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Des Thiérachiens
dans le Morvan

par Janine Lemoine

« Olivier de Chastellux s’est fait un nom dans l’histoire du Morvan, en travaillant à peupler ces contrées, où il avait fait des acquisitions considérables. Pour en tirer parti, il amena de Thiérache, pays ruiné par les guerres, des colons, on dit même des prisonniers, auxquels il permit de s’y établir à charge de défricher le sol… ». Ainsi écrivait l’abbé Henry dans ses « Mémoires Historiques sur le canton de Quarré-les-Tombes ».

En étudiant l’histoire de la Thiérache, contrée la plus orientale de la Picardie, on est frappé de voir combien cette région était vouée à subir les contrecoups de toutes les armées : la Guerre de Cent Ans avec les invasions anglaises sous François 1er et Charles Quint, celles des Allemands, des Espagnols et des Anglais traversant le pays en tous sens, puis les guerres de Religion avec leurs massacres, et la Ligue.

Les dates de 1340, 1456, 1553, 1562 marquent le dépeuplement de la Thiérache. Ajoutons un tremblement de terre en 1579, des pestes à répétition qui faisaient des milliers de morts. Très éprouvés, les paysans ne pensaient plus qu’à fuir. En 1593, un historien écrit « les villages sont déserts et sans habitation ». 12.000 personnes avaient quitté la Thiérache !

Le Hainaut, tout proche, offrit un refuge à ces paysans contraints à l’exil. Mais il leur fallait réussir à passer la frontière. La Flandre, le Cambrésis, le Pays de Liège en accueillirent également. Le Hainaut et le Cambrésis offraient toute sécurité, car ils étaient à l’abri des guerres et des invasions désolant le Royaume de France.

Le Hainaut était une terre de transit où les transports tenaient une place importante. Des trains de chariots et de charrettes tirées par quatre bœufs animaient les routes. On y extrayait la houille et le travail du fer y était très actif. La vie des gens était sobre. Elle était rythmée par les travaux des champs, l’élevage, les labours, la fenaison, la traite des vaches et les moissons. Et le Hainaut, alors possession des Ducs de Bourgogne, était une province heureuse.

Mais vinrent les calamités du XVIème siècle : 1522, avec le mouvement luthérien, 1566, « l’année de la désolation et des calamités belgiques », puis l’orée frigorifiante de la seconde phase du petit âge glaciaire pendant lequel les pauvres ruraux pour assouvir leur faim, coupaient le blé à demi-mur et le mangeaient à l’instant. En 1598, la détresse était partout.

Et c’est dans le Pays de Chimay, au sud du Hainaut, pays d’élevage et d’agriculture, où au XVème siècle on vit apparaître des forges et des fourneaux, une fonderie et même une verrerie, que nous avons retrouvé un grand nombre de ceux qui deviendront des Morvandiaux.

Ce n’est pas seulement depuis des décennies que nos ancêtres s’y étaient réfugiés, mais dès le XVème siècle. Malheureusement, l’aube du XVIIème siècle marqua le début d’une suite ininterrompue de conflits forestiers, et c’est sur le thème du pâturage que vont apparaître de graves conflits. Pendant 20 ans, un conflit extrêmement dur se poursuivit entre les autorités seigneuriales et les paysans. Et, en 1595, la déclaration de guerre à l’Espagne par Henri IV, entraîna le maréchal de Bouillon et ses armées dans le Luxembourg et le Hainaut.

Les moyens d’existence étaient devenus extrêmement précaires. Les familles étaient réduites à la plus grande misère. Après tant d’années d’exil, nos Thiérachiens devaient à nouveau songer à fuir. L’attirance du Royaume de France était, depuis un certain temps, des décennies même, dans tous les esprits. C’est ainsi que de nombreuses familles prirent la route pour le Morvan.

Avec la collaboration de l'auteur, je reproduis ici le texte qu'elle a rédigé pour "Vents du Morvan" n°46, printemps 2013, qui permet de mieux éclairer la migration d'un groupe de Thiérachiens vers le Morvan au début du XVII° siècle.

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La route avait été longue. Les Thiérachiens, convoyés par des soldats de la garnison du château de Chastellux, avaient longé et même traversé des forêts où se mêlaient mille bruits inquiétants, sangliers menaçants, loups affamés, brigands embusqués … et les éperviers aux ailes démesurées ajoutaient au sinistre en glapissant et tournoyant dans un ciel bas. Ils avaient dormi dans des huttes de bûcherons, parfois des granges, rarement dans un couvent. Chaque lendemain, dès l’aube, ils repartaient pour la grande aventure de leur vie.

Enfin, ils étaient dans le Morvan ! Après les derniers chemins pierreux, tortueux, montant et descendant sans cesse, bordés de haies vives, ou en creux, les « sarvalés », entourés de « térulées » abrupts où l’on s’y « embourdérait », dans un tournant, ils aperçurent un château féodal à pic sur un ravin. C’était une forteresse aux impressionnantes tours couronnées de créneaux et hérissées de mâchicoulis, reliées entre elles par une épaisse muraille aboutissant à une vieille tour, la tour de guet, signe de l’autorité judiciaire des sires de Chastellux.

L’accueil leur avait plu et les propositions faites les avaient enchantés. Habitués à leur patois, ils eurent d’énormes difficultés à comprendre les propos des hommes de ce pays lesquels, trouvaient-ils, parlaient un jargon épouvantable avec un accent qui ne l’était pas moins. « Le Morvandiau ne roule pas des perles, il roule des pierres, des pierres précieuses ! »

C’est donc, conduits par des soldats que les colons s’enfoncèrent dans la Forêt au Duc pleine de renards et de loups. Des futaies de chênes et de hêtres se dressaient, sombres et inquiétantes cavernes végétales où l’on pouvait s’y perdre à jamais. A coups de bâtons et de haches, ils progressaient très difficilement dans les broussailles et les ronces. Et c’est, près de la chapelle de Saint Eptas qu’ils s’arrêtèrent.

Sans tarder, parents et enfants se mirent au travail. Ils étaient bien décidés à rendre ces arpents qui venaient de leur être confiés, aptes à recevoir leur charge de froment, d’avoine et d’orge. De mauvaises huttes de charbonniers abandonnées leur permirent de s’abriter provisoirement.
Le débroussaillage et l’abattage des arbres étaient les travaux les plus pénibles. Partout, on entendait les cognées et leurs répons : coups sourds, coups clairs, à plat … Suivait le cri des hommes afin que chacun se protège lorsque les arbres tombaient. Puis ils arrachaient les souches aux cents liens enfoncés dans la terre, tranchant l’une après l’autre les dernières racines. Les fûts étaient débités, souvent à l’aune en vue du flottage, le reste en billons et rondins .. Venaient ensuite le débardage et le transport des racines. Tous s’y employaient. Ils les chargeaient sur des chars d’un autre âge, aux roues faites de planches juxtaposées.
Pas un jour n’avait passé sans qu’ils se réjouissent de leur décision. « Pour le paysan, ce qui l’intéressait, c’était le lien qui l’unissait à la terre nourricière, la façon dont il la « tenait ». (P. Goubert)

Au début, ils vécurent dans des cahutes d’une grande rusticité ; ils les construisirent eux-mêmes. Puis, par souci de sécurité et aussi par économie, ils n’avaient pas hésité à faire groupes et formèrent des communautés. Ainsi, hommes, femmes et enfants, deux frères majeurs de vingt ans après le décès de leur père, vivaient sous le même toit, « à savoir quand tous vivent d’un même pain et d’un sel ». Une tablée de douze à quinze personnes n’était pas rare. On peut imaginer la maîtresse debout, plongeant la « pauche » dans le brouet et répartissant la pitance gravement, comme prêtre en messe, le maître disant la bénédiction avant chaque repas. Car ces gens avaient une foi vive et étaient animés d’un réel sentiment religieux. Après le dîner, venait la veillée. Tous les membres réunis avaient enfin une vie de famille. Les mères voyaient leurs enfants, les frères et sœurs se retrouvaient. Ils se rassemblaient dans le chauffoir devant un énorme feu alimenté par des genêts.

L’âge rendant les anciens plus causeurs, ils racontaient des légendes, les grandes actions et les grands crimes qu’ils savaient par tradition. On parlait des vouivres, ces animaux fabuleux gardiens de trésors, cachés généralement près d’une source. L’existence prétendue de trésors sur les lieux mêmes où ils vivaient les faisaient rêver. Tout en écoutant, chacun travaillait. Cela durait jusqu’à 9 heures. Le plus silencieux se levait alors et disait : « Enfants, la prière … ». Le maître, recueilli, récitait lentement les oraisons, puis chacun se retirait dans sa chambre.

C’est ainsi que s’élevèrent ces maisons de communautés tout en longueur, comme le montre le plan-type, en deux versions : avec couloir ou auvent.

Dès son organisation en communauté, la famille était de condition libre, la mise en commun ne portant que sur l’ensemble de l’exploitation avec les fruits à en percevoir, le patrimoine particulier de chacun restant intact. Il en résultait que la famille jouissait du droit de posséder et de transmettre. La communauté n’était en fait qu’une association de travail. Quant aux mariages, pas de libre choix ! Ils devaient être favorables aux intérêts de la communauté : on s’unissait même entre les différentes branches d’une même communauté, ceci pour éviter de disperser les biens.

« La vraie raison d’être des communautés était dans l’esprit des familles et dans les nécessités du ménage des champs. » (P. Molher). Les traits de mœurs de l’isolement, mais aussi de la vie collective, étaient la joie de vivre en commun avec une endogamie fréquente. Cette classe de paysans était infiniment stable, laborieuse, morale et humble, très sérieuse dans les travaux agricoles.

Ci-dessous, une carte situant une douzaine de ces communautés sur la quarantaine de familles retrouvées et installées dans le Morvan.

Dans le bail passé entre Olivier de Chastellux et les Thiérachiens, ces derniers devaient lui payer « une poule de belle-main par arpent, une tierce ou dîme, une poule de coutume, cinq sous de bourgeoisie. Ils étaient tenus de faire guet-et-garde autour de son château, lorsqu’ils y seraient requis, sous peine de douze deniers d’amende pour chaque défaillant. » (Abbé Henry)

Outre la dîme, s’ajoutait pour les habitants des bois « l’usage de Quarré », un droit d’usage et de pacage dont les conditions étaient réglementées. Une charte de 1622 stipule : « savoir d’y prendre par les mains des forestiers, bois tant pour maisonner, clore leurs héritages, que pour leur chauffage et autres nécessités. »

Ces Thiérachiens cultivèrent leurs terres, augmentèrent leur rendement, leurs communautés s’agrandirent et, pour la plupart, ils s’intégrèrent dans leur nouvelle patrie et devinrent de vrais Morvandiaux …


"Une émigration oubliée, des Thiérachiens dans le Morvan" par Janine Lemoine

Un ouvrage de 87 pages, avec cartes, illustrations, dénombrement … « particulièrement bien documenté », «passionnant », en vente au château de Chastellux «ph.dechastellux@orange.fr»
Cet ouvrage relate, après de longues recherches, l’histoire retrouvée des Thiérachiens qui, vers 1612, défrichèrent le domaine d’Olivier de Chastellux. Elle est racontée par Janine Lemoine, elle-même descendante de ces Thiérachiens et de vieilles familles morvandelles.


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Fondé en 1998 par une équipe de bénévoles amoureux du Morvan, le magazine associatif Vents du Morvan est entièrement élaboré, conçu et imprimé en Bourgogne. Trait d’union entre les 4 départements bourguignons, il se veut la voix du monde associatif qui, par sa variété et sa vivacité honore le territoire par d’innombrables initiatives.
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