Notes sur la Grande
Propriété Chez M. le comte Greffulhe
Troisième article du journal le Briard
du 25 octobre 1892
AD77 PZ 35/4 4 Mi306 et Bibliothèque de Provins, fonds ancien
A Glatigny –Fontenailles
Je vais vous faire faire la connaissance de deux braves garçons,
deux frères abonnés ouvertement au Briard, ceux- là,
et qui n'ont pas peur d'affirmer leurs opinions républicaines.
Entrons chez eux: au mur, comme dans presque toutes les maisons de la région,
vous voyez le portrait de M. Greffulhe; mais à côté celui
de M. Humbert, celui de M. Balandreau, le maire de Melun. Marc François
Balandreau, maire de Melun du 21 juin 1891 à 1901 Ce portrait est celui
qui a été publié par le Briard, avec, au dessous, l'article
qui est tout entier collé au mur. Au dessus, le portrait de mon vaillant
ami Derveloy, le conseiller général du canton de Claye, la bête
noire des ralliés et des réactionnaires de Seine et Marne.
C'est dire que nous sommes là en pays de connaissances et que nous
pouvons parler à cœur ouvert. Mais que ces maison- là sont
rares dans le pays! C'est peut être d'ailleurs la seule où on
ose tenir tête à Bois Boudran avec autant de fermeté,
mais aussi avec autant de sagesse, de sang- froid, de prudence.
-Vous plairait- il, ce matin, de venir faire un tour de chasse? me demande
t'on.
-Volontiers…
On décroche les fusils, on siffle "Duchesse", une toute jeune
chienne, et l'on part.
La Maison exècre mes amis parce qu'ils sont républicains, indépendants,
parce qu'ils chassent. Ils chassent parce que c'est leur droit; ils chassent
sur leurs terres que ravage le gibier de M. Greffulhe: c'est leur droit strict.
La Maison a l'œil sur eux et les surveille de près; par leur prudence
et leur calme, ils déjouent tous les pièges et toutes les ruses.
Depuis quatre ans qu'ils portent un fusil, ils n'ont pas encore encouru une
contravention. Ils ont une règle de conduite: "Nous aimons mieux
rester bien en deçà de nos droits qu'aller un peu au delà,
si peu que ce soit." A l'égard de la Maison qui les tracasse,
vous allez voir de quelle façon, ils s'expriment sans passion, comme
sans colère: "Tout cela est bien triste, se contentent- ils d'observer,
mais nous n'attaquons pas; nous nous bornons à défendre nos
droits que consacre la loi." C'est le langage de bons citoyens.
Et nous voici partis à travers la plaine. Pendant tout le temps qu'on
marche sur M. le comte, on tient la chienne en laisse et le fusil désarmé
reste en bandoulière.
En passant, je vois une immense haie sèche plantée à
travers les terres.
C'est derrière cette haie que se mettent les tireurs quand on rabat
le gibier de leur côté…
Le chemin a même été barré sans façon par
la haie, et à la première occasion, on se dispose encore à
le faire, car elle est là, toute disposée à être
remise en place.
Nous suivons le chemin: on lâche la chienne. Elle est curieuse, cette
petite bête, et admirablement dressée. Elle ne s'écarte
pas de la route, et cependant elle est toute jeune, ardente, et la tentation
est grande… Le gibier la sollicite de toutes parts: lièvres,
faisans, lapins lui filent sous le nez. Elle ne bronche pas, elle ne s'emballe
pas, ne quitte pas ses maîtres; elle reste parfois en arrêt toute
frémissante, mais quand le gibier sort du chemin, elle s'arrête
à la lisière sans entrer chez M. Greffulhe. Elle sait qu'il
est défendu de mettre la patte chez le puissant voisin et elle observe,
très sage, très prudente.
On me montre au loin une grande pièce entourée d'un treillage…
C'est là que nous allons chasser…
Mais voici que tout à coup, sort d'une hutte et accourt au grand trot,
un garçon de ferme armé d'un fouet et qui, bien avant que nous
y soyons arrivés, fait le tour de notre pièce en claquant à
coups répétés. Une volée de perdreaux s'enlève…
Stupéfait, je regarde mes compagnons qui se contentent de rire…
-C'est comme cela, ici, le dit l'aîné.
Et comme l'homme au fouet a déjà fait plusieurs fois le tour
avant que nous ayons atteint la pièce.
Nous y sommes, on lâche la chienne et l'on se met en chasse… Plus
rien.
Et pendant ce temps- là, l'homme au fouet continue à claquer
sous notre nez à notre barbe. Nous avançons, il avance; nous
reculons, il recule; nous nous arrêtons, il s'arrête, et toujours
les coups de fouet retentissent…
Je suis indigné, furieux, exaspéré, étonné,
stupéfait, mes amis me disent tranquillement: Calmez- vous, vous n'êtes
qu'au commencement!
-Mais quoi, vous êtes sur votre terre, vous avez le droit de tuer le
gibier qui s'y trouve et personne n'a le droit d'en chasser au profit d'un
autre…
Mes compagnons ne répondent qu'un mot tranquille: Que voulez- vous?
il faut bien souffrir ce qu'on ne peut pas empêcher!
Nous nous dirigeons vers une autre pièce et d'aussi loin que nous apparaissons,
voilà le même manège qui recommence: un autre garçon
sort d'une hutte et bien vite fait le tour de la pièce en claquant
son fouet comme s'il conduisait un troupeau de deux cents vaches à
l'abreuvoir.
"Ah! ça, c'est donc un système? demandai- je. Et vous souffrez
cela! Je sais, à votre place, des chasseurs peu patients qui corrigeraient
d'importance celui qui se permettrait de faire fuit exprès leur gibier
à leur nez et à leur barbe.
-Les pauvres diables sont plus à plaindre qu'à blâmer,
me fut- il répondu. Il faut bien qu'ils mangent et ce métier
leur rapporte trente sous par jour."
Et mes deux amis m'expliquèrent que chacune de leurs pièces
de terre était ainsi gardée par un homme qui, de toute la sacro-
sainte journée, n'avait que cette besogne: chasser le gibier des pièces
où il se pose, aussitôt que le propriétaire arrive pour
le tirer.
Petits cultivateurs qui me lisez, voilà la Maison Greffulhe, voilà
la Grande Propriété!
Je vous le répète, si vous ne voulez pas me croire, tant vous
trouvez les faits exorbitants, je m'offre à vous faire voir quand vous
voudrez les claqueurs de fouet de M. Greffulhe!
Il fut même un temps où l'on ne se contentait pas du fouet, on
prenait des crécelles et des faulx sur lesquelles on frappait en faisant
un charivari impossible!
Nous voyons encore d'autres pièces de terre: toujours la même
chose. Le gardien arrive et fait fuir le gibier.
J'entre dans la hutte d'un gardien: la porte est tournée du côté
de la pièce qu'il a pour mission de garder, afin qu'il puisse apercevoir
du plus loin possible les chasseurs qui arrivent. Il y a dans cette hutte,
un poêle et une provision de brigots... Brigot: bois de branches de
pins de diamètre égal ou inférieur à 0,06m au
petit bout, coupé à 0,66m Larousse du XX° s 1927
Sur une de ces pièces si bien gardées, j'ai encore vu quelque
chose de plus fort, un vrai raffinement de méchanceté de la
part de la Maison Greffulhe…
Elle a planté un grillage sur son terrain à trente centimètres
environ de la bordure du champ de mes amis, de sorte qu'il y a un petit espace
libre entre le treillage et la pièce. Or, à un coin du champ,
il y a une sorte d'escabeau qui permet au gardien d'escalader le grillage
et de se promener en claquant, dans l'espace laissé libre entre le
susdit grillage et la pièce de terre. De sorte que le claqueur donne
ses coups de fouet sur la pièce même… Je vous avoue que
lorsque j'ai vu ce manège, les bras m'en sont tombés d'étonnement.
Encore une fois, si vous ne voulez pas me croire, vous qui me lisez, venez
avec moi et je vous montrerai que tout ce que j'avance est la vérité,
la simple vérité, rien que la vérité!
Plus fort que tout cela, un jour de rabat, mes amis étaient dans leur
pièce et tiraient le gibier qui venait s'y abattre, comme c'est leur
droit. La Maison fit installer et asseoir par terre, à l'extrémité
de leur pièce une femme de garde et des petits enfants recueillis dans
le pays. Devinez dans quel but abominable? Si par malheur l'un d'eux avait
été touché par un grain de plomb égaré,
nos deux chasseurs étaient perdus… On leur intentait un procès
qui les ruinait! Mes deux amis supplièrent la femme et les enfants
de quitter l'endroit qui pouvait être dangereux pour eux. Ils refusèrent,
prétextant des ordres reçus.
N'est-ce pas abominable et quand on voit de pareilles choses, n'est- on pas
en droit de se demander si ces archimillionnaires qui n'ont ni lois, ni règles
que celles de leurs convenances et de leurs passions, ne nous font pas retourner
à la barbarie?
Dans une pièce de terre appartenant à mes amis et autour de
laquelle veille un gardien, une pièce de terre entourée d'un
grillage, j'ai vu une luzerne absolument dévorée et pleine de
crottes de lapins… La Maison ménage des trous aux grillages pour
que le gibier puisse entrer et sortir, entrer pour manger à sa guise,
sortir quand il est chassé.
Le bien des petits cultivateurs est fait pour être mangé par
le gibier de M. le comte, mais le gibier de M. le comte ne doit être
tué que par lui seul!
Vraiment le calme et la sagesse de mes amis qui gardent leur sang- froid au
milieu de ces monstruosités, sont choses dignes de remarque, dignes
d'admiration.
J'avise un de ces gardiens et je lui demande: "Combien gagnez- vous par
jour?
-Trente sous.
-Vous restez pendant toute la journée?
-Oui… et quand je m'absente, j'ai un remplaçant.
-Et cela vous amuse de faire un métier pareil?
-Que voulez- vous? Il vaut mieux gagner trente sous que crever de faim."
Ainsi, c'est un fort gaillard de 18 à 20 ans, qui, moyennant trente
sous, a pour mission de veiller les propriétaires de la pièce
de terre, pendant toute une journée, et de claquer du fouet pour faire
fuir le gibier de cette pièce, dès qu'ils se montrent au loin.
Et ils sont peut être une quinzaine d'individus embauchés tout
exprès pour cette besogne!
En droit et en jurisprudence, pareilles manœuvres sont absolument interdites,
tombent sous le coup de la loi pénale, et M. Greffulhe, en s'y livrant,
fait œuvre d'un vulgaire braconnier –mais en équité,
en honnêteté, en morale, elles sont indignes d'un galant homme,
elles sont iniques, inhumaines, honteuses et font mettre l'homme qui les exerce
au ban de l'opinion publique.
Quoi! C'est ainsi qu'un homme qui a de trois à quatre millions de rentes
se conduit envers deux hommes qui n'ont que leur travail pour vivre et dont
le seul tort est d'exercer un droit que la loi leur confère! Il braconne
sur leurs terres!
Le droit de ces hommes, la loi qui devrait les protéger sont foulés
aux pieds parce que ces hommes sont pauvres et parce que leur oppresseur est
riche.
Voilà le spectacle qu'on a à Bois Boudran, grande propriété
territoriale. Voilà ce que j'ai vu, de mes yeux vu; voilà ce
que demain vous pourrez voir à votre tour si vous y tenez!
Et l'homme qui se conduit ainsi est député de Seine et Marne,
il est censé représenter les intérêts du peuple,
le sentiment des électeurs de l'arrondissement de Melun!
C'est trop fort, en vérité.
M. Greffulhe a l'honneur insigne de siéger à la Chambre des
Députés, et journellement, il insulte aux lois du pays, à
l'honnêteté vulgaire, à l'humanité.
Donnez votre démission, monsieur le comte, la conscience publique révoltée
l'exige!
Oui, vous dis- je, en agissant comme vous le faites, vous faites œuvre
de braconnage, vous êtes l'auteur principal, le promoteur d'un flagrant
et perpétuel délit de braconnage et vous méritez d'être
condamné aux mêmes peines qu'encourent journellement vos malheureux
salariés, excusables, eux! c'est à dire à l'amende, à
la prison, à la privation du permis de chasse.
La loi et la jurisprudence en mains, je vais vous le prouver. Le Père
Gérôme.
Original consultable à la Bibliothèque
de Provins, fonds ancien; microfilm aux Archives départementales PZ
35/4 4 Mi306