès, député socialiste de Carmaux où
eut lieu une longue grève, en cette même année 1892. Peut
être aussi s'amusa-t' il à faire une blague en coin, que ne pouvaient
comprendre que ceux qui avaient chanté les mêmes chansons de
corps de garde au cours de leur vie d'étudiants.
Né en 1820, décédé en 1883 à Frohsdorf,
Autriche, Henri Charles Ferdinand Marie Dieudonné d'Artois, malgré
la loi salique qui donnait le trône à son père, Louis
Antoine de France, fils aîné de Charles X, qui aurait dû
s'appeler Louis XIX, se vit désigné par son grand père
Charles X pour lui succéder, sous le nom d'Henri V quand le dernier
des Bourbons abdiqua après les trois jours de révolution de
juillet 1830. (Voici bien une phrase à rallonges digne de la plume
du Père Gérôme).
L'histoire n'a pas retenu ce nom, puisqu'il n'a régné que du
2 au 7 août 1830. Le parlement choisit Louis Philippe d'Orléans
pour devenir Roi des Français, jusqu'à la Révolution
de 1848.
La petite histoire, au contraire se souvient bien de l'un de ses titres. Non celui d' Henri V, ni celui de comte de Chambord, ni d'Artois, mais bien celui de duc de Bordeaux. C'est le moment d'écarter les chastes oreilles car ce nom figure dans l'archi-célèbre chanson paillarde dont le refrain est :
Taïaut, taïaut, taïaut, ferme
ta gueule, répondit l'écho.
En voici le couplet:
Le Duc de Bordeaux ressemble à son frère,
Son frère à son père et son père à mon
cul.
De là je conclus qu’le Duc de Bordeaux
Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.
Il ne me déplaît pas de penser
qu'en comparant, à mots couverts, le comte Henri de Greffulhe au duc
de Bordeaux, le Père Gérôme entendait peut être
pousser la comparaison un peu plus loin, pour le plus grand plaisir de ceux
qui pouvaient lire entre les lignes...
Henri V
le comte Henri Greffulhe
par Nadar
Dans les premières années
du vingtième siècle, Victor Lepanot, chef d'orchestre de la
fanfare de la Chapelle Rablais, cordonnier de son état, élu
au Conseil municipal, et ardent républicain, a inséré
dans son carnet les portraits des grands hommes suivant son coeur, découpés
dans les journaux de l'époque.
En bonne place se trouve le trombinoscope du journal le Briard, paraissant
à Provins. Deux Vernant y figurent: le père et le fils. (Le
petit fils est plus connu: Jean Pierre Vernant, professeur au Collège
de France, décédé depuis peu.)
Le Briard, journal républicain et dreyfusard, fut de tous les combats
syndicaux, apprécié à gauche, fort critiqué à
droite: "Le Briard sert de bélier à
la libre pensée qui est en train de tout démolir..."
la Croix de Seine et Marne, 1906
En novembre
1892, A. Vernant, imprimeur et libraire, 17 rue de la Cordonnerie à
Provins, sous le pseudonyme du Père Gérôme commence une
série de longs articles dans sa chronique briarde sur les relations
presque féodales entre grands et petits propriétaires quant
à la gestion du gibier: Notes sur la Grande
Propriété chez M. le comte Greffulhe, député de
Seine et Marne. Dans un texte fait pour être lu et commenté
à haute voix, rempli de points d'exclamation et autres points de suspension,
de joyeuses répétitions et de phrases à rallonge, le
Père Gérôme "nous
montre les conditions naturelles de la vie sociale, dans l'espèce,
absolument renversées: tout à l'un, rien aux autres; l'asservissement
complet de toute une population vis à vis d'un homme; des misérables
qui vivent sur une terre en friches qu'il leur est défendu de cultiver
pour assurer leur vie, la dépossession forcée, érigée
en principe, des familles autochtones des biens qu'elles avaient de temps
immémorial; le désert où il y avait des hameaux prospères;
la mort où il y avait la vie; la terre nourrice du genre humain, ravalée
de par la volonté d'un homme au rang de terre à gibier; pour
l'agrément d'un seul, stérilisée systématiquement;
l'abus inouï fait par un citoyen d'une fortune immense dont il n'a jamais
gagné un traître liard…
Mais tout ceci n'est rien encore, attendez au prochain numéro."
Car le Père Gérôme sait ménager ses effets et ne
révélera qu'au troisième article le scandale qui motivait
son enquête...
Bien sûr, le Père Gérôme est très partial: il ne met en avant que les arguments qui servent son discours et, quand il faut avouer un bienfait, il qualifie "cette maison Greffulhe si large, si grande, si généreuse, mais surtout en apparence et en façade, pour la galerie et la réclame. "
"Le château faisait vivre de
nombreux habitants du village ainsi que la ferme. Il y avait des cultivateurs,
un jardinier en chef, des jardiniers, un garde particulier, un concierge,
des journaliers, un conducteur d'auto, un cocher, un charretier, un maître
d'hôtel, des domestiques, un chef cuisinier, un piqueur de chasse, un
secrétaire particulier. La comtesse faisait travailler 7 femmes du
village à la confection de vêtements pour les nécessiteux,
faisait organiser des soupers pour les pauvres, distribuer du pain ou donnait
du travail à une femme seule avec des enfants. En 1904, la famille
Greffulhe prenait part à la vie du village en payant les dépenses
pour la réparation de l'église. Chaque année la comtesse
organisait un arbre de Noël. Elle offrait des étrennes aux enfants
du personnel, un jouet et un livre. Les parents touchaient une somme égale
à un mois de salaire. Cette femme très généreuse
ne supportait pas de rester indifférente à la misère
des gens."
Ghislaine Harscoët, monographie de Fontenailles
1997
"La famille, en effet, finance nombre d'institutions charitables, au premier rang desquelles la Société philanthropique et l'hospice Greffulhe. Les châtelains de Bois-Boudran assument les frais des deux écoles tenues par des sœurs : l'école Greffulhe de Nangis, et celle de Fontenailles -village dont la famille entretient également l'église. Elisabeth donne du travail aux femmes seules chargées de famille, emploie sept femmes du pays à la confection de vêtements pour les nécessiteux, organise des soupes populaires. À Paris, elle répond personnellement aux innombrables demandes de secours qui affluent en permanence, via l'Office central des œuvres de bienfaisance." Laure Hillerin: la Comtesse Greffulhe, l'ombre des Guermantes
On trouve trace de la générosité
du comte dans tout le canton de Mormant, où il fut élu et
où il n'oublait pas de laisser des plaques louant ses bienfaits,
comme sur le socle de la fontaine de Champeaux, "offerte
par le comte Greffulhe, conseiller général et par M. Chassaing,
conseiller municipal".
A la même époque, Jean Hubert Debrousse, châtelain de
la Chapelle Rablais et maire de 1876 à 1899, subventionnait aussi
sa commune, sans arrière pensée électoraliste: "M.
Debrousse, maire de la Chapelle Rablais, a meublé les écoles
de sa commune du matériel convenable, tableaux de lecture, tableaux
noirs etc... A ce don important, M. Debrousse a ajouté à l'occasion
du jour de l'an, à titre d'étrennes aux élèves
les plus méritants, des volumes et des jouets magnifiques..."
Ajoutons qu'à son décès
en 1899, l'hospice Debrousse, fondé par sa soeur, hérita d'un
million. "Jean Hubert Debrousse lègue
sa fortune à l’Assistance Publique de Paris. Parmi les biens
légués figure la propriété des Moyeux qui s’étend
alors sur 896 hectares. Le château est vendu le 31 juillet 1900 à
M. et Mme Rigaud, les célèbres parfumeurs."
site des Moyeux
La salle des fêtes de la Chapelle Rablais porte, depuis peu, le nom
de ce généreux châtelain.
Dans le même ordre d'idées: "Cependant, ce républicain farouche continue à donner dans le château de Bois Boudran, des fêtes superbes, princières... quant au peuple, il va recommencer à boire un peu de champagne. Les élections approchent ! " Le Briard le 27 janvier 1893
Pourquoi la loi qui est exécutée ailleurs ne l'était
pas chez lui, pourquoi, par exemple, les gardes se promenaient dans son
domaine, le fusil de chasse à l'épaule, au besoin chassant
le lapin, sans être munis d'un permis de chasse...
"- Pour te promener ainsi avec ton fusil, tu n'as tout de même
pas de permis.
- Si j'en ai un.
- Je parie que non et je parie même une bouteille de Champagne que
tu n'es pas fichu de me le montrer."
L'autre prend son portefeuille, fait le vaillant et en tire quoi? Sa carte
d'électeur !" Le Briard 28 juillet 1893
"Le Nouvelliste de Melun est, comme
chacun sait, l'organe de M. le comte Greffulhe. Emargeant à la même
caisse que les faisans, il est tout naturel qu'il les défende."
Le Briard 8 novembre 1892
"Officiellement ils sont abonnés
aux Affiches et ils reçoivent le Nouvelliste gratuitement, mais leur
lecture favorite est le Briard. Une femme me disait: "Les Affiches!
nous ne les ouvrons seulement pas… On est forcé de s'y abonner
à cause de la Maison et pour donner le change, mais en réalité,
il n'y a que le Briard que nous lisions." Et elle me tendit tout un
paquet d'Affiches et de Nouvelliste dont les bandes étaient intactes…"
Le Briard 22 octobre 1892
D'un côté, le Briard, de l'autre "le
Nouvelliste de Seine-et-Marne, et le Réveil de Coulommiers (dont
il avait acheté respectivement le tiers et le quart des abonnements)"
Anne de Cossé Brissac
"Le Nouvelliste de Seine et Marne" changea souvent de nom, on
le retrouve sous le titre "le Républicain", d'autres fois,
"le Nouvelliste de la Brie", ou "le Seine et Marnais".
"Le Réveil, journal de l'arrondissement de Coulommiers"
quelquefois titré "la Brie" devint "le Réveil
de la Brie". "Les Affiches" que cite le père Gérôme,
journal "dont les bandes étaient
intactes" était "Les Affiches
de Seine et Marne et Journal de Provins réunis" ou bien "le
Réveil de la Brie" puis "le Républicain" dont
je cite de nombreux articles dans cette page. AD77
GAIA notices des journaux et revues
Quels qu'en aient été les noms, des journaux étaient
aux mains d'Henry Greffulhe qui s'en servait pour sa propagande électorale;
il les distribuait gratuitement en grand nombre dans les communes de sa
circonscription.
Henry Greffulhe s'est lancé en politique par tradition familiale
plus que par conviction. Il était fils de "Charles
et de Marie Félicité de la Rochefoucault d'Estissac, membre
de la Chambre des Pairs en 1839, retiré de la politique, décédé
en 1888, d'où trois enfants: princesse Auguste d'Arenberg ; princesse
Robert de l'Aigle; comte Henri(y) Greffulhe marié à la princesse
de Chimay." comme le note dans sa monographie
l'instituteur de Thomery où la famille possédait le château
de la Rivière et "une grand'tante,
Marie Thérèse Joseph de Castellane, était châtelaine
des Pressoirs du Roi, à Samoreau",
sur la rive opposée.1889 monographie
de Thomery 30 Z 411 par Huet & Pignard Peguet
Henry (avec un y) était neveu d'Henri (avec un i), "le
comte Henri, qui fonda le comité des courses, devint conseiller général
en 1877 et mourut en 1882"
Pignard Peguet Histoire illustrée de Seine et Marne, "Maison
Greffulhe"
"Tout dévoué aux idées conservatrices et monarchiques,
il joua un rôle politique important pendant la période qui
précéda les élections du 14 octobre 1877, comme président
du comité formé pour soutenir les candidats conservateurs
qui avaient d'ailleurs l'appui officiel du gouvernement du Seize Mai. Membre,
puis président du Conseil général de Seine et Marne,
il fut élu, le 15 novembre 1877, par la Chambre haute, sénateur
inamovible... Il prit place à droite, et fit partie, jusqu'à
sa mort, de la majorité, alors monarchiste, du Luxembourg."
Wikipédia Henri Greffulhe
Le comte Greffulhe hésita sur le parti le plus favorable à son élection. La famille était royaliste. La banque Greffulhe "joua un rôle important sous la Révolution, fournissant des fonds aux émigrés et gérant les biens de la famille d’Orléans." Archives nationales du monde du travail, Greffulhe papiers de la famille 2006 064 M Son père quitta la politique à la fin de la Royauté: "Louis-Charles Greffulhe, n’a que 6 ans à la mort de son père (1820); bien que Pair de France à la mort de ce dernier, il ne siège à la Chambre qu’à partir de l’année 1839. Il soutient le gouvernement de Louis Philippe jusqu’à la proclamation de la II° République, qui le voit quitter définitivement la politique." source: idem
"Elisabeth respectait la famille royale
mais ne croyait pas à son avenir politique, surtout confié à
Boulanger. Aussi avait-elle pleinement approuvé Henry lorsque celui-ci
avait décidé de se présenter sans étiquette aux
élections cantonales et d'axer avant tout sa campagne sur les intérêts
locaux... Henry, bien que signalé comme monarchiste dans le rapport
de la préfecture, avait été élu à une importante
majorité." Anne de Cossé Brissac:
la comtesse Greffulhe
Elisabeth, son épouse, lui avait cyniquement
conseillé: "II s'agit simplement d'être plus malin
que les autres, de bien jouer la comédie, de les tromper sur les mots
sans renier ce que l'on croit, de ne rien écrire de compromettant..."
cité dans Cossé Brissac
Les Archives départementales ont mis en
ligne une caricature titrée: "Le
candidat chauve-souris. M. le comte Greffulhe: je suis républicain,
voyez mes déclarations! je suis réactionnaire, voyez ceux
qui me soutiennent!" où cet être
mi-souris, mi-oiseau survole une campagne peuplée de lapins dont
la chasse lui est réservée.
AD77 6FI384
Un "candidat chauve-souris" qui a le profil du comte est cité
dans cet entrefilet du journal du Loiret 25 et 26 mai 1863, bien que le
comte n'ait été député qu'entre 1898 et 1893;
il sera plus tard élu du canton de Mormant depuis 1888 avant de plier
devant le candidat du Briard en 1913.
Quelques faits repochés au comte, quand il se
mêla d'élections, ne sont pas sans rappeler les agissements
des hommes politiques du XXI° siècle, d'un côté
et de l'autre de l'Atlantique; le "fort bobo au bout de la langue"
(ou du doigt qui tweete frénétiquement) serait toujours d'actualité:
"Il serait puéril de nier l'heureuse
influence que la grande fortune du comte Greffulhe a eue sur son élection,
moins peut être par ce qu'on en a reçu que par ce qu'on en
attendait." rapport de M. de Villebois-Mareuil
" Le radical Camille Pelletan l'accusait
d'avoir trompé ses électeurs en affirmant son adhésion
à la République, et d'avoir acheté leurs votes, ce
qui risquait de compromettre la validation de son élection."
... "Mais c'était compter sans les maladresses d'Henry, qui
offrait un jour à Galliffet de mettre sa fortune à sa disposition
pour le faire nommer généralissime, puis assurait Du Lau qu'il
pourrait être prochainement ministre, et enfin déclarait à
un quidam, parlant des républicains, qu'« ils sont affreux,
et sentent mauvais... », au désespoir de Sagan, qui finissait
par lui souhaiter «un fort bobo au bout de la langue»..."
extraits de "la Comtesse Greffulhe"
d'Anne de Cossé Brissac
"M. le comte ... Greffulhe,
pair de France, mu par un sentiment de bienveillance, qui lui étoit
habituel, fonda, pour les enfans mâles, une école d'enseignement
mutuel *, et quand nous avons eu le malheur de perdre cet homme de bien,
il a voulu perpétuer son bienfait en laissant à la commune
une somme suffisante pour l'entretien de son école."
Michelin, Essais historiques 1841.
Ce comte Greffulhe n'était pas Henry,
mais son grand père: Jean Louis qui subventionna l'école de
Nangis, dès 1817.