Notes sur la Grande
Propriété Chez M. le comte Greffulhe
Premier article du journal le Briard
du 21 octobre 1892
AD77 PZ 35/4 4 Mi306 et Bibliothèque de Provins, fonds ancien
A Glatigny –Fontenailles
…Dans l'humble et propre chambre, vous voyez piqué
au mur le portrait du seigneur et maître: M. le comte Greffulhe. Belle
barbe, œil bien fendu, quelque chose de la physionomie qu'eut Henri V,
le châtelain de Frosdhorf. Voir note Henri V
Dans le pays, on appelle M. Greffulhe: le Comte, tout court; Bois Boudran,
château du comte: la Maison. Et ces deux mots, le Comte et la Maison
reviennent à chaque instant dans les propos des gens et semblent, puissants
et mystérieux, peser sur ces humbles comme une énorme obsession.
La Maison fait partie de leur existence et y tient la plus large place.
J'imagine qu'il devait en être ainsi au Moyen Age chez les pauvres serfs
qui vivaient groupés autour du château féodal. Il y a
cependant des différences sensibles. Jadis, c'étaient les hautes
tours, les murailles crénelées, les hommes d'armes bardés
de fer, tout cet attirail de force et de guerre qui pesaient sur le paysan
nu et désarmé. Aujourd'hui, Bois Boudran est un château
ouvert et qui n'a rien de rébarbatif: les pelouses fleuries remplacent
les ponts- levis, le maître jardinier le capitaine d'armes, mais ce
sont les quatre millions de rentes du propriétaire qui écrasent
les malheureux. Jadis, il y avait entre le paysan et le seigneur une sorte
de contrat tacite basé sur les devoirs communs et réciproques.
A l'origine, le seigneur protégeait le paysan contre les incursions
des pillards et des bandes armées, lui assurait une tranquillité
relative qui lui permettait de labourer, ensemencer sa terre, récolter
sa moisson. En retour, le paysan donnait au seigneur de quoi subsister, de
quoi entretenir ses hommes d'armes, faisait les corvées pour restaurer
et fortifier le château, défense commune. Aujourd'hui, le champ
du paysan n'est plus protégé, mais dévoré par
le gibier du seigneur. Aujourd'hui, le serf, déguisé en manouvrier
ou domestique, travaille pour le château, en réalité est
exploité par le château moyennant un salaire dérisoire
et incertain, véritable aumône qui le cas échéant,
lui est même reprochée.
Glatigny est un hameau de quelques feux dépendant de la commune de
Fontenailles, canton de Mormant, arrondissement de Melun. L'humble hameau,
un coin minuscule dans l'immense propriété de M. Greffulhe,
est enserré, cerclé comme par un collier de fer, dans le domaine
seigneurial qui, petit à petit, le ronge et l'absorbe. Chaque jour,
Bois Boudran enlève à la propriété individuelle,
une maison, une terre, un héritage. Les habitants autochtones fuient
le pays natal, la Maison achète le logis familial où des générations
de paysans libres ont vécu et y installe une famille étrangère,
à sa dévotion parce qu'elle est à sa solde: garde, domestique,
manouvrier. Parfois, souvent même, on détruit la maison et on
rase les bâtiments.
Sur un chemin herbu, je voyais un tas de pierres cassées comme celles
que l'on voit amoncelées le long des routes pour réparer la
chaussée. Et comme je m'informais: "Ces pierres proviennent des
murs d'une maison qui était là et qu'on a détruite, me
dit-on." Et ainsi à chaque instant.
Plus loin, on me montre l'emplacement du château et de la ferme de Maison
Rouge, bâtis à la porte de Glatigny et aujourd'hui rasés.
Voir carte de Cassini Glatigny Maison Rouge Le château construit il
y a quelques vingt cinq ans était abattu huit ans après, encore
tout flambant neuf, et les démolitions ont servi à combler les
caves. "Voilà des décombres qui sont revenus cher."
me dit-on. Tout autour, où jadis il y avait des terres, où les
gens du pays labouraient, semaient, fauchaient, récoltaient, ce sont
maintenant des friches à perte de vue; c'est le désert. Et sur
le chemin herbu que l'on suit et où ne passe plus personne, c'est tout
noir de crottes de lapins, comme si une armée de ces bestioles y avait
séjourné.
"Tenez, monsieur, vous voyez cette prairie, là- bas. C'était
la plus belle et la meilleure du pays. Eh bien, maintenant, elle est perdue
tant le gibier l'a ravagée." L'herbe des chemins et des champs
est tellement piétinée, foulée, souillée par toutes
ces bêtes de chasse que les vaches n'en veulent plus.
A la lisière d'un bouquet de bois, je croise un vieillard qui revient
sa bêche sur l'épaule. "Je vous dis qu'ils finiront par
avoir tout, dit-il. Et quand ils auront tout, ils raseront Glatigny comme
ils en ont rasé tant d'autres. Le monde gêne le comte quand il
chasse. Je ne verrai pas cela, car je suis trop vieux, mais je vous le répète,
ils auront tout. Allez, il y en a de disparus autour de nous des hameaux,
des fermes, des maisons. L'autre jour, j'en comptais quatorze, rien qu'aux
alentours." Et comme je doutais: "Oui, oui, quatorze!" affirma-t'il.Voir
carte des hameaux disparus de la Chapelle Rablais
Et il me fit la lugubre énumération: "Villefermoy, rasé;
les Ecueulles, rasé; Au Chaillot, rasé; la Garandine, rasé;
Au Cuissot, rasé; la ferme de Bois Boudran, rasée; les Ténières,
rasé; la Vacherie, rasée; le Jarrier, rasé; le Couvent,
rasé et encore deux fermes à Grandpuits, rasées!!"
Et me montrant la terre en pleux: "Voilà la terre de nos pères.
Allez! J'y ai fauché du beau blé là dedans… Il
y a six ans qu'elle est en friches!" Pleux: synonyme de friches, pacages,
terrains incultes. Pleux doit avoir la même étymologie que pelouse,
du latin pilus, poil, c'est à dire, herbe courte et drue. Auguste Diot,
le patois briard , réédition Slatkine Reprints, Genève
1979 bib Astrolabe
Puis comme tout craintif d'en avoir trop dit et jetant un regard soupçonneux
à l'entour : "Pourvu qu'on ne m'ait pas entendu! voyez-vous, c'est
qu'il faut se méfier ici. La Maison a des espions qui lui rapportent
tout ce qu'on fait et tout ce qu'on dit." Car la délation et la
crainte fleurissent sur la propriété de Bois Boudran…
Et le vieux s'en alla la tête basse, la taille voûtée,
murmurant comme dans un rêve obsédant: "Oui, oui, ils auront
tout, ils auront tout et Glatigny ne sera plus."
Et dans la plainte du vieux terrien, il me sembla entendre aussi la plainte
de tous les autres terriens ses ancêtres, gémissant, protestant
contre l'éviction de leurs enfants de cette glèbe qu'ils avaient
tant arrosée de leurs sueurs, à laquelle ils étaient
attachés par toutes les fibres de leur être, qu'ils avaient sacrée
par leurs fatigues, leurs préoccupations anxieuses, leur constant amour;
la plainte de la Terre elle-même abandonnée et systématiquement
stérilisée.
Cette campagne de Bois Boudran produit une étrange impression. Elle
est inculte à perte de vue; ça et là un champ de sarrasin,
une vigne en friches, des topinambours, un blé qu'on n'a pas daigné
récolter parce qu'il était trop mangé par le gibier,
des champs couverts de chardons dont on s'est contenté de couper la
tête et puis des friches, des friches, des friches aussi loin que la
vue peut porter. C'est un désert lamentable. Puis dans cette désolation,
des bouquets de bois coupés en quinconce, des bordures de bois taillées
comme dans un parc, de larges avenues correctes, admirablement entretenues,
abritées de grands arbres arrondis en ombreuses charmilles. Parfois
dans le lointain, au milieu de ces perspectives élégantes se
dresse la silhouette d'un château coquet ou imposant: "Ça
c'est le château du baron Hottinguer… Tenez, là bas, Bois
Boudran entre ces deux bouquets d'arbres." Et sur cette terre désolée,
au milieu des friches et des ronces, sont plantés des poteaux télégraphiques.
C'est le téléphone qui relie Bois Boudran à tous les
postes de gardes. L'aspect de cette campagne est à la fois seigneurial
et minable, richissime et misérable. Le contraste de ces châteaux,
de ces charmilles princières et de ces champs désolés,
de ces terres incultes comme si une invasion y avait passé, est étonnant.
Cette terre en friches, cette terre abandonnée, symbole de la barbarie,
et ce téléphone, manifestation d'une civilisation très
raffinée, suscitent des impressions curieuses et profondes.
Voici, au bout d'une grande heure de marche dans les friches, un champ de
betteraves: les feuilles ont été mangées et des betteraves
ont été arrachées de terre par le gibier. Des pommes
sont tombées au dessous d'une ligne de pommiers, les lièvres,
point sauvages, les dévorent à belles dents devant nous. Nous
voyons une grande pièce verte nouvellement ensemencée. C'est
du seigle. Le fermier n'a pas voulu y mettre du blé qui aurait été
mangé. Et l'on raconte la misère matérielle et morale
des fermiers."
Varron dit en parlant de l'ancienne campagne romaine (De Rustica I. 17) "Des
terres sont cultivées par des esclaves ou par des hommes libres."
Ces hommes libres sont les fermiers.
"Ces hommes libres sont ceux qu'en la langue des campagnes, on appelle
des oboerati , des endettés. Les grands propriétaires, dit il
encore, possèdent d'immenses territoires dont ils ne pourraient faire
le tour, même à cheval, mais ils ne trouvent pas assez de bras
pour les mettre en valeur; une partie reste inculte, livrée à
la vaine pâture ou à la garenne. Le reste n'est cultivé
que par des esclaves ou par des citoyens endettés." L'homme entré
libre sur le domaine, dit F. de Coulanges, s'y trouve retenu comme débiteur,
il est surveillé par l'intendant du maître, par le Villicus,
qui est un esclave. Visiblement, il tombe à l'état d'inférieur,
de sujet des serviteurs. Cet homme était arrivé sur le sol à
l'état de fermier en vertu d'un contrat temporaire, il est tombé
de chute en chute, de dette en dette, dans une sujétion incroyable."
C'est ce qui se produit trop souvent dans nos grands domaines. Sept fois sur
dix, le fermier est l' oboeratus, l'endetté. Il est livré pieds
et poings liés au Villicus, à l'intendant du maître à
un Levasseur quelconque qui tient la vie, l'honneur du malheureux entre ses
mains. M. Levasseur est le régisseur de Bois Boudran
La grande propriété produit partout et en tous temps les mêmes
effets néfastes, anti- humains, abominables.
Bois Boudran, en particulier, nous montre les conditions naturelles de la
vie sociale, dans l'espèce, absolument renversées: tout à
l'un, rien aux autres; l'asservissement complet de toute une population vis
à vis d'une homme; des misérables qui vivent sur une terre en
friches qu'il leur est défendu de cultiver pour assurer leur vie, la
dépossession forcée, érigée en principe, des familles
autochtones des biens qu'elles avaient de temps immémorial; le désert
où il y avait des hameaux prospères; la mort où il y
avait la vie; la terre nourrice du genre humain, ravalée de par la
volonté d'un homme au rang de terre à gibier; pour l'agrément
d'un seul, stérilisée systématiquement; l'abus inouï
fait par un citoyen d'une fortune immense dont il n'a jamais gagné
un traître liard…
Mais tout ceci n'est rien encore, attendez au prochain numéro.
Le Père Gérome