Les scieurs de long/16
Célibataires, "garçons" à marier...

"Un séjour prolongé impliquant l'alternance des travaux des champs avec ceux de la scie préludera à l'intégration par le mariage." Jacques Garbit

Même si une trentaine de scieurs ont rélévé leur présence en Brie pendant les beaux jours, "hors saison forestière", aucun acte ne prouve clairement qu'un migrant avait choisi de ne pas retourner chaque année au pays, participant aux travaux agricoles d'été, avant de se fixer définitivement dans notre région. Il faut donc chercher des indices plus ténus.
Deux compagnons scieurs, aux Montils chez Edmé Tissot et Jean Porte, patrons Foréziens établis à la Chapelle Rablais et qui, ne retournant pas au pays, avaient le loisir de travailler à la Chapelle Rablais toute l'année: Pierre Roussel, 36 ans, célibataire, originaire de St Pal de Senouire, était présent chez Porte en plein été, comme l'indique le nom du mois: thermidor an VIII.
Aussi en thermidor, an XII, Jean Pierre Beau, vingt ans, né à Estivarielles, travaillait chez Tissot à la scie, ou au charroi de bois, car le maître scieur était aussi voiturier; mais certainement pas à des travaux agricoles, car Edmé Tissot n'avait d'autres terres qu'un petit jardin, près de sa maison.
On ne peut savoir si ces deux compagnons avaient le projet de prendre épouse et de rester en Brie car l'un comme l'autre décédèrent chez leur patron, pendant lesdits mois de thermidor.

Travaux des champs...
Paysans par Millet et Van Gogh en survolant avec la souris

"En forêt, c'est "l'entre-soi", la marginalisation. Peu de rapports entre migrants et autochtones: forain ou horsain désigne celui qui est hors (fors) de la communauté rurale locale. Au contraire, le locataire d'une grange, pour y loger et y entreposer son matériel, entretient un minimum de relations de voisinage. On vit côte à côte; c'est déjà l'insertion ..//... Hors saison forestière, ils participent aux travaux des champs, donnent çà et là un "coup de main", à la journée. Peu à peu, ils s'apprivoisent et les habitants les admettent dans leur cercle. Les contacts deviennent plus fréquents, parfois plus familiers peut-être... "
Jacques Garbit, Les Lionnais du Perche

Quelques années avant de se fixer définitivement en Brie, Pierre Bénéton, né à Boisset St Priest en 1721, avait laissé une trace de son passage à Nangis en octobre 1751 sous forme d'une petite Marie Thérèse, "fille naturelle et illégitime de Marie Jeanne Giot, fille de Jeanne Lebrun, veuve de Claude Giot" Il n'épousa Marie Jeanne Giot que cinq ans plus tard, "scieur de long du pays de Forsest, paroisse Boisset Saint Prix, village de Fonfial demeurant à Nangis", reconnaissant dans le même acte la paternité de l'enfant, cependant, la conception en janvier prouve simplement qu'il était présent à Nangis en janvier, pas forcément qu'il avait renoncé à un retour annuel au pays aux beaux jours, ce qui était pourtant fort probable.
Registres paroissiaux de Nangis AD77

En lisant un peu entre les lignes des actes de mariage des migrants du Forez et du Velay épousant des Briardes, on peut présumer que les scieurs avaient passé quelque temps sans retourner au pays, avant d'officialiser leur liaison.
Cela pouvait être clairement exprimé comme : "demeurant en cette paroisse depuis plusieurs années" "par sa demeure en cette paroisse" ou "y ayant son domicile légal". D'autres fois : "de droit et de fait dans cette paroisse" ou "domicile de droit et de fait en cette paroisse" s'opposant à, par exemple : "de droit dans la paroisse de Chassignoles, de fait dans la paroisse d'Ozouer".

Dans les actes briards, plutôt que "non marié", on trouve la mention "garçon" qui suivant le contexte pouvait désigner un compagnon ouvrier "garçon meunier, père de la mariée", ou un célibataire. La plupart des "garçons" retrouvés finissaient par se marier : Antoine Bigné, était garçon scieur de long à la Chapelle Rablais en 1809, ce qui ne l'empêcha pas d'engrosser puis d'abandonner la veuve de son patron, pour se marier à Villeneuve la Guyard en 1813, âgé de 31 ans; Michel Jouve, scieur de long, est resté célibataire jusqu'à l'âge de 44 ans; Pierre Fisellier, "garçon scieur de long" à Nangis, convola en 1811 à 31 ans. Quelques autres étaient encore "garçons" quand ils moururent jeunes.

Les très rares "vieux garçons" étaient des employés de patrons chez qui ils avaient le gîte et le couvert, à défaut d'y trouver une famille : Claude Henri Bon, "garçon scieur de long", était âgé d'environ 50 ans, il demeurait "depuis 8 ans dans cette paroisse", logeait chez Nicolas Henri, fermier du Ru Guérin et garde vente; le scieur Barthélémy Monteillard, témoin du décès, était-il aussi son patron? Pierre Roussel, né à "Saint Polle les Moeuri département de la aute loire" était garçon scieur de long chez Jean Porte, quand il décéda à l'âge de trente six ans, sans mention d'une quelconque famille ou d'une épouse. Pierre Ardard compagnon scieur de long de soixante sept ans, célibataire, natif de Burère en Auvergne, est décédé dans la maison de Pierre Hilaire Haldon, scieur de long, son jeune patron de vingt trois ans.
Voir les fiches dans "Traces des scieurs de long dans les archives"

Sans famille, sans patron, le vieux scieur célibataire pouvait se trouver à la limite de la mendicité, comme Bernard, dont on ne connaissait même pas le nom, décédé chez une veuve qui l'avait hébergé : Bernard, scieur de long, 64 ans, né à "on ne le sait pas... lequel Bernard était un ouvrier ambulant et inconnu décédé chez Magdelaine Gallée, veuve de défunt Eloi Hain qui lui a donné refuge et assistance. Ne possédant aucune chose."
19 frimaire an XI AD77 Etat civil Barbey 6 E 23/3
Imaginer une relation homosexuelle dans une petite paroisse, sous la surveillance permanente de cinq centaines de personnes est quasiment inconcevable. "Dans la France de l’Ancien Régime, la sodomie est passible de la peine de mort. Bruno Lenoir et Jean Diot, un cordonnier et un gagne-denier, brûlés en place publique en l’an 1750 sont les dernières victimes du "bûcher de Sodome". Il n'en était pas de même pour les puissants, jusqu'à la cour de Louis XIV "Le pieux roi a la chose horreur, mais son frère Philippe multiplie les gitons. D'où d'obligatoires indulgences, qui profitent aux nobles, les manants risquant encore le bûcher."
Selon que vous serez puissant ou misérable...
https://www.lepoint.fr/societe...

Comment étaient perçus les couples illégitimes? La manière dont a été accueilli un jeune berger qui venait déclarer Françoise Adélaïde "qu'il a dit reconnaître pour lui appartenir et l'avoir eu de ses fréquentations avec la dame Elisabeth Adélaïde Coutant" est-elle révélatrice ?

En couple, quel que soit l'âge...

"... sauf s'il a un caractère religieux, le célibat est mal vu, voire honteux, et réprouvé par la communauté villageoise. Par conséquent, il est extrêmement redouté. Le vocabulaire de l'époque n'emploie pas du tout le mot "célibataire" mais le terme "non marié", le mariage étant la norme par excellence. Rester célibataire signifie ne pas pouvoir s'établir à son compte, avec l'aide d'une épouse; un célibataire continue à vivre en domestique chez son père ou bien ailleurs."

Revue Française de Généalogie, hors série Mariage

"A l'heure où ledit Duplant s'est présenté à la mairie, les répartiteurs étaient convoqués pour former l'état matrice des habitants de la commune susceptibles d'être portés au rôle des prestations pour les chemins vicinaux, l'acte de naissance n'a pu être rédigé... Jean Baptiste Duplant avait été invité à revenir après la séance, ce qu'il n'avait pas fait, envoi de trois lettres en décembre .. nous n'avons pu déterminer ledit Duplant à venir signer sa déclaration." Le brave Jean Baptiste, illettré, aurait eu bien du mal à répondre aux trois lettres; étant berger, il avait quitté la commune, "demeurant présentement à Châtillon la Borde".
L'acte de reconnaissance n'a été finalement établi que le 25 janvier 1837, quatre mois après la naissance. Gageons qu'un laboureur venu déclarer une naissance légitime aurait été reçu avec plus d'égards.

25 septembre 1836 / 25 janvier 1837 Etat civil la Chapelle Rablais AD77 5 Mi 2831

On faisait bien la différence entre le domicile de droit, qui restait quelquefois le village au pays, et le domicile de fait qui notait le logis actuel du conjoint, pour le scieur comme pour sa future épouse: "Appoline Plisson, domestique, résidant de fait à Dormelles, de droit à la Chapelle Champigny", épousant le scieur Alphonse Nicolas à Dormelles; Joséphine Ployé, "résidence de droit à Egligny, de fait à Voulx" se mariant avec Jean Claude Dégruelles.

"Le sens juridique du terme "domicile" a été fixé par un édit royal de mars 1697 : on acquiert domicile dans une paroisse au bout de six mois, si l'on vient d'une autre paroisse du même diocèse, mais au bout d'un an, si l'on vient d'un autre diocèse."
Revue française de généalogie, hors série Mariage

On peut en déduire que si le scieur avait conservé son village d'origine comme résidence de droit, cela signifie qu'il résidait en Brie depuis moins d'un an, alors que si la résidence de droit se trouvait dans notre région, c'est qu'il y séjournait depuis plus d'un an; les diocèces étant, évidemment différents, Sens pour la Chapelle Rablais, Lyon ou le Puy pour les scieurs et les terrassiers. Sur une quarantaine de mariages consernant des migrants de la première génération, il ne s'en trouve que cinq où la résidence de droit était encore dans le Massif Central.
L'un d'entre eux avait conservé son domicile de droit à St Julien d'Ance, mais résidait "de fait à Mormant depuis plusieurs années". Un autre était déclaré sans domicile fixe, de droit à Chassignoles, résidant de fait à Donnemarie en Montois au moment de son mariage. Mais le plus grand nombre avait passé plus d'une année en Brie avant de convoler. Ne surtout pas penser que les Briardes allaient se jeter sans délai dans les bras, évidemment musclés, du premier bel "étranger" venu.

Doc : mentions relatives au mariage des scieurs et terrassiers

Les tourtereaux l'auraient-ils ardemment souhaitée, l'union ne dépendait pas que de leur bon vouloir: "Après le curé et la paroisse, il existe un troisième gardien des normes sociales : le groupe de la jeunesse, qui intervient lors des mariages, des remariages, du choix d'un conjoint, mais aussi à divers moments dans la vie des couples. Ce groupe, formé par les jeunes hommes de la paroisse en âge de se marier, était autrefois désigné sous différents noms: "abbaye de la jeunesse", "bachellerie des célibataires", "bachellerie des valets" ... Très structuré, il a souvent à sa tête un "abbé de la jeunesse", sorte de chef durant un an ou deux, chargé d'organiser les fêtes publiques et, entre autres, les charivaris."
Revue française de généalogie, hors série Mariage

"Le charivari est une parodie qui consiste à faire du tapage pour tourner en dérision une personne jusqu’à ce qu’elle paie une "rançon" (une somme d’argent ou une simple tournée de vin). Le charivari est toujours un trouble à l’ordre public car il peut durer très longtemps, jusqu’à ce que les personnes moquées obtempèrent. Un veuf qui se remarie trop vite, un homme battu par sa femme, une femme qui épouse un “étranger” subissent le charivari."
Site "familles de Quintenas"


  Suite : mariage des scieurs en Brie, 1° génération

 
Les migrants auraient-ils été réduits à n'épouser que des veuves, des vieilles filles? Ce sera le sujet de la page suivante...
"Le lot des filles à marier étant limité, les garçons de la paroisse prétendent exercer une sorte de monopole et un droit de regard sur les alliances en cours de tractation, afin de préserver leur futur mariage à eux. En effet, si le nombre de filles à marier dans la paroisse est inférieur à celui des garçons, l'avenir de ces derniers est remis en cause à chaque fois qu'un veuf ou un étranger prend pour épouse une villageoise figurant dans le lot des "disponibilités" locales, restreignant de fait leur chance de se marier...
Revue française de généalogie, hors série Mariage

L'abbaye de la jeunesse pouvait imposer d'autres barrières symboliques sur le parcours de la noce : corde tendue, table garnie sur le chemin ou à la sortie de l'église, petites rançons dont devait s'acquitter le marié. En Ile de France, la barrière pouvait être réduite à un bouquet offert à l'étranger et qu'il devait compenser par un don. D'après Arnold Van Gennep