La vie retrouvée des voituriers tirachiens / 21
Tirachiens et galvachers

Moi dit l’un, j’ai d’un coup de mon fameux Bâton
Etendu raide mort, "Bien-Aimé le Breton"
En le voyant tomber, son proche camarade
Ignorant si du flanc je connais la parade
Me porte un coup de bout qui m’effleure la peau
J’y riposte, et le mien lui brisa son chapeau...
Furieux de n’avoir pu lui fendre le crâne… je saisis une pierre…
Ce coup me réussit, je le frappe à la tempe
En le voyant tomber, aussitôt je décampe.

Conseils d'un vieux compagnon à son fils prêt à partir pour le Tour de France 1840

Bien belle bagarre, ci dessous. S'agirait-il d'une de ces émeutes révolutionnaires qui ont émaillé le XIX° siècle? ou bien de ces Apaches des Fortifs traqués par Vidocq?
Vous n'y êtes point, il s'agit de la fine fleur des ouvriers, des Compagnons du Tour de France qui ne trouvaient rien de mieux que se fracasser le crâne à grands coups de cannes enrubannées, mais plombées, quand ils rencontraient une bande d'une autre obédience.
Si les meilleurs parmi les ouvriers pouvaient se livrer à de telles actions, comment a pu se passer la rencontre entre deux groupes de voituriers concurrents, venant de provinces différentes, conduisant des attelages différents, mais tous deux experts en débardage de grumes et charrois de bûches?
Les concurrents des Thiérachiens venaient du Morvan. Dans les actes, ils sont définis comme "voituriers bourguignons", mais on les connaît surtout par leur surnom: "les Galvachers".

Quand des érudits ont cherché une étymologie à ce sobriquet donné par des paysans, cela a donné lieu à bien des interprétations, depuis le simpliste gars-vacher (cow-boy, pour tout dire, pourquoi pas Gaucho?) jusqu'au nationaliste qui, rapprochant "gal" de Gaulois fait remonter ce surnom à la plus haute antiquité: "vacher gaulois, indice perpétuel de la vénération des Indoux, et par suite des Gaulois envers les vaches, et qui donna naissance à une foule de réglements, à ce point même qu'on porta des peines sévères contre les voleurs de bouse." Essai d'un vocabulaire celto-kymrique.
Il est bien rare qu'un surnom donné à un étranger au "pays" soit tendre et affectueux: "Le mot n’est pas d’origine morvandelle, mais berrichonne: galvache est une déformation de "galouache" ou "galouage", le fait de "courir les chemins". En fait, il s’agit bien de termes péjoratifs au départ." Claude Régnier "La galvache implique l’idée d’une vie errante et relâchée".... "galvachou", "coureur de grands chemins, vagabond" Eugène de Chambure

Comme les Thiérachiens, les Galvachers quittaient leur pays quelques mois, pendant la saison de débardage; comme les Thiérachiens, certains choisirent de se fixer loin de leur foyer. Et l'on verra plus loin d'autres liens qui pouvaient les unir.
Le Morvan se souvient de la migration de ses bouviers, comme il a gardé la mémoire de ses célèbres nourrices; des livres, des sites, un musée sont consacrés aux galvachers, mais aussi des restaurants, un groupe folklorique, une marque de couteaux, une chanson... Comme le souvenir des "Tirachiens" s'est effacé, se pencher sur la vie des bouviers du Morvan permet aussi d'éclairer celle des voituriers du Nord.
Pour résumer: "les galvachers étaient des agriculteurs originaires du Morvan qui partaient "se louer" avec leurs bœufs afin de réaliser des travaux de halage requérant une forte puissance de traction. Il s'agissait essentiellement du débardage des forêts. Ce métier a pris une forte expansion au XIXe siècle pour s'éteindre après la Seconde Guerre mondiale." Wikipédia

Dans le Morvan, "pays sauvage où neige et glace sévissent communément six mois par an, où la justice craint le paysan et où le paysan ne craint que le diable...", le paysan était devenu artiste dans le dressage des boeufs "à l'origine, des barrés à l'échine rayée de blanc et aux cornes pointues, vestiges de l'ancienne race rouge morvandelle aujourd'hui totalement disparue" qu'il attelait à la "çarotte" à deux roues, puis au char à quatre roues, pour parcourir les chemins tortueux.
Citations: sites de Lorme et Anost
Ce petit texte a servi de base à une fresque réalisée à Moulins-Engilbert sur le mur du musée de l’élevage, qui a remporté le prix du public dans le cadre du festival « Faites le mur » (septembre 2014)

 

"À chaque âge, dans le Morvan, correspondait une fonction à tenir derrière les puissants bœufs rouges de la région. Le gaminet de cinq ans était le "berger d'aumailles" ; il gardait les bêtes au pré. Trois ans plus tard, il s'attelait à la charrue et devenait laboureur. A seize ans, on le retrouvait "toucheur" sur la route de Paris. A vingt ans, pendant la saison des labours, il partait s'embaucher au loin comme "brioleux"." correspondance avec Hugues Hovasse, magazine Nos ancêtres

Premier départ du foyer, le jeune Morvandiau peut être "toucheur de boeufs", il convoie les animaux de boucherie jusqu'aux marchés de Sceaux ou de Poissy:
"On lui confie alors quatorze animaux non liés, qu'il doit convoyer aidé de son chien, en évitant les villes, les bourgs et même les écarts proches de ces derniers, couchant à la belle étoile par tous les temps, ayant des provisions de bouche pour douze journées." site d'Anost
Comme les Thiérachiens, les toucheurs de boeufs pour Paris bénéficièrent de passe-droits pour la pâture des bêtes migrantes.

Doc: privilèges des bouchers et des voituriers

Plus tard, les moyens de locomotion avaient évolué, mais les toucheurs de boeufs suivaient encore leurs troupeaux en Brie: "Entre 1885 et 1900, un marchand de boeufs de Melun faisait ses achats dans le Morvan et ses abords, puis vendait ses bestiaux aux exploitants briards. Il assurait ainsi la liaison entre petits propriétaires nivernais et fermiers de la Brie. Or, dans la Nièvre, les familles de cinq ou six enfants ne sont pas rares et les salaires sont bas (o fr. 4o à ofr. 5o par jour), tandis qu'en Brie ils s'élèvent jusqu'à 3 francs. Le marchand de Melun organisant des convois de boeufs par wagons, emmena chaque fois vers la Brie des Morvandiaux qui voyageaient gratuitement tout en surveillant les bêtes. Quelques mois plus tard, les Morvandiaux établis en appelaient d'autres." c'est ainsi qu'à Mormant, vers 1900, on recensait quarante trois Morvandiaux, dont vingt deux pour la seule grande ferme de l'Epine. Abel Châtelain, Brie terre de passage Coubert était aussi fief de Morvandiaux.
De l'emploi du boeuf aux labours lourds pour les betteraves à sucre, subsiste à la Chapelle Rablais le rare témoignage d'un "travail" à ferrer, en face de l'ancienne maréchalerie. Il n'existait pas au début du XIX° siècle. Des sangles tendues par des rouleaux permettaient d'entraver les bovins.

Enfants gardiens de vaches, adolescents laboureurs ou meneurs de troupeaux, à l'âge adulte, certains Morvandiaux choisirent de quitter le pays la moitié de l'année pour tenter l'aventure de la Galvache.

Au départ, seuls les plus aventureux quittaient leur hameau pour chercher au loin l'argent qui manquait. Puis la migration entra dans les traditions comme à Anost d'où partaient près de sept cents galvachers au milieu du XIXème siècle "Certains villages du Haut-Morvan étaient presque vides pendant quatre ou cinq mois de leur population masculine valide ; c'étaient, il faut le dire, les paroisses les plus pauvres." Philippe Berte-Langereau "Les galvachers du Morvan" ed. Alan Sutton
Les jeunes hommes allaient "faire leur Picardie" sachant que la Picardie commençait au dessus d'Avallon pour un Morvandiau, comme le "Nôôôrd" débute dès Avignon pour un Marseillais.
Les galvachers partaient vers le premier mai, ayant planté les pommes de terre et ne revenaient qu'à la Saint Martin, le 11 novembre. Par contre, le rythme annuel des Tirachiens, quand ils n'étaient pas encore fixés en Brie, est inconnu, la mémoire collective ayant oublié cette migration.

Les documents ne permettent pas de faire ressortir une constante, comme les dates de départ et retour révélées par les passeports pour l'intérieur de la Chapelle Rablais. Au contraire d'autres migrants, les maçons de la Creuse, qui les demandaient au printemps puis à l'automne, les voituriers les sollicitaient n'importe quel mois de l'année.

Demandes de passeports des voituriers
Départ des maçons
Retour des maçons

Chère Fanchon, assuie tas yeux,
Voichi le moument des r’aidieux,
Ailons, mai belle,
Aidoucis ton chaigrin,
Souais-mouai fidèle
Jusqu’ai lai Saint-Martin...

"Il part avec du pain, plus rarement avec un saloir plein, toujours avec la botte de foin pour les boeufs; il ne s'arrête pas dans les auberges, mais bivouaque, la nuit, le long des chemins, abrité de sa seule "limousine". Arrivé à destination, il lui faut partir à la recherche d'une coupe de bois dont il transporte les produits, de la maison où il peut coucher et manger, de la pâture ou du pré pour ses bestiaux." Marcel Vigreux

"Une fois arrivés, après de longues journées d'une marche forcée, ils louaient un pré pour mettre leurs animaux et pour le reste, travaillaient sans trêve ni repos, dormant dans la hutte du charbonnier ou sous le chariot, solitaires mais jamais oubliés par ceux qu'ils avaient laissés. Du lever du soleil à son coucher, ils chargeaient le bois de moulée, débardaient les billes, les grumes et les billots, jusqu'à des troncs énormes que personne n'aurait pu transporter, puis leur chantier achevé, alors que la forêt d'automne rougissait de nouveau, ils prenaient le chemin de leurs huis lointains, cheminant devant leurs rougeauds. Pendant la longue absence des hommes, les femmes, les vieux et les enfants assuraient les récoltes de la belle saison, soignant les animaux restant, préparant l'hivernage, portant à bout de bras et de courage, l'avenir incertain de la maison."
musée des Galvachers Anost

Les galvachers ne charriaient pas que du bois: "ces charretiers morvandiaux transportèrent tout ce qui put être chargé; des pavés de granit pour les grandes percées parisiennes du baron Hausmann, aux vins de Bourgogne, en passant par les pierres meulières des banlieues, sans oublier les éléments nécessaires à la construction des voies de ce chemin de fer qui, un jour prochain, mettrait à mal cette pratique ancestrale." musée des Galvachers Anost

"Les lieux où ont travaillé les charretiers du Morvan sont variés et plus ou moins éloignés du pays... des distances de 250-350 kilomètres; ce qui était une expédition pour atteindre les coupes au pas des boeufs. En effet, les témoignages concordent fidèlement: on comptait 25 kilomètres par jour. Les plus longs voyages duraient 10 à 12 jours." site lemorvandiaupat
Ne peut-il donc, dans son Morvan,
Vivre aussi bien en travaillant ?
Quand là l’ouvrage
Ne manque pas au bras,
Est-il donc sage
D’aller aux pays bas ?

"Si l’on en juge par les témoignages des enfants ou des descendants, une chose paraît claire : on a gagné de l’argent. Aujourd’hui, les photos, les maisons, les propriétés sont là pour l’attester. Bien sûr, on n’a pas fait fortune. Mais par rapport à ceux restés au pays, on a pu se permettre des dépenses qui n’auraient jamais été possibles sans cet apport d’argent." site lemorvandiaupat

"Bien peu y font fortune; beaucoup même y ont mangé leur petite aisance et auraient mieux fait de rester cultiver leurs terres mais une fois endurcis à ce métier, les charretiers n’ont plus de goût à la culture. Il n’est pas difficile d’être galvacher il suffit d’acheter deux ou trois paires de bœufs à crédit, de faire construire un ou deux chariots et d’aller entreprendre de l’ouvrage. A la Saint Martin, on revend les bœufs avec deux ou trois cents francs de perte par paire; il faut aussi payer pâture, foin, charron, maréchal, boulanger; et si le charretier a quelques centaines de francs de bénéfice, il s’estime très heureux."
Jean Simon, instituteur et maire de Lavaut de Frétoy 1883

"De retour au pays avant l'hiver, il mettait généralement en vente ses bœufs à la foire annuelle d'Anost le 1er décembre où ils étaient alors achetés soit par des emboucheurs du Bazois, soit par des entrepreneurs picards."
site de Lormes
"Le cheval seconde beaucoup mieux l'homme; l'intelligence, la vivacité de cet animal, s'accomodent très-bien aux vues de son conducteur. Il est plus courageux que le boeuf; il fait la moitié plus d'ouvrage, et il consomme beaucoup moins... Le boeuf ne vit le plus généralement que dans des pays où la terre produit sans effort, tandis qu'il est réservé au cheval de faire fructifier un sol ingrat qui, sans lui, fût demeuré stérile." Cours complet d’agriculture François Rozier, 1805
"Dans les terres légères, le boeufs de grande espèce, bien nourris, font par jour autant d'ouvrage que les chevaux; leur fumier gras & substanciel convient de préférence à ces terres; &, dans quelque pays que ce soit, ces animaux sobres vivent de paille, pâturent la nuit, travaillent le jour, & ne consomment point d'avoine; ils ne sont dispendieux, ni pour le bourrelier, ni pour le maréchal. Lorsqu'ils sont hors de service, ils sont bons à engraisser pour les bouchers, tandis que les chevaux ruinent en tout temps leur maître."
Vues patriotiques d'un laboureur 1790

"Les bœufs se révèlent moins rentables que les chevaux dans les contrées marécageuses, mais sont plus sensibles aux épizooties et à l’humidité. Leur vitesse de déplacement est moindre (4 à 5 lieues par jour), leur ferrage lent et difficile. Enfin, un huitième des animaux est hors service après 8 à 10 jours de marche en convoi. La conclusion est donc sans appel: "Il paroît certain que ces équipages ne pourroient convenir au service des corps d’armée et des divisions actives et que l’on ne pourroit les employer qu’au transport des denrées sur les derrières de l’armée."
Le cheval dans la Grande Armée

Cheval ou boeuf, à chacun sa spécialité, quoiqu'on ait vu de curieux attelages mêlant l'un et l'autre. Les Tirachiens préféraient le cheval, mais des boeutiers fréquentaient les mêmes chemins: "une auberge avec écuries, servant d'arrêt aux beutiers et aux tire-à-chiens qui y prenaient leur repas de midi et y faisaient également manger leurs bœufs, chevaux, mulets et ânes." auberge du Petit Châtelet
"Partout où le tirage des boeufs est isolé, leur service d'entremêle fort bien avec celui des chevaux. Il est commun de voir, de cette manière, un cheval et un boeuf attelés ensemble; ils se conviennent très bien. Quelquefois le boeuf détourne sa tête, et va avec ses longues cornes heurter le museau du cheval; celui-ci ne s'en émeut point. La queue du boeuf, en s'agitant, va chasser quelquefois les mouches de son voisin; celle du cheval lui rend bientôt le même service. Le cavalier, monté sur le cheval, fouette tantôt le cheval, tantôt le boeuf: tout s'arrange à merveille. J'ai ri quelquefois, en me rappelant avec quelle niaise solennité on a fait des expériences en Angleterre sur le pas du boeuf et sur celui du cheval. Que ces messieurs viennent en Allemagne, il y verront à tout moment, soit dans les champs, soit sur le routes, le cheval et le boeuf marcher l'un à côté de l'autre au même pas." Le Cultivateur, journal de l’industrie agricole 1829

Pendant la Révolution française, la pénurie de chevaux de trait fit qu'on les remplaça par des attelages de boeufs dans un joyeux cafouillage:
"Pendant les années révolutionnaires, les Thiérachiens ne purent assurer leur service d'une façon satisfaisante... La pénurie des chevaux était aussi inquiétante que celle des hommes. Les chevaux de trait, avaient été pour la plupart réquisitionnés, et ceux qui n'avaient pas été enlevés à leurs propriétaires, étaient gardés jalousement pour les besoins de l'agriculture; on ne se souciait pas de les distraire au vidage des bois... Cette pénurie de bêtes de trait était si accentuée, qu'il fallut se résoudre à généraliser l'usage des bœufs, dont les services étaient déjà si appréciés au Morvan. On ne pouvait songer aux chevaux de labour, continue le rapport, on a donc acheté des bœufs. Il a fallu les acheter et les rassembler, leur donner des conducteurs, les former en brigades, les répartir entre les exploitants ; mais cette organisation a coûté cher, car il avait fallu habiller et nourrir jusqu'à 500 bouviers. D'autre part le parcage des bœufs était une grosse question... Les bœufs étaient au nombre de 800 paires, mais ils n'avaient guère que 400 charrettes à traîner, et une bonne partie de ces charrettes n'avaient pas de roues; pour comble d'infortune, les bêtes, mal nourries, mal soignées, dépérissaient rapidement... ces bœufs furent presque tous transférés à Fontainebleau, dans un parc central. Cette solution avait un gros désavantage ; à Fontainebleau, les bœufs se trouvaient loin de la forêt d'Othe et des bois de l'Yonne, au vidage desquels ils étaient particulièrement destinés... On en vint à une solution raisonnable, la seule qui aurait dû, dès l'abord être envisagée : ces bœufs furent placés chez des cultivateurs, qui les nourrirent et les louèrent en automne aux marchands de bois qui en avaient besoin... Les bœufs purent enfin se rendre utiles... En résumé "ils ont sauvé Paris d'une affreuse disette, malgré l'état des chemins qui étaient absolument déplorables ayant été ravinés et à demi détruits par des pluies continuelles."
Jean Fromageot
 

  Les passeports, page des choix

  Suite: Bourguignons à la Chapelle Rablais


   Courrier

   
   
   

En 1874, l'abbé Henry émit l'hypothèse que les chevaux allaient succéder aux boeufs: "Cette spéculation a beaucoup perdu dans l'esprit du pays et ne tardera pas à être abandonnée parce que les routes qui sillonnent aujourd'hui les forêts permettent aux chevaux de faire un service que jusqu'alors les boeufs, par leur patience, pouvaient seuls exécuter." L'abbé était certainement meilleur prêtre et historien que forestier car le cheval ne remplaça pas le boeuf et ceux que j'ai vu travailler se passaient bien de routes pour débarder. abbé V.B. HENRY, curé de Quarré les Tombes