Notes sur la Grande
Propriété Chez M. le comte Greffulhe
Deuxième article du journal le Briard
du 22 octobre 1892
AD77 PZ 35/4 4 Mi306 et Bibliothèque de Provins, fonds ancien
A Glatigny –Fontenailles
Ces notes, je le sais, vont causer
un grand étonnement et faire un certain tapage parmi les populations
de Seine et Marne qui ont le bonheur de ne pas être encore en
proie au fléau de la Grande Propriété. Dans les pays
de petite culture où chacun vit sur son bien, où chacun est
maître sur soi, où la vie sociale est normale et non étouffée,
absorbée, annihilée au profit d'un seul, où la dignité
individuelle est protégée, où la liberté existe
pour chaque cultivateur d'aller et venir à sa guise, de se promener
sur tout le finage et de chasser tranquillement sur son bien, où tout
homme peut lever la tête fort de son bon droit et de la loi qui lui
assure l'indépendance, on peut difficilement se faire une idée
de l'oppression dont souffre un village où règne M. Greffulhe
et sur lequel pèse sa Maison. Dans ce malheureux pays, c'est la volonté
du maître qui remplace la loi.
C'est pourquoi je n'ai qu'un moyen de convaincre les incrédules, c'est
de leur dire: Voulez- vous vous assurer par vous même de ce que j'avance?
Venez avec moi faire un tour par là. Le spectacle vaut le voyage. Si
vous ne pouvez pas vous déranger, arrangez- vous entre vous et déléguez
quelqu'un qui m'accompagnera et vous racontera à son retour ce qu'il
aura vu, de ses yeux vu, comme moi- même, je vous raconte en ce moment
ce que j'ai vu, de mes yeux vu.
Aucune crainte à avoir, aucun scrupule à se faire. La commune
de Fontenailles est riche en chemins; il y en a partout, larges, superbes,
taillés à pleine terre, tous bornés, heureusement! car
il y a beau temps qu'ils n'existeraient plus. Mais hélas! sur un grand
nombre d'entre eux, il ne passe plus personne et il n'y a que les gardes et
le gibier qui se prélassent. De quelques uns même, on ne retrouve
plus la trace, perdus qu'ils sont dans les ronces et les épines. Or
je ne sache pas qu'il soit défendu à des citoyens français
d'aller se promener sur des chemins communaux qui sont d'un libre accès
à tout le monde… Nous suivrons donc ces chemins tranquillement,
pacifiquement, en braves bourgeois qui prennent l'air, sans tapage aucun,
et même, de peur d'effaroucher le sacro- saint gibier de M. Greffulhe,
nous nous contenterons tout bonnement d'ouvrir les yeux et de nous communiquer
à voix basse nos réflexions… On n'est pas plus aimable
et conciliant.
A moins toutefois que M. le Préfet de Seine et Marne, à l'exemple
de son collègue du Tarn, n'interdise, comme à Carmaux, les rassemblements
au dessus de deux personnes sur les chemins de la commune de Fontenailles
et ne mobilise un escadron de gendarmerie pour empêcher le père
Gérôme de faire sur place, à travers les routes publiques,
une conférence, avec exemples directs à l'appui, sur les beautés
de la Grande Propriété… Ce serait superbe!
Je me rappelle que la première fois que je me suis promené sur
ce chemins, j'ai été stupéfait. Et cependant, depuis,
j'ai entendu des gens qui m'ont dit: "Glatigny n'est rien, que n'allez-
vous voir du côté de la Grande Commune, route de Nangis à
Fontainebleau!" Il paraît que par là, c'est encore pire.
Quoiqu'il en soit, je me rappelle certains chemins de Glatigny, où
à chaque pas que je faisais, des fiches et des broussailles de la rive,
surgissaient, en escouades serrées, lapins, lièvres, faisans,
perdreaux. A un mètre de moi, partaient les lapins, et dans le buissons
c'était un tapage de feuilles remuées et de branches froissées.
Des volées de 60 à 80 perdreaux s'enlevaient tranquillement.
Quand les faisans sortent des bois, il y a des pièces de terre qui
en sont rouges. Je me souviens notamment d'un chemin herbu qui conduit à
l'ancien moulin de Villefermoy et sur lequel il y en avait tant et tant que
je me demandais si je n'étais pas au milieu d'une immense basse- cour
de faisans. Les bêtes nous passaient dans les pieds, nonchalantes et
moins pressées assurément que les poules et les dindons dans
une cour de ferme.
Je vous le répète, le spectacle vaut le voyage.
Vous verrez d'immenses pièces de sarrasin le long desquelles il y a
des petits récipients en terre rouge en forme d'assiettes, dans lesquels
on met à boire pour les faisans, puis de place en place, des petites
cabanes où le gibier trouve sa pitance assurée.
Cette propriété de M. Greffulhe n'est qu'une immense faisanderie.
Cette année, on y a mis trente mille faisans et sept mille perdreaux.
Je fais répéter deux fois ces chiffres et les ai notés
aussitôt. Aussi à chaque coin de bois vous voyez se dessiner
la silhouette d'un garde, fusil en bandoulière. Quand vous, étranger,
vous passez près de lui, il s'arrête pour vous dévisager
comme avec stupeur: "Comment, semble t'il dire, voici un particulier
qui a le front de s'aventurer ainsi jusqu'au milieu de la propriété
de M. le comte! Il est vrai qu'il est sur un chemin public, sans quoi, il
n'y ferait pas long feu…" Un jour je louai une voiture à
Nangis pour aller faire un tour dans la propriété de Bois Boudran.
A un certain moment, mon cocher s'arrêta et tourna bride. Je lui en
demandai la raison. "Ils n'aiment pas qu'on aille par là, me répondit-il,
ça dérange le gibier." Remarquez que nous étions
sur une route publique, carrossable, accessible à tous, néanmoins
cet homme avait peur de se faire mal noter par la Maison, craignant probablement
quelques représailles dont son patron et lui auraient à souffrir.
"Ils n'aiment pas qu'on aille par là!!" La terreur de la
Maison Greffulhe règne loin à la ronde. "Ces gens- là
sont si puissants" répète t'on humblement.
Par surcroît, avec les lièvres, les lapins, les perdreaux, les
faisans, vous pourrez, dans votre promenade, avoir l'occasion de rencontrer
une bande de cerfs et de biches dont abonde dans la forêt de Villefermoy.
Les gens du pays en évaluent le nombre à 150 ou 200 environ.
D'autres vont jusqu'à 300. Inutile de dire que ces bêtes font
de gros dégâts et ces jours derniers on racontait dans Glatigny
qu'elles venaient encore de dévorer deux arbres au Mont Garni. Le propriétaire
n'était pas content. L'hiver, les cerfs viennent se promener jusque
dans les vergers de Glatigny et ils sont tellement dangereux que la Maison
est obligée d'entourer une plantation de jeunes arbres qu'elle possède
à la porte du hameau, de solides armatures et treillages pour la protéger
contre les dévastations. Mais le petit cultivateur qui n'a pas les
moyens de faire ces travaux de préservation est victimé –sans
indemnité aucune.
M. le comte Greffulhe est lieutenant de louveterie, ce qui lui permet de conserver
précieusement le gibier nuisible, au lieu de le détruire, comme
ce serait son devoir.
Je demandais combien on avait tué de cerfs, l'année dernière,
dans la forêt de Villefermoy: "Oh! une quinzaine tout au plus me
répondit- on.
Le rêve de M. Greffulhe serait assurément que tout le département
de Seine et Marne fût converti en une immense terre de chasse appartenant
à lui seul et à quelques autres gros propriétaires comme
lui. S'il consent à avoir des fermes et des fermiers, c'est absolument
pour la frime, pour donner le change et pour faire croire qu'il ne rejette
pas entièrement et de parti pris toute culture sur ses terres. Mais
au fond, M. Greffulhe se soucie bien moins d'un cultivateur que d'une volée
de perdreaux. Il est très loin de compter sur ses revenus de terre
pour soutenir son train de maison ou seulement pour payer les frais de chasse
à Bois Boudran.
Je disais ces jours derniers à un habitant de Fontenailles: "Si
la Maison Greffulhe laisse vos terres en friches, c'est parce qu'elles ne
valent rien." Et voici ce qu'il me répondit: "Pardon, nos
terres sont assez bonnes. Leur défaut est d'être froides et difficiles
à cultiver, mais je puis vous assurer qu'on y fait de belles récoltes.
Il y a en France des terres qui sont loin de valoir les nôtres et qui
tout de même font vivre largement ceux qui les cultivent. La seule vraie
raison pour laquelle la Maison Greffulhe laisse ses terres en friches, c'est
qu'elle entend réaliser à Bois Boudran une des plus belles chasses
de l'Europe. Voilà la vérité, voilà pourquoi Bois
Boudran fait tous ses efforts pour éloigner l'habitant de chez nous
et faire de nos contrées un désert…"
Je dois avouer qu'il est très difficile à un étranger
de faire parler un habitant du pays de Fontenailles de M. Greffulhe et de
Bois Boudran. En général personne ne bronche sur ces questions,
car tout le monde a peur d'être dénoncé. Si cependant
vous inspirez assez de confiance pour qu'on vous en entretienne, c'est avec
mille précautions qu'on le fait, à voix basse, en se cachant,
avec des airs de conspiration curieux. Ces pauvres gens ont peur de leur langue!
Bien plus fort: quand dans un logis particulier, sous le manteau de la cheminée,
deux ou trois amis ont quelque chose à se dire au sujet de la Maison,
préalablement l'un d'eux ouvre la porte d'entrée et jette un
coup d'œil dans la cour et dans la rue pour s'assurer s'il n'y rôde
pas quelque personnage suspect. Car la Maison a ses "mouchards"
connus comme tels, et c'est même sous ce nom que l'on désigne
ceux qui font métier d'espionner les autres habitants du pays et de
faire leur rapport à qui de droit. "Taisons- nous, voilà
un mouchard" dit- on quand passe un de ces hommes.
Le Briard a, de ces côtés, de bons amis bien dévoués,
mais qui se cachent pour le lire. Quelques uns se font apporter les numéros
de Nangis et encore pour plus de précautions, ces numéros ne
leur arrivent-ils que de seconde main. Officiellement ils sont abonnés
aux Affiches et ils reçoivent le Nouvelliste gratuitement, mais leur
lecture favorite est le Briard. Une femme me disait: "Les Affiches! nous
ne les ouvrons seulement pas… On est forcé de s'y abonner à
cause de la Maison et pour donner le change, mais en réalité,
il n'y a que le Briard que nous lisions." Et elle me tendit tout un paquet
d'Affiches et de Nouvelliste dont les bandes étaient intactes…
J'entendrai toujours l'exclamation de cette brave femme quand on lui dit qui
j'étais: "Comment! c'est vous le père Gérôme,
le père Gérôme du Briard! c'est vous, ici à Fontenailles!
Oh! si "la Grande Moustache" le savait!" "La Grande Moustache"
c'est ainsi qu'on appelle M. Levasseur, le régisseur de Bois Boudran,
redouté et détesté encore bien plus que M. Greffulhe.
Que de fois j'ai entendu de pauvres gens s'écrier: "Oh! allez,
monsieur le comte ne sait pas tout ce que cet homme- là nous fait endurer."
Cette population est foncièrement bonne, patiente, courageuse, soumise
même: "Que voulez- vous, disent les gens, quand on n'est pas le
plus fort, il faut bien s'incliner. La Grande Moustache l'a dit à un
tel: Nous sommes le pot de fer, vous n'êtes qu'un misérable pot
de terre… Nous vous briserons." Et en disant cela, on imite la
voix de la terrible Grande Moustache…
Le peuple de France est toujours le même. Au Moyen Age, il se vengeait
en tournant en dérision, en caricaturant, en chansonnant les nobles
et les moines qui les pressuraient; il en est de même aujourd'hui. On
gouaille en dessous –pas bien haut- "la Grande Moustache"
et on gratifie du nom de "Bismarck" la directrice de l'école
congréganiste du château de Bois Boudran, une forte tête,
paraît- il, une femme très intelligente…
Toutefois, malgré la contrainte que la maison fait peser sur le pays,
il se trouve encore quelques hommes de cœur, très indépendants,
très républicains, qui ne craignent pas de redresser la tête
sous l'oppression de M. Greffulhe. C'est notamment en compagnie de deux de
ces hommes que j'ai pu assister un jour à une partie de chasse absolument
étonnante, stupéfiante, où il m'a été donné
de voir la Maison Greffulhe foulant à plein pieds la loi, le droit,
l'humanité, la raison. Je le répète, ce que j'ai vu ce
jour là est inimaginable et je vous le raconterai la prochaine fois.
Il est bon que tout le monde sache en Seine et Marne comment on respecte la
loi chez le législateur Greffulhe; comment on respecte le droit d'autrui
chez cet archimillionnaire si chatouilleux sur le chapitre de ses droits;
de quelles vexations mesquines, méchantes, de quelles vengeances haineuses
et honteuses, on se plaît à abreuver d'humbles gens qui ne peuvent
pas se défendre, dans cette maison Greffulhe si large, si grande, si
généreuse, mais surtout en apparence et en façade, pour
la galerie et la réclame.
à suivre
Le père Gérôme
Chapitre rédigé: les chasses du comte Greffulhe