Les passeports
Les migrants de Lorraine
Le hasard d'un décès dans la
paroisse de la "Chapelle Arablay" en 1759 a révélé
la présence d'un groupe d'hommes originaires du Barrois, en Lorraine.
L'inhumation a été suivie par cinq compagnons issus de la même
région. Les noms cités ne se retrouvent pas dans les autres
pages du registre paroissial: Massinot, Robert, Larcher, Vannier, Poirson
ne sont pas du village.
Que faisaient- ils là, on l'ignore, la sécheresse du document officiel n'en a pas fait état. Le décès d'un des leurs a-t'il surpris ce groupe en déplacement ou bien résidaient ils dans le village? Je penche pour la seconde hypothèse, si l'on considère que Jacques Poirson et André Jacques Porchon désignent la même personne: le curé Huvier, desservant de la paroisse en 1758 et frère Thomas qui l'a remplacé en 1759, "J'étois pour lors à Faremoutiers et ai assisté à la procession de Sainte Fare, ma bonne patronne" n'ont pas dû retranscrire de la même manière ce qu'ils ont entendu:
Le 28 novembre 1758, mariage de Jacques Bouilly, chartier à Putemuse, fils majeur de Lazare Bouilly, maître cordonnier à Guyon (Guillon Terre Plaine, proche Avallon), diocèse de Langres et de Pérette Brenot, avec Catherine Grelin en présence de François Leblanc, Jean Bordier, Louis Guinand, Antoine Rondinet, Jacques Renier, domestique du curé Charles Etienne Fare Huvier, Bourguignon et André Jacques Porchon.
Le 28 avril 1759, inhumation de Pierre Maçinot, âgé de trente ans, marié, laisse une petite fille de quatre mois, d'Hargeville en Baroit, proche Bar le Duc, en présence de César Robert, Jean Maçinot, Jacques Poirson, Claude L'arché, Jean Vanier, frères et beaux frères, tous de la paroisse d'Hargeville...
Le dénommé Bourguignon, comme Porchon / Poirson n'est pas cité dans d'autres pages du registre. Compliquées par le fait qu'Hargeville a changé deux fois de nom pour maintenant faire partie des Hauts de Chée, dans la Meuse, quelques recherches sur Internet m'ont permis d'entrer en contact avec un descendant de Pierre Massinot dont l'arbre généalogique révèle que son ancêtre avait épousé en 1758 Agathe Poirson qui se remariera en 1761, et que Jacques, un autre frère, était l'époux de Marie Larchier. François Larchier ayant d'ailleurs épousé une soeur Massinot: Françoise; frères et beaux frères voyageaient bien de concert. Restent à retrouver les traces de Jean Vanier et de César Robert. Reste surtout à découvrir ce qu'ils pouvaient bien faire là!
Cinq compagnons
présents à l'inhumation, le mort et le marié: on arrive
à sept personnes originaires de Lorraine qui se sont retrouvées
à la Chapelle Rablais.
"De Lorraine arrivaient des industriels nomades,
à l'air pieux et contrit, paraissant créés tout exprès
pour venir en aide à la glorification du règne de Dieu. Mais
ils ne voyageaient que par couples, autour desquels grouillaient parfois
plusieurs rejetons."
Jacques-Marin Garnier, Du Colporteur Lorrain et
de son Commerce dans Histoire de l'Imagerie Populaire et des Cartes à
jouer, Chartres, 1869
Cette citation peut s'appliquer à Mathilde Cuniberg, veuve Hourseau, originaire, elle aussi de la région de Langres dont nous ferons connaissance dans la page consacrée aux femmes sur les chemins. Seule, ou avec ses compagnes nées près de la forêt d'Othe, entre l'Aube et l'Yonne, on la retrouve sur les routes, entre deux périodes de mendicité. Ce sera le sujet de l'enquête suivante...
Complément d'enquête
Quelques années plus tard...
Je m'attribue allègrement un bonnet d'âne pour toutes les boulettes que j'ai pu laisser passer ci- dessus. Evidemment, la honte au front, j'aurais pu effacer discrètement la trace de mes erreurs et proposer une page toute neuve. Je préfère cette solution qui montre que je ne suis pas infaillible et que toute remarque ou critique sera bienvenue si elle permet de corriger une erreur.
Boulette numéro deux: l'orthographe
des noms propres dépend de l'auditeur, on l'a vu de nombreuses fois
où même le nom du maire pouvait être retranscrit un jour
Félix et un autre Fély (on a aussi le cas de Tocq, Letocq, Stocq,
Estocq...) J'avais hâtivement émis l'hypothèse que Poirson
et Porchon pouvaient être une seule et même personne, d'autant
qu'on les a rencontrés chacun dans un acte seulement. Mais ils savaient
signer et leurs signatures étaient différentes.
L'hypothèse n'était pas la bonne.
Je m'étais rendu compte de cette erreur peu de temps après la mise en ligne de la page quand j'avais proposé la restransciption du décès de Pierre Massinot dans les travaux pratiques de l'atelier que j'animais au club informatique, mais j'avais eu la flemme de revenir à cette page, d'autant que si je prends le temps de modifier les pages anciennes, je n'avance plus dans mes recherches. J'y reviens aujourd'hui car de nouveaux éléments ont été découverts.
Arguments contre
Le cordonnier rémouleur était plutôt
solitaire, allant de village en village pour proposer ses services. "Le
nombre de ces chevaliers de l'alêne et du tire pied s'explique par
leur solitude individuelle: ils travaillent souvent sans l'aide d'aucun
compagnon." Le Roy Ladurie
On comprend mal ce que feraient ensemble six cordonniers rémouleurs
qui, de plus, avaient un niveau d’instruction supérieur à
la moyenne puisqu’ils savaient tous signer (même le défunt
Massinot, comme on le découvre dans d'autres documents).
Arguments pour
Ils s’étaient peut être retrouvés à la Chapelle Rablais avant de se disperser dans d’autres villages.
L'un d'entre eux, César Robert est signalé "cordonnier" dans d'autres documents. Il y a des cordonniers dans sa descendance.
Certains Lorrains s’étaient fixés dans la commune proche de Montigny Lencoup. Cordonnier et rémouleur étaient peut être des professions liées: l’artisan nomade pouvait affûter les couteaux et réparer les chaussures, comme on voit maintenant des petites boutiques où on fabrique des clés et recolle semelles et talons.
Comme les colporteurs qui faisaient d’année
en année la même tournée, au point de ne réclamer
quelquefois le paiement qu’au passage suivant, il est possible que des
Lorrains aient établi un parcours dans notre région, changeant
de village tous les mois comme Emile Mollet ou tous les deux mois comme Pierre
Laserre.
Le bourg de Vaubécourt, proche d'Hargeville s'était
fait une spécialité de coutellerie: "Le
tiers des habitants se livrent à l'agriculture. Les autres excercent
diverses professions telles que la coutellerie, la taillanderie, la boissellerie
qui donnent lieu à un commerce assez étendu et spécial
à la localité. En 1887, on constatait qu'il se fabrique annuellement
à Vaubecourt, 50.000 objets de coutellerie et taillanderie : couteaux,
faucilles, haches, serpes, etc." Vaubécourt
monographie de l'instituteur 1889
On imagine sans mal le petit groupe de Lorrains faisant provision de couteaux
et de serpes pour aller les revendre en Brie, offrant de plus quelques services:
affutage, rafistolage...
Mais pourquoi se sont ils retrouvés plusieurs fois à la Chapelle
Rablais qui n’est au carrefour d’aucun chemin?
En comptant les résidents de Montigny, c’est plus d’une douzaine de natifs de la Meuse que l’on retrouve près de la Chapelle Rablais, certains cordonniers, d’autres rémouleurs; pour les autres, on ignore leur profession, mais il n’est pas interdit de généraliser: dans les archives de la Chapelle Rablais, ceux qui venaient de la Thiérache étaient uniquement voituriers par terre, des lisières de la forêt d’Othe c'étaient des charbonniers dont certains sont devenus forains, de la Creuse ne venaient que des maçons et de la Loire, des scieurs de long.
Pourquoi ne pas penser que de Lorraine ne seraient venus que des cordonniers rémouleurs?
Premier élément pour relancer l'enquête: les liens familiaux existant entre les membres du groupe de 1759. Depuis la première version de ces pages, les recherches sont grandement facilitées grâce à Internet: les Archives départementales mettent leur fichiers d'état civil en ligne; un accès de curiosité n'oblige plus à un déplacement jusqu'à Dammarie ou pire encore, à envisager une expédition dans les départements d'origine des migrants; d'autre part, les généalogistes mettent en ligne leurs arbres, ce qui permet des recoupements.
C'est justement un Collot que l'on découvre au hasard d'un acte
tiré des tables des successions et absences, Nangis,
AD77 247 Q9/1: le 5 avril 1831, décès d’Alexis
Collot, d’Hargeville Meuse, 45 ans, mari d’Anne Herbillon. (C'est
la découverte de cet acte qui m'a poussé à me replonger
dans le mystère des Lorrains à la Chapelle Rablais).
A soixante dix ans d'écart, trouver deux Lorrains qui décédent
presqu'au même endroit pourrait sembler coïncidence si ces deux
Lorrains ne provenaient du même minuscule village à
deux cents kilomètres de Nangis. Alexis Collot était rémouleur.
Bien qu'apparenté avec la descendance de César Robert à
Montigny Lencoup, il est mort dans une auberge à Nangis, c'était
un nomade.
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Un autre cheminement de cordonnier rémouleur: celui de Pierre Victor
Laserre, accompagné de son épouse, en 1812, il parcourt la
Seine et Marne, faisant viser son passeport dans chaque commune où
il réside pour environ deux mois. A cette époque, des artisans
pouvaient s'installer chez des clients pour oeuvrer: le tailleur, s'il n'avait
pas de boutique, le menuisier qui sciait et rabotait les planches mises
à sécher dès le baptême pour construire l'armoire
de mariage de la fiancée, les cordonniers...
Demeurant à Mouroux accidentellement, en janvier 1812, Pierre Victor
Laserre demande un passeport le 29 du mois à Montmirail. Au verso
de sa pièce d'identité se succèdent les tampons: Provins
en février, Cucharmoy où il arrive le 10 février pour
repartir le 29 mars, Crévecoeur en mai, Bailly Carrois en juillet,
Planoy* en septembre 1812, Clos Fontaine en janvier 1813 puis la Chapelle
Rablais en février où il fait renouveler son passeport.
* Planoy a été réuni avec Villeneuve la Hurée et Voinsles en 1842.
Un des traits fondamentaux de ces phénomènes
migratoires est les fortes solidarités qu'ils génèrent.
Solidarités à la fois régionales, villageoises, familiales,
professionnelles. Les filières, les réseaux, permettent aussi
bien de prendre la route que de trouver des lieux d'hébergement et
du travail à l'arrivée. C'est pourquoi les gens d'une même
paroisse, d'un même hameau, pratiqueront le même métier
et se dirigeront vers les mêmes régions. Dès qu'il en
a l'occasion, le beau-père appelle son gendre à son côté,
l'oncle son neveu. Ceux qui se fixent à l'extérieur font venir
leurs parents: frère, beau-frère, cousin...
Au fil des siècles et des générations, il n'est pas
rare de voir les mêmes vallées ou les mêmes hameaux fournir
des migrants aux mêmes villes ou villages, de voir les membres d'une
même famille associer à leur état de paysan la même
activité artisanale ou commerciale.
Quand nos ancêtres partaient pour l'aventure
Jean Louis Beaucarnot
Cordonniers et rémouleurs apparaissent
souvent dans les documents: en 1758, le père de Jacques Bouilly, charretier
à la ferme de Putemuse, était maître cordonnier à
"Guyon, diocèse de Langres", en fait du village de Guillon
Terre Plaine, proche d'Avallon puisque l'acte de consentement provient du
baillage de cette ville et que le mariage de Lazare Bouilly et de Pierrette
Brenot est confirmé à Guillon. César Robert, l'un des
membres du groupe de 1759, beau frère par alliance de Pierre Massinot
puisqu'il épousa une soeur de l'épouse du défunt, à
Hargeville, en 1744, a été cordonnier. Sa fille Marie Anne,
épousa un cordonnier. En 1812, Pierre Victor Laserre est cordonnier
et rémouleur. En 1831, Alexis Collot est rémouleur, comme Emile
Mollet en 1852. Dans l'acte de mariage du petit fils de César Robert,
Alexis Vannesson, à Montigny en 1806, puis de sa petite fille Anne
Vannesson en 1809, toujours à Montigny, on découvre un beau
frère: Jean Eloi Bourdin, 23 ans, rémouleur; sans oublier la
famille Mitaine...
On ne connaît pas le métier des six Lorrains signalés
en 1759. Etaient-ils, comme ceux signalés plus tard, cordonniers et
rémouleurs?
En 1800, à l'occasion du mariage de sa fille Agathe , à la Chapelle Gauthier, on découvre Louis Mitaine, qui fut cordonnier à Montigny Lencoup . AD77 5 Mi 2805 p 38
Agathe est née en 1749 à "Juscet, dans le Doubs", en fait Jussey dans le département de Haute Saône où résidaient de nombreux Mitaine, Miteine, Mittaine depuis 1617, de même que des Boudot, nom de jeune fille de l'épouse de Louis Mitaine. Sans avoir la preuve que la Haute Saône est le lieu de naissance du père d'Agathe, on est au moins sûr qu'il y a séjourné puisque c'est là que sa fille est née. On le retrouve plus tard à Montigny Lencoup où sont signalés d'autres cordonniers lorrains, puis à la Chapelle Gauthier. On peut le rattacher aux cordonniers migrants.
Quant à sa fille Agathe, on la retrouvera dans les pages consacrées au mariage des voituriers par terre: elle épousa en troisièmes noces à l'âge de 52 ans, Nicolas Louis Dupin, 62 ans, voiturier "thiérachien" quoique né à Bréau, 77. Elle avait précédemment été, en Brie, l'épouse d'un berger, puis d'un maçon limousin (qui avait épousé en premières noces une veuve locale très âgée) puis un voiturier pour finir veuve, dans la misère. Son parcours est révélateur des relations entre migrants et autochtones, puisque, née fille de migrant, ses mariages successifs montrent qu'elle a plutôt fréquenté ceux qui n'étaient pas attachés à la terre, comme les bergers, les maçons limousins, voituriers que les paysans , manouvriers ou fermiers peu enclins à quitter leur terroir.
voir Les voituriers par terre de la Thiérache dans la forêt
de Villefermoy
les Tirachiens, relations entre nomades et sédentaires
Autre cordonnier aux origines encore plus lointaines:
"Jean Kosvatche, âgé de
vingt quatre ans, de la profession de cordonnier, prisonnier de guerre du
dépôt de Fontainebleau, cy devant soldat au régiment
de Michel Wallis, de la religion catholique, natif de Kraschow en bohême,
taille d'un mètre soixante huit centimètres, cheveux et sourcils
blonds, yeux bleus, front quarré, nez ordinaire, bouche moyenne,
menton rond, visage ovale, marqué de petite vérole, travaillant
depuis Messidor dernier chez le citoyen Lépicier, cordonnier au Châtelet,
en vertu de permission à lui délivrée par le commandant
du dépôt de Fontainebleau. A déclaré que son
intention est de fixer sa résidence en France, d'y acquérir
les droits de citoyen, et d'en supporter les charges, le tout à dater
de ce jour.
Et a requis le présent acte octroyé, fait et passé
au Châtelet en l'étude le cinq vendémiaire an neuf de
la République française, avant midy, en présence des
citoyens Denis Benoist, perruquier et Simon Baschet, vigneron demeurant
au Châtelet témoins requis et ont signé."
Minutes du notaire Pinault, le Châtelet
en Brie, AD77 , 227 E 105
D'autres cordonniers migrants sont certainement à découvrir, s'il vous arrive d'en rencontrer au cours de vos recherches...