Maçons limousins
à la Chapelle Rablais /5

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pour leur légende.

Dans ces pages, il est souvent fait mention de "Passeports pour l'Intérieur". Il s'agissait d' ancêtres de la carte d'identité, que l'on devait demander dès qu'on franchissait les limites du canton. Ils étaient délivrés le plus souvent en mairie, où l'on en conservait le talon. Le voyageur devait présenter la feuille à chaque contrôle.
Beaucoup de ces documents ont été détruits dès lors qu'ils n'étaient plus utilisés, vers le milieu du XIX° siècle. Les Archives de Seine et Marne n'en conservent plus que huit séries sur les cinq cent dix communes du département; ainsi que quelques registres de délivrance des passeports ou de leurs visas en mairie. Par chance, deux cents documents avaient été préservés à la mairie de la Chapelle Rablais.

Sur ce site: "Qu'est-ce qu'un passeport ?"

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Un livret ouvrier était conservé par le travailleur; on peut en trouver dans les papiers de famille, mais très rarement dans les dépôts d'archives : "C'est un petit cahier qui identifie l'ouvrier, enregistre ses sorties et ses entrées chez ses maîtres successifs ... Tout ouvrier voyageant sans livret est réputé vagabond et condamné comme tel. Il ne peut quitter un employeur qu'après que celui-ci eut signé un quitus sur le livret, la signature devant être certifiée par une autorité, et ne peut quitter une commune sans le visa du Maire ou de la Gendarmerie, avec indication du lieu de destination. L'employeur doit inscrire sur le livret la date d'entrée dans l'entreprise puis la date de sortie, et indiquer que l'ouvrier le quitte libre de tout engagement."
Site Migrants du Limousin

Livret ouvrier d'un maçon creusois sur le site Migrants du Limousin

"En principe, le voyageur doit être muni d'un passeport établissant de façon indiscutable son origine, son nom et la raison de ses déplacements. Pour se le procurer, il faut se rendre au siège de l'intendance. Or Moulins est à 140 km d'Aubusson et Bourganeuf à 50 km de Limoges. Comme il y a aussi des droits à acquitter, les Marchois se contentent de simples saufs-conduits établis par les autorités de leurs villages, le curé le plus souvent ou le juge d'une justice locale qui, moyennant un peu d'argent, n'hésitent pas à leur fournir une attestation munie de quelques cachets de cire. Certains emportent un certificat de baptême et par économie s'en servent pour plusieurs voyages. Mais la plupart ne s'en préoccupent qu'en période difficile, lorsqu'ils redoutent une multiplication des contrôles. Ainsi, en 1700, le curé de Linard établit sur une simple feuille volante un certificat dans lequel il déclare que le nommé Jean Moune est marié, père de famille, que sa conduite n'a rien que de très régulier et qu'il l'a requis "attendu le bruit de milice de lui délivrer le présent certificat; que n'ayant jamais désobéi aux ordres du Roy, il lui serait fait injustice de l'interrompre dans sa marche". Annie Moulin: Les Maçons de la Creuse: les origines du mouvement

"Parmi les sources pour parvenir à établir des statistiques, certains ont pensé pouvoir utiliser les livrets ouvriers et les passeports intérieurs. Cette source n'est pas sûre. Les livrets ouvriers n'intéressent que les migrants choisissant des activités industrielles; (création: 1746, abolition: 1791, nouvelle obligation: 1804, mise en sommeil: à partir de la Seconde Restauration, remise en vigueur: 1854, disparition totale: 1890). Ce sont les maires qui les délivrent (à Paris, le préfet de Police). Or, les préfets du Premier Empire reconnaissent qu'il y a un laisser-aller. Les livrets ouvriers permettent de suivre les déplacements et les changements. Peut-on avoir mieux confiance dans les passeports intérieurs qui avaient la valeur de la carte d'identité d'aujourd'hui? Là aussi, le maire les délivre. Mais ce passeport peut servir pour de nombreuses migrations et tous les migrants n'en ont pas, les jeunes sont sous le couvert des anciens. Des préfets du Massif central ou des Alpes le reconnaissent. Aussi, il est bien difficile de n'utiliser que cette source pour obtenir des statistiques pour telle commune de départ des migrants. Cela reviendrait à se servir des cartes d'identité d'aujourd'hui pour faire un recensement de population..." Abel Châtelain

Si le passeport ne semble pas une source fiable pour les statistiques, il n'en est pas de même ici, où les actes ne sont pas assez nombreux pour permettre des décomptes savants.
A la Chapelle Rablais, le nombre de passeports demandés était très faible. Les numéros d'ordre de délivrance établissent qu'en trois ans, il ne s'y délivra que quatre documents originaux (sans compter les passeports tamponnés en mairie): n° 10, le 11 novembre 1811 Edme Tissot, scieur de long et voiturier en bois, natif de la Loire, se rendant à Momignies, département de Jemmapes; n° 11, 11 novembre 1811 François Hovet, manouvrier, natif de Genevray en Gâtinais, se rendant à Ruelle proche Nanterre; n° 12, 2 avril 1812 Jean Jacques Ozouf, curé de la Chapelle Rablais se rendant à St Remi des Landes, Manche, son village natal; n° 13, 1° février 1813, Pierre Victor Lasserre, cordonnier et rémouleur ambulant, natif de la Marne, demande un passeport pour la Seine et Marne pour y travailler.
A la même époque, à Bénévent où étaient délivrés les passeports pour le canton, sur le registre n°6: n°4 Léonard le Roudier, natif de Ceyroux, le 8 mars 1812, n°108 Michel Pagot, natif de Ceyroux, le 22 mars 1812; n°148 Jean Momet; natif de Mourioux, le 30 mars 1812; soit 144 passeports délivrés en seulement trois semaines en mars 1812. Bien sûr, on ne peut mettre en parallèle l'activité d'une petite commune de 500 habitants et celle de tout un canton, mais la rareté des sources oblige à ce rapprochement.
Relevés sur les passeports conservés à la Chapelle Rablais
Le rythme des demandes de passeports calque celui des mouvements de population qui étaient bien différents entre la Seine et Marne qui recevait plus de six mille "ouvriers étrangers à ce département" sous Napoléon I° et la Creuse qui en exportait quinze mille à la même époque (7% de sa population), et jusqu'à 85.000 à la fin du siècle (près de 30%). Sources: enquête 1809 et Abel Châtelain

Si le nombre réduit de passeports conservés à la Chapelle Rablais ne permettrait pas des analyses statistiques, il n'est cependant pas négligeable: une douzaine de maçons a laissé seize feuilles et vingt et un talons à la mairie de cette petite commune. Si l'on ne peut se livrer à de savants calculs, on a la possibilité de suivre chaque migrant individuellement, ce qu'un trop grand nombre de documents interdirait. Et les passeports deviennent alors sources de nombreux renseignements dont nous tirerons profit au cours de ces pages.

Liste des deux cents passeports conservés à la Chapelle Rablais

 

Passez la souris sur ce passeport

Département de la Creuse; sous préfecture de Bourganeuf; commune de Bénévent
Loi du 28 vendémaire an VI. Passe-port Registre 6 n°148
De par l'Empereur et Roi
Nous, maire de la ville de Bénévant, chef lieu de canton chargé de la délivrance des passeports de ce canton
invitons les autorités civiles et militaires à laisser passer et librement circuler de Bénévant, département de la Creuse à Rampillon, département de Seine et Marne
le sieur Jean Momet porteur d'un congé absolu, profession de maçon, natif de Mourioux département de la Creuse, demeurant au lieu d'Azat
à lui donner aide et protection, en cas de besoin;
délivré sur le dépôt d'un ancien passeport par nous délivré le 25 mars 1810 et nouveau certificat du maire de la commune.
Fait à Bénévant le trente mars 1812. Le maire
Prix du Passe-port: deux francs

Verso:
Vu et approuvé le présent passeport de l'autre part et bont pour retourner dans le département de Saine et Marne, fait au bureaux de la mairie de Mourioux le dix mars mil huit cent treize. Laforge, maire
Vu par nous maire de la commune de la Chapelle Rablais le présent passeport du sieur Jean Mommet arrivée en cette commune le 30 mars pour y travailler de son état de maçon. A la Chapelle Rablais le 30 mars 1813. Félix maire

Signalement: âgé de 40 ans, taille d'un mètre 67 centimètres, cheveux châtains, front rond, sourcils chatains, yeux gris, bouche moyenne, nez moyen, barbe noire, menton rond, visage oval, teint brun, signes particuliers néant .
Signature du porteur: n'a pas signer
Un passeport coûtait deux francs, sauf exception: gratuit pour les indigents, il a quelquefois été délivré sans frais à des maçons, quand le chômage sévissait à Paris et que des ouvriers inoccupés auraient pu participer à des émeutes. Le préfet, en 1828: "Les travaux de construction et de plusieurs autres branches de l'industrie s'étant ralentis dans la capitale, les ouvriers qui s'y rendent de divers points du royaume s'y trouvent dépourvus de ressources et sont obligés de solliciter les secours de route pour retourner dans leurs foyers." Alain Becchia: Etude des passeports intérieurs conservés à Elbeuf

Deux francs équivalaient au salaire journalier d'un artisan, sous Napoléon. A vrai dire, ce tarif est comparable à celui d'un passeport moderne: 86 € en 2017, quand le smic horaire net était à 7,61 €, donc l'équivalent de 11 heures de travail; une bonne grosse journée, comme voici deux cents ans.
S'en passer aurait exposé les migrants à bien des soucis en cours de route; mais les maçons rusaient: valable un an, ils faisaient régulièrement durer leur passeport un an et demi. Ils jouaient sur le millésime plutôt que la durée: pris au printemps de la première année, dans la Creuse, il n'était renouvelé qu'à l'automne de l'année suivante, dans la Brie, avec quelquefois des accommodements.
De mars 1812 à mars 1818, Michel Pagot aurait dû payer six passeports pour un coût de 12 francs. Il se débrouilla pour n'en demander que quatre qu'il fit diversement durer: 20 mois, puis 24, 12, 16...

Le record fut battu par son compagnon, Jean Momet: il fit établir son passeport pour l'intérieur à Bénévent, chef lieu de canton, le 30 mars 1812; renouvelé à la Chapelle Rablais le 20 novembre 1813; vu à Mourioux le 5 juin 1814, puis à la Chapelle Rablais le 9 décembre de la même année, il fut prolongé par le maire de Mourioux (lui avait-il fait payer les 2 francs que coûtait l'imprimé?) "Vu le passeport de l'autre part du nommé Momét Jean de cette commune de Mourioux et bont pour retourner dans le dpt de Saine et Marne, il ne fait party d'aucune fonction militaire, et il s'est toujours bien comportés en vret au nette homme. Délivré le présent certificat à defaux de papier fait au bureau de la merié de Mourioux le trois mars mil huit cent quinze." Signé Laforge
Le passeport de Jean Momet qui avait bien duré ne fut renouvelé qu'à l'automne 1815, le 10 novembre. Prévu pour n'être valable qu'une année, il servit 24 mois.

"A defaux de papier", les formulaires arrivaient à manquer, ou bien les événements politiques se succédaient à un rythme trop rapide! On continua à utiliser des imprimés à l'en-tête de "Police générale de l'Empire", sur le talon et "de par l'Empereur et Roi" sur la feuille quand l'Empereur ne gouvernait plus que la petite île d'Elbe, en surchargeant le tampon d'une mention manuscrite. Puis quand l'empereur revint pour cent jours, il fallut de même modifier les imprimés royaux...

Les tampons, traces des régimes politiques

C'est une chance pour nous que les maçons aient un peu tiré sur la ficelle à propos des passeports. Auraient-ils respecté scrupuleusement la date de péremption de leur document, qu'ils auraient certainement sollicité leur justicatif d'identité dans leur commune de résidence, au printemps, en Creuse et auraient fait de même au printemps suivant, ne laissant ainsi aucune trace en Brie. Cette première vague de migration n'a laissé que peu de traces dans les registres d'état civil, à part quelques décès. Contrairement à d'autres groupes de migrants (les voituriers thiérachiens, les scieurs de long du Forez) ils ne sont pas cités comme témoins avant que le type de migration ne change et qu'ils ne s'installent définitivement au village; ce qui n'est le cas d'aucun Creusois, sous Napoléon I°. La plupart des traces qu'ils ont laissées en Brie proviennent des passeports.

Comme celui d'autres migrants qui n'ont pas fait renouveler leur passeport à la Chapelle Rablais, le passage d'un bon nombre de maçons limousins aurait pu rester inconnu.

Suite: Maçons limousins à la Chapelle Rablais /6

   
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Doc: traces des maçons limousins

Qu'est-ce qu'un passeport ?
Les tampons, traces des régimes politiques
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Livret ouvrier d'un maçon creusois, site Migrants du Limousin