Maçons limousins à la Chapelle Rablais / 13
Jean & Barthélémy Momet (suite)

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pour leur légende.

Les familles Momet et Pagot n'ont pas laissé d'autres traces en Brie que leurs passeports entre 1810 et 1820. En chercher dans les actes d'état civil était voué à l'échec car si les Creusois notaient leur présence quand un compagnon décèdait ou se mariait; contrairement à d'autres migrants, ils ne figurent jamais comme témoins dans les actes briards que j'ai relevés.

Certains nomades ne restaient que quelques jours au village: les colporteurs, ramoneurs, étameurs, rémouleurs, cordonniers lorrains; trop peu de temps pour nouer des relations durables avec les gens du cru. Lesquels, en bons Briards, mettaient du temps à accorder leur confiance; mes parents, instituteurs de campagne, ont attendu longtemps avant d'être invités à franchir le seuil des fermes.

Pourtant, des saisonniers débardeurs, bûcherons, scieurs de long, charbonniers, sabotiers... étaient témoins dans de nombreux actes d'état civil. Rarement dans ceux des manouvriers et autres petits paysans, pauvres à tout faire, auxquels les migrants avaient peut être pris l'ouvrage. Ils fréquentaient plutôt les travailleurs des bois et les artisans du cheval. Dans le monde paysan, les migrants semblaient préférer fréquenter ceux qui n'étaient pas attachés à la terre, comme les bergers, qu'on trouve cités dans neuf actes, les batteurs en grange...
Mais les maçons n'ont laissé leur trace dans aucun acte, à part ceux entre Limousins.

 Doc: relations entre migrants et autochtones.
Doc: les métiers à la Chapelle Rablais en 1836

Le séjour des maçons durait plusieurs mois, ils revenaient régulièrement dans le même village, ils auraient donc eu l'occasion d'établir des relations avec les gens du cru, ou d'autres migrants; peut être d'ailleurs l'ont-ils fait sans laisser de traces écrites.

A Paris, ils avaient tendance à rester entre eux:
"Considérons le cas des Limousins de Paris, ils s'intègrent mal à la société urbaine, ils répugnent à adhérer aux différentes associations qui se créent au sein du prolétariat ouvrier de la capitale. Bandy de Nalèche... souligne ce refus d'association et il l'explique: les ouvriers limousins n'ont pas leur famille sur place, ils sont absents une partie de l'année ils changent assez souvent de lieu de travail de plus, ils se savent très peu appréciés des travailleurs parisiens qui les jugent avares et qui raillent leurs goûts et leur dialecte." Alain Corbin
"Défiant en outre par nature et par défaut d'instruction, l'émigrant Creusois restreint ses rapports à sa cohabitation avec les hommes de son village ou - de sa commune. Toute espèce d'association bienfaisante lui est étrangère."
Bandy de Nalèche 1859

Toujours à Paris, les maçons vivent ensemble dans le même "garni" qui "assure l'insertion dans la ville, parce qu'il apporte des informations au nouveau venu sur le but essentiel de son voyage, trouver du travail dans la maçonnerie. En échange, il donne des nouvelles du pays à ceux qui l'ont quitté depuis longtemps... C'est le lieu d'expression privilégié de la solidarité."
Annie Moulin: Les Maçons de la Creuse: les origines du mouvement

Mais ils restent toujours sous la surveillance de leurs compagnons:
"Le Limousin réserve ses pensées au pays natal; il vit aux moindres frais dans des garnis, entouré de ses compatriotes qui, souvent, sont originaires de la même commune et qui ont, comme lui, un farouche désir de réaliser des économies; il sait que ses compagnons ne manqueraient pas de porter sur lui un jugement défavorable s'il dissipait le fruit de son travail transporté au coeur de la capitale; il ne jouit pas en fait de l'anonymat et reste soumis aux pressions morales de ses amis, voire de ses parents. S'il n'épargne pas, il n'ignore pas l'accueil qui lui sera réservé au hameau sa réputation détruite, il pourra même lui être difficile de trouver une épouse."
Alain Corbin: Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle

 

En était-il de même à la campagne où le groupe, présent, était moins nombreux. Restaient-ils entre eux, comme le font souvent les étrangers travaillant loin de leur pays d'origine, immigrés comme coopérants?

Pendant leur long voyage, les paysans n'étaient pas tendres avec les Limousins; les écrivains ne manquent pas de le signaler:

" Les chiens aboyèrent. Des hommes, fiers d'être chez eux, pleins de mépris pour les vagabonds que nous étions, nous crièrent, les uns du seuil, les autres, plus hardis, s'avançant à nous toucher: -Hou ! les mangeurs de châtaignes ! - Les femmes vous ont chassés ! -Il n'y a donc plus de pitance chez vous ! - Geais nourris de caillé ! - Panses molles !
... Voyant que nous arrivions au bout du village, et ayant réservé pour la fin la grande injure, toujours la même depuis des siècles, ils crièrent tous ensemble, les pauvres nigauds: Aux oies ! Aux oies !"
Jeantou

"A l’oie, à l'oie, voilà les plante-fougères, voilà les mangeurs de châtaignes ! -On n'a plus de châtaignes, on a tout donné aux cochons!" Le voyage oublié des maçons de la Creuse

"Des paysans dans un champ se mirent à pousser des cris: "Les mangeurs de châtaignes sont de passage!" ... de solides gaillards, leur canne bien en main, déposèrent leur musette et jaillirent du groupe en direction des paysans.." Jean Guy Soumy, les Moissons délaissées

La conduite des maçons limousins n'était pas toujours exemplaire quand ils traversaient les campagnes et les bourgs: "Comme nous partions tous à la fois le matin d'une ville ou d'un bourg, nous commencions à pousser le vieux cri des Creusois, quand ils sont en train de danser au son de la musette dans nos granges: "Hif, hif, hif, fou, fou !" Nous faisions donc un tapage étourdissant, et cela, bien entendu, sans craindre de réveiller les habitants qui pouvaient dormir encore."
Martin Nadaud

Les Limousins étaient-ils si différents des habitants de l'Ile de France? " Un jour que je rôdais autour d'un groupe d'ouvriers occupés à creuser un puits artésien, trois ou quatre d'entre eux plus effrontés que les autres, se mirent à me plaisanter. "Eh petit muffle, tu n'avais donc plus de châtaignes à te mettre sous la dent, que tu viens manger notre pain." D'autres ajoutaient "Donne-nous donc l'adresse de ton tailleur, ton accoutrement te va étonnamment bien." Martin Nadaud

Sans sa "musette", comment différencier ce paysan creusois d'un paysan briard?

A l'odeur, qu'on ne peut reproduire ici? "Lorsque la saison des moissons rassemble ces peuples dans un même canton, on distingue facilement les Quercinois et les Rouergats à l'odeur fétide et ammoniacale qu'ils répandent autour d'eux, tandis que celle des Auvergnats rappelle le petit lait aigri et tournant à la putréfaction."
Hippolite Cloquet Osphrésiologie, ou traité des odeurs, de sens et des organes de l'olfaction. 1815 / 1821

Peut être à l'oreille: "Léonard Desforges, maçon du diocèse de Limoges qui fait partie d'une bande de "chauffeurs" qui sévit en Beauce... reconnu à cause de son accent de maçon limousin" Annie Moulin

Les Limousins ne parlaient pas tout à fait le même langage que les Briards, lesquels étaient loin d'employer un français parfait: "Son étabe était infestée pa' la fieuv apteuse." sans oublier les p'tits viaux, les ormouères et les rlaviers. Martin Nadaud déclare: "Ma mère était d'ailleurs une paysanne assez singulière; jamais elle ne sut prononcer un mot de français; jamais elle ne s'était mis de souliers aux pieds."
De nombreuses régions étaient encore fidèles à leur patois, il fallut attendre l'école de Jules ferry, puis le brassage de population de la première guerre mondiale pour que l'ensemble des Français parle la même langue: "Je vous jure que j'ai autant besoin d'un interprète qu'un moscovite en aurait besoin dans Paris... Je n'entends pas le françoys de ce pays et on n'entend pas le mien."
Lettre de Racine à M. de la Fontaine, Uzès, 11 novembre 1661

Les Archives nationales ont mis en ligne une carte inter-active des langues régionales qui "offre une représentation de la situation linguistique et dialectale de la France métropolitaine au XXe siècle", à l'échelle du canton. Celui de Nangis, dont fait partie la Chapelle Rablais utilisait le dialecte champenois, de l'aire française; celui de Bénévent l'Abbaye pratiquait le Marchois, de l'aire occitane.

 Lien vers les Archives nationales, carte linguistique de la France

On peut avoir une petite idée du langage des Limousins en découvrant une version d'un texte qui avait été proposé par le Ministère de l'Intérieur français en 1807 dans diverses provinces. Il s'agit de l'adaptation en dialecte local de la parabole de l'enfant prodigue :
Un homme avait deux fils, dont le plus jeune dit à son père mon père donnez-moi ce qui doit me revenir de votre bien. Et le père leur fit le partage de son bien. Peu de jours après le plus jeune de ces deux fils, ayant amassé tout ce qu'il avait, s'en alla dans un pays étranger fort éloigné, où il dissipa tout son bien en excès et en débauches...

Le texte intégral sur Gallica

Le site Gallica a mis en ligne les "Mémoires de la Société des Antiquaires, tome VI 1824 sous le titre "Matériaux pour servir à l'histoire des dialectes de la langue française, ou collection de versions de la Parabole de l'Enfant Prodigue en divers idiomes ou patois de France." Les liens que je propose vers ce document ont le tort de ne pas toujours bien fonctionner avec certains navigateurs internet; je donne donc l'adresse à recopier pour essayer dans un autre.

 

Français littéraire, texte de base de l'enquête 1807,
extrait...
 

Mais le père dit à ses serviteurs : "Apportez la plus belle robe et l'en revêtez ; et mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds ; et amenez un veau gras et le tuez ; mangeons et réjouissons-nous ; parce que mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, mais il est retrouvé.

Le texte intégral sur Gallica

Lien à recopier: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282090z/f466.pleinepage.langFR

 

Limousin
Haute Vienne
 

Mas lou paï dîsaet à sous valeis: Pourta vité lou meillour hobit, billas lou, boillas un onneu à sous deïset, dès souliers à sous pés. Menas lou védeù gras, tuas lou, minjans lou et eibotans nous. Car moun drolé k'ei ki ero mort et o ei révicoula, aû sé perdio et au ei rétrouba.

Le texte intégral sur Gallica

Lien à recopier: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282090z/f526.image.langFR

 

Limousin
St Yrieix
 

Alors soum paï dissé à sous servitours: Portas proumptament la pus bellô raübô qué siô dis mô maigeaou et lou n'en révétirés et méttés ly un anéü au dé et daux souliers à soûs pés. Ménas un vedeu gras et lou touas, fasans boûno chero et réjauvissans noùs. Parcé qué moun fis que veiqui érô mort et au ey ressuscita, au érô perdu et an ey rétroubâ.

Le texte intégral sur Gallica

Lien à recopier: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282090z/f527.image.langFR

 

Syriaque &
patois auvergnat
 

Adoncâ lou païre diguét à soui doumestiques: pourta dy viste sa priméïra, sa pê brava raouba, bestié lou, bouta dy én anér à soun dêt, é dê tzahrsas as péz. Ména lou vêdér gras, sanna lou, madzon é dévartissons nous. Per ço que moun fir zèra mort é zês rassussita; zéra pardu é s'ês retrouba.

Le texte intégral sur Gallica

Lien à recopier: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282090z/f487.image.langFR


Patois briard  
Hélas, l'enquête de 1807 reprise en 1824 ne s'est pas intéressée aux contrées proches de la capitale. Pas assez folkloriques?

 

Il est fort douteux que les paysans aient manié la langue si littéraire qui servit de base à l'enquête sur les dialectes populaires, de même que certains correspondants se sont trouvés gênés pour traduire en langage populaire des tournures fort éloignées des campagnes, d'où un savoureux "bonne torche" en Hainaut qui suit de peu "bonne chère" et le "ressuscité", sans équivalent local, (même à l'église où la messe se faisait encore en latin, le curé, dos tourné aux fidèles.)
Un abbé a même fait une retranscription à partir du syriaque, langue plus proche, d'après lui, du langage de Jésus. Avait-il bien compris que l'étude portait sur les patois de France et non delui de la Terre sainte?

Une enquête plus récente propose des variantes d'une fable d'Esope en diverses langues régionales, texte et enregistrement de la voix: "La bise et le soleil se disputaient, chacun assurant qu'il était le plus fort, quand ils ont vu un voyageur qui s'avançait, enveloppé dans son manteau. Ils sont tombés d'accord que celui qui arriverait le premier à faire ôter son manteau au voyageur serait regardé comme le plus fort..." Voici la retranscription d'un extrait de cette fable, relevée à Fursac, quinze kilomètres de Mourioux: " Ilhs son tombats d'acòrd que queu-qui qu'arriverí le premier a li far enlevar son mantel serí gaitat come le pus fòrt." A Bourganeuf, vingt kilomètres de Mourioux: "Futeten de consent que 'queu-qui que 'ribariá le prumier a far posar son manteu au voiatjor seriá visat coma lo pus fòrt."

Lien vers le site de l'Atlas sonore des langues régionales

Moqués par les paysans des contrées qu'ils traversaient, comme par les Parisiens "ils se savent très peu appréciés des travailleurs parisiens qui les jugent avares et qui raillent leurs goûts et leur dialecte"; repliés sur le groupe, pour le travail, le logement, les rares moments loin du chantier: entraînement à la savate, école du soir, quelques chopines et quelques coups de poings...
Les maçons limousins ne semblaient pas chercher le contact avec les autochtones, c'est du moins ce qu'il ressort des témoignages dans les villes. Réalité ou caricature ? Et qu'en était-il dans les campagnes ?

Sur plus d'une centaine de maçons limousins retrouvés autour de la Chapelle Rablais, quarante cinq ont un rapport étroit avec ce petit village. Le graphique ci-dessous, faisant correspondre leurs noms (verticalement) et les années où ils laissèrent des traces (horizontalement) fait ressortir plusieurs périodes.
Sous l'Ancien Régime et la Révolution, les données sont trop rares pour qu'on puisse les exploiter; on relève les traces de plusieurs maçons présents au décès de Léonard Aucomte en 1792; la présence de Michel Couty de 1791 jusqu'à son décès en 1806, celle d'autres maçons à l'enterrement de Jean Cugy en 1750 qui ne figurent pas dans cet extrait; on trouvera l'intégralité de ce tableau, agrandi de manière à être lisible, en cliquant plus bas, sur "Années de présence des maçons". En bleu: présence à la Chapelle Rablais; en beige: présence en Brie d'un maçon ayant séjourné dans ce village.
Au XIX° siècle, les documents sont plus nombreux et on peut distinguer deux périodes différentes, correspondant d'ailleurs à deux modes de migration différents. Les deux frères Momet et leur compagnons ont laissé des traces entre 1810 et 1820; nous verrons plus tard ce qui caractérise la seconde migration limousine dans ce petit village.

Années de présence des maçons 1750/1882

Le nombre d'actes est insuffisant pour établir des statistiques valables, mais on peut remarquer que les migrants repérés dans le petit village de la Chapelle Rablais (dont les lieux d'origine sont marqués en rouge, plus ou moins foncé suivant leur nombre, sur la carte des départements au temps de Napoléon I°) et les provenances des milliers de migrants en direction du département de Seine et Marne, à la même époque (en bleu, quand on passe la souris sur la carte), se recoupent presqu'exactement; et leur étude permet de retrouver les faits de société décrits par les historiens pour cette époque.
C'est pourquoi, ce qui est écrit dans les pages de ce site peut s'appliquer à bien d'autres lieux d'Ile de France. Comme il existerait un village type qui voterait comme l'ensemble des Français, la Chapelle Rablais ne pourrait-il être le village type des migrants saisonniers, voici deux cents ans?

Passez la souris sur la carte

On ne sait pas quels furent les travaux de la grosse poignée de maçons creusois venus à la Chapelle Rablais. On ignore s'ils avaient passé entre eux un accord pour "pratiquer leur art de massons dans le pays de Gâtinois ou autre pays excepté la Marche" comme le firent François Gerbaud, maçon à la Mézière, paroisse de la Saunière et Jean Ducloup, maçon du bourg de St Laurent, non loin de Guéret, se promettant de payer leurs valets de moitié et de partager les profits, en 1659. Notaire Aubreton, la Saunière, 6 E 3578
S'étaient-ils liés à un maître maçon, local ou Limousin, comme Hillaire Denis, maçon du pays de la Marche qui promit à Jehan Quitard, aussi maçon du pays de la Marche, d'entreprendre pour lui toutes sortes de besognes du "mestier de massonage jusqu'à la St Martin d'hiver, besognes faites par lui Denis, Silvain Rafaneau son valet et ledit Quitard qui recevra les deniers à charge de verser à Denis 103 livres tournois à la Saint Martin et 36 livres audit Rafaneau" Ledit Hilaire devant recevoir, en plus "115 sols pour un chapeau et une paire de souliers à la Saint Martin." Le maître maçon s'engageait aussi à conduire le compagnon maçon et son goujat "au pays de la Marche en leur pays", dépense estimée à 6 livres.
Minutes du notaire Edme Hure à Montcresson AD 45 3 E 13759

Il faudra donc se contenter d'étudier leurs déplacements, avant et après la Chapelle Rablais, que l'on peut reconstituer grâce aux visas successifs apposés sur leurs passeports, et leur vie hors de la Brie, ce que nous verrons à la page suivante...

Jean et Barthélémy Momet, suite
Plan: les maçons limousins à la Chapelle Rablais
Liens, sites et bibliographie
   
  Sur ce site

Doc: traces des maçons limousins

Doc: traces de Jean et Barthélémy Momet
Années de présence des maçons 1750/1882
 Relations entre migrants et autochtones.
   
   
  Liens externes
Parabole de l'enfant prodigue, Haute Vienne sur Gallica
Parabole de l'enfant prodigue, St Yrieix sur Gallica
Atlas sonore des langues régionales