Les passeports pour l'intérieur
Femmes sur les chemins

"Quoique le mari & la femme ayent au fond les mêmes intérêts dans leur société, il est pourtant essentiel que l'autorité du gouvernement appartienne à l'un ou à l'autre : or le droit positif des nations policées, les lois & les coûtumes de l'Europe donnent cette autorité unanimement & définitivement au mâle, comme à celui qui étant doüé d'une plus grande force d'esprit & de corps, contribue davantage au bien commun, en matiere de choses humaines & sacrées ; ensorte que la femme doit nécessairement être subordonnée à son mari & obéir à ses ordres dans toutes les affaires domestiques. "
Encyclopédie Diderot d'Alembert XVIII°s qui déplore cet état de fait

Dans une société où la femme en se mariant tombe sous la puissance de son mari, on conçoit que la place d'une épouse n'est pas sur les grands chemins. C'est pourquoi, sur les quatre-vingt onze personnes différentes ayant demandé un passeport, seules quatre étaient des femmes, quelques autres ayant partagé le document de leur conjoint.

On comprend que des marchandes de bagues miraculeuses aient pris la route pour aller de foire en foire, mais qu'allait faire Adélaïde Elisabeth Coutant, jeune veuve de vingt cinq ans, à Anvers dans le tout nouveau Royaume de Belgique? Aucun rapport avec les voituriers thiérachiens que nous retrouverons plus loin.
Une toute petite femme, 25 ans et un mètre cinquante (quatre pieds six pouces), le teint coloré et les yeux jaunes, demande pour la première fois un Passeport pour l'Intérieur le 26 octobre 1838. Elle est connue, au village, puisqu'aucun témoin n'a été nécessaire pour confirmer son identité.

Trois marchandes foraines établies dans le hameau des Montils ont pris la route, dans les années 1830, soit seules, soit accompagnées de leur époux.
Elles ont à peu près le même âge, nées entre 1790 et 1795, habitent le même hameau; on les retrouve dans les mêmes lieux: si Véronique Cumont, épouse Soleil, marchande de sangsues, ne demande un passeport que pour se rendre officiellement à Mormant, les visas au verso prouvent qu'elle est passée à Orléans, Pithiviers, Versailles, Arpajon, Corbeil... Mantes, Pithiviers, Orléans ont été, la même année 1832, les destinations prouvées d'Anne Sylvie Fourrey. Nous les retrouverons plus loin, où l'on découvrira leurs étranges métiers: marchande de bagues de St Hubert, marchande de sangsues, marchande de balais, mais aussi indigente et mendiante...

Travailleurs des champs de coton  pendant la grande crise américaine photo Carl Mydans

Tous les passeports sont individuels; le mari, la femme et les enfants au dessous de seize ans peuvent toutefois figurer sur le même passeport, mais non les domestiques.
Grande encyclopédie 1893 tome 26

Seulement six épouses ont partagé le passeport de leur mari: Véronique Cumont et Anne Sylvie Fourrey qu'on retrouvera plus loin figurent sur le document de leur époux au gré de leurs vagabondages, de marchés en foires.
On découvre aussi Elisabeth Amable Forest qui partageait la vie nomade de Pierre Victor Lasserre, son mari cordonnier émouleur qui passait environ un mois dans chaque canton où il travaillait.
Il
habite Mouroux accidentellement, le 29 janvier 1812 quand il fait établir un passeport à Montmirail et habite la Chapelle Rablais accidentellement quand il le fait renouveler le 1° février 1813. Le verso du passeport de 1812, couvert de tampons, montre qu'il l'a fait viser à : Provins le 21 février 1812, Cucharmoy le 29 mars, Crévecoeur le 27 mai, Bailly Carrois le 20 juillet, Planoy le 29 septembre, Clos Fontaine, le 11 janvier 1813, renouvelé à la Chapelle le 1° février 1813...

Voir le chapitre sur les cordonniers migrants

Seule sur les chemins

Les couples sur les chemins

Trois autres femmes ont partagé la migration de leur mari, il s'agit d'épouses de maçons de la Creuse. Après quelques années où seul l'époux faisait le déplacement saisonnier, certaines les ont accompagnés dans leur voyage.

 

Comme pour les marchandes de bagues de Saint Hubert, les maçons se rassuraient en voyageant avec des compagnons de leur région.

Depuis 1812, Jean Momet, quarante ans à l'époque, voyageait aux mêmes dates que Michel Pagot, la trentaine; le premier était natif de Mourioux, le second de Ceyroux à une demi- lieue de distance. Barthélémy Momet et bien d'autres se sont joints à eux.

En 1818, Jean Momet décide de partir avec sa famille, il passe à la mairie de Mourioux le 2 avril pour faire établir un passeport où figure homme ayant femme et enfans. Michel Pagot avait déjà fait établir le sien le 30 mars à la mairie de Ceyroux par M. Delage, maire à l'écriture serrée et bien appuyée. Un petit coup d'oeil sur son passeport montre qu'il a été complété par la même main que celui de Jean Momet: M. Laforge, maire de Mourioux qui a ajouté la même formule, de la même encre: homme ayant femme et enfans. On peut imaginer ce qu'on veut, mais il semble bien que Jean Momet a réussi à convaincre son compagnon de tenter la même aventure que lui, avec toute sa famille.
L'année suivante, Jean entraîne Barthélémy Momet (son frère qui était déjà venu seul en 1817 et 1818) à venir accompagné de sa famille, une fois de plus: homme ayant femme et enfans figure sur les deux passeports.

D'autres migrants ont résolu autrement le problème du célibat: en l'an XI de la République, deux voituriers par terre des Ardennes belges prennent femme à la Chapelle Rablais, l'un le 4 janvier 1803, l'autre le 23 juin de la même année, manière d'établir d'étonnantes relations entre deux contrées fort éloignées, attestées par des passeports entre 1808 et 1842.

Voir le chapitre sur les voituriers thiérachiens
(Les dossiers sur les maçons et les scieurs de long sont en cours de rédaction.)

Jean François Millet,  la fuite en Egypte

Femmes et enfants sont sous l'autorité du mari; on ne les connaît pas, ils n'ont pas de nom, pas de prénom, l'âge est rarement cité.
A l'exception d'une fillette de quatorze ans dont on découvre l'existence au verso du passeport de son père, scieur de long:
Vû par Nous Soussigné adjoint de la commune de Luriecq Canton de St Jean Soleymieux arrondissement de Montbrison Département de la Loire pour S'en retourner De Luriecq à Varennes accompagné de Marie Villard Sa fille âgée de quatorze ans. Le 11 7bre 1829

   
   

Mathilde Caniberg , épouse Hourseau, est née à Langres; Anne Sylvie Fourrey, épouse Melin, et Véronique Cumont, épouse Soleil, sont nées dans de petits villages proches de la forêt d'Othe, entre l'Aube et l'Yonne, l'une à Arces, actuellement Arces-Dillo, l'autre à Cheny, distants de quelques lieues. Leurs époux, un peu plus jeunes qu'elles, ne sont pas originaires du village: Jacques Denis Soleil est né à la Grande Paroisse près de Montereau, en 1799, Pierre Joseph Melin est né la même année à Dampart, proche de Lagny, et s'est fixé aux Montils après avoir habité Evry les Châteaux (actuellement Evry Grégy sur Yerres).

Pour résumer, ils sont tous étrangers au village. On peut imaginer qu'ils n'ont pas trouvé leur place dans le monde replié sur soi d'une petite paroisse de campagne. La plupart des paysans n'avaient que la force de leurs bras pour subsister. Quelques journaliers supplémentaires, sans spécialité, extérieurs au village entraient en concurrence avec les manouvriers locaux. De là à penser qu'ils ont été obligés de reprendre la route pour trouver leur subsistance..

Les horsains résidant aux Montils ont dû s'entraider: le village est petit, on papote, on s'échange des services et des bons plans.. Sur les déplacements attestés officiellement par une mention sur les passeports, on remarque en 1811 Edme Tissot, originaire de l'Hôpital le Grand, département de la Loire, qui suit à Momignies dans les Ardennes belges un groupe de voituriers par terre dont c'est le village natal. En 1816, en 1824, c'est tout un groupe de voituriers, tous originaires de cette même région Momignies/ Beauwelz qui se rend dans la forêt de la Fourtière, à quelques lieues des villages d'origine d'Anne Sylvie Fourrey et de Véronique Cumont. Par contre, on ne note pas de natifs de la Chapelle Rablais ayant suivi un groupe de migrants... (Les rapports entre migrants et autochtones sont détaillés à la vingt quatrième page du dossier sur les voituriers thiérachiens.)

Lien vers la première page du dossier sur les voituriers thiérachiens
Vingt quatrième page du dossier: nomades et sédentaires

Horsain:
se dit en Normandie des gens étrangers au pays

Adélaïde Coutant épousa en 1833 Marie Henry Alphonse Delaunay, brigadier des gardes des forêts de la Couronne, demeurant au hameau des Montils, né à Paris, XII° (et dernier arrondissement d'alors), le 8 ventôse an X (27 février 1802). Le père d'Adélaïde qui était manouvrier à Bombon, était garde particulier aux Montils. Adélaïde avait vingt ans, Marie Henry Alphonse n'était pas beaucoup plus âgé. Une petite fille, Clémence Florence, naquit bientôt. Marie Henry Alphonse Delaunay mourut deux ans seulement après son mariage, à Bougy les Neuville, petit village du Loiret, aussi proche de la forêt domaniale d'Orléans que les Montils l'est de la forêt domaniale de Villefermoy, toutes deux anciennes forêts de la Couronne; un acte précise qu'il demeurait alors dans le hameau le plus proche de la forêt: Mommerault. On ne sait pas s'il y rendait visite à de la famille, car il y existait des Delaunay ou s'il avait changé d'affectation ce qui semble tout à fait probable puisque Clémence Florence est née à Bougy ce qui sous entend que la mère y était aussi; toute la famille résidait donc dans le Loiret. (Tant de logique m'émerveille !)
Traces d'Adélaïde Coutant

Adélaïde est née à Bombon en 1813 d'un père originaire de Grandpuits à 10 kms, son grand père né à Villenauxe la Grande, une cinquantaine de kilomètres, était garde champêtre à Fontenailles. Entre la naissance d'Adélaïde 1813, et celle de sa soeur Marie Anne Florentine, 1822, la famille a déménagé de Bombon pour la Chapelle Rablais à une douzaine de kilomètres. Tout ceci ne fait pas de la famille Coutant des voyageurs au long cours, mais montre qu'ils n'étaient pas attachés à un lieu, à une terre, pas plus qu'à un métier: le père d'Adélaïde fut manouvrier, puis garde particulier, son agrément, comme conservateur en qualité de garde fond champêtre des propriétés de M. Le Comte de Latour Maubourg, figure dans le registre des délibérations du Conseil municipal de la Chapelle Rablais, le 1° mars 1830, il fut ensuite aubergiste, puis à nouveau garde particulier à sa mort à l'âge de 72 ans; tandis que son épouse, sans profession, en 1833, était cabaretière en 1838. Peut être travaillaient- ils chez Tancelin, cabaretier aux Montils, qui logeait scieurs de long et voituriers en bois car la jeune Florentine Coutant soeur d'Adélaïde, épousa, quelques années plus tard, Savinien Rémi Tancelin qu'elle laissa rapidement veuve. Elle mourut à 24 ans. (La famille Tancelin figurait dans les registres paroissiaux de 1750 et existe encore aux Montils)

 

Après le décès de son époux, Adélaïde revient vivre chez ses parents aux Montils avec la petite Clémence comme le montre le rencensement de 1836. Au recensement suivant, 1841, Clémence semble être élevée par ses grands parents puisqu'elle fait partie de leur foyer. Adélaïde vit maintenant tout à côté, avec un maçon originaire de la Creuse, d'Arrènes, pour être précis, mais dont les parents ont déménagé à Mourioux, fief des Momet vus plus haut.
Jean Boucher a une quarantaine d'années (Adélaïde n'a pas encore trente ans), il est veuf d'une habitante de Mourioux, Marguerite Longeaux; il s'est installé à la Chapelle Rablais avec son fils Pierre. On avait repéré d'autres Boucher précédemment, à la Chapelle Rablais en 1792: un autre Pierre Boucher était l'un des six maçons limousins témoins au décès d'un autre maçon Léonard Aucomte. A Bréau, en 1789, Jacques Boucher ... "maître maçon limousin demeurant dans cette paroisse depuis plus de vingt cinq ans est mort du jour d'hier d'une fièvre putride muni des sacrements de l'Eglise agé de cinquante six ans et en présence de Léonard Boucher fils du défunt" Registre paroissial Bréau AD77 5 Mi 2507 p 26 Les Boucher (Bouché, Bouchet...) seront à l'origine d'une lignée de maçons, dans la région.

Cassini

Jean Boucher épouse Adélaïde Coutant le 27 décembre 1838. Et ils agrandissent leur famille recomposée: à Pierre, fils de Jean Boucher et Marguerite Longeaux,à Clémence, fille d'Adélaïde Coutant et Marie Henry Alphonse Delaunay, ils donnent frères et soeurs: (Françoise) Adélaïde 1836, Marie (Geneviève) 1839, (Jeanne) Adèle 1842, (Clémentine) Alexandrine 1845 , Henry 1848, (Eugénie) Elisabeth 1853.
A y regarder de plus près, il semble bien que l'aînée "Bouchet Adélaïde, leur fille, vivant du travail de ses parents, 15 ans" en 1851, qui décédera la même année, est née quelques années, 1836, avant le mariage d'Adélaïde et Jean, 1838. A y regarder d'encore plus près, on ne trouve pas d'acte de naissance d'Adélaïde Boucher (Bouché, Bouchet...) pour cette période, cependant, dans les tables décennales de la commune, on trouve cinq filles portant le prénom d'Adélaïde. Les recherches ne sont pas longues pour trouver l'acte de naissance hors mariage de Françoise Adélaïde Duplant, fille de Jean Baptiste Duplant, 29 ans, sabotier (qui vit avec son père François, 69 ans, aux Montils) et d'Adélaïde Coutant, naissance chez le grand père Pierre Joseph Coutant, qui est témoin. Rien de tragique à cela, Adélaïde était jeune veuve et les moyens de contraception d'alors n'étaient pas ceux d'aujourd'hui. La régularité des naissances chez Jean Boucher, tous les trois ans, montre une conception après chaque sevrage, donc aucune utilisation des "funestes secrets" pour empêcher la conception d'un bébé. Françoise Adélaïde a été reconnue par le jeune sabotier, et élevée comme ses enfants par Jean: dans tous les recensements qui mentionnent les liens familiaux, elle est déclarée fille du couple, bien qu'elle n'ait pas été adpotée officiellement: à son décès, elle s'appelle encore Françoise Adélaïde Duplant.

Le hasard fait que dans la même famille, deux enfants élevés ensemble choisirent de s'épouser: Pierre, fils de Jean Boucher et de sa première épouse Marguerite Longeaux, avait 12 ans quand son père épousa Adélaïde, mère de la petite Clémence Delaunay, 4 ans, née de son premier mariage; ils n'avaient aucun lien de sang. Quinze ans plus tard, Pierre et Clémence se marièrent. Le hasard fit encore que le premier bébé du jeune couple, Alfred, né le 2 décembre 1853, neuf mois tout juste après les noces, suivit de peu le dernier bébé de leurs parents respectifs, Eugénie Elisabeth qui naquit un mois avant, le 8 novembre 1853.
Etaient-ils au courant qu'au château, à la même époque, Eleonore Vergeot et son époux Pierre Jean François Bure avaient des secrets d'alcôve bien plus croustillants à cacher?

 

Tout cela nous a fait découvrir Adélaïde Coutant, mais ne nous explique pas pourquoi ce petit bout de femme aux yeux jaunes décida de demander un passeport en octobre 1838 pour se rendre à Anvers, royaume de Belgique.
Mille huit cent trente huit est l'année du second mariage d'Adélaïde qui aura lieu en décembre; son premier mari était décédé depuis maintenant quatre ans et pourtant, c'est bien pour régler sa succession qu'elle entreprit ce long voyage. Adélaïde n'est pas la seule à avoir fait traîner les formalités. Marie Anne Boni, veuve de Thomas Nival, voiturier tirachien mort en 1800, n'entreprit de mettre de l'ordre dans ses affaires qu'en 1803, après le décès d'un enfant mort né hors mariage, afin de régulariser la situation avant son mariage avec Philippe Joseph Badoulet, son garçon voiturier. Il est possible que le juge de paix de Nangis ait imposé un inventaire et règlement des dettes pour établir clairement les droits des enfants nés du premier mariage.

Traces de Marie Anne Boni, Philippe Badoulet et autres voituriers

Adélaïde s'est rendue en Belgique car c'est là que résidaient ses beaux parents, comme le montre l'acte de mariage de 1833: "Marie Henry Alphonse Delaunay, brigadier des gardes des forêts de la Couronne, demeurant au hameau des Montils, né à Paris XII°, le 8 ventôse an X, fils de Casimir Simon Delaunay, 51 ans, employé au bureau central des subsistances militaires à Louvain et domicilié à Bruxelles, royaume de Belgique et de Marie Louise Clayessens, 45 ans, Bruxelles."

Traces d'Adélaïde Coutant et sa famille

La femme d'un cordonnier rémouleur lorrain suivant les pérégrinations de son mari, deux épouses de maçons creusois avec leurs enfants partageant la migration de leurs époux, trois marchandes foraines allant de foire en foire vendre leurs colifichets, une jeune veuve partant régler sa succession en Belgique, chacune de ces rares femmes avait une bonne raison de prendre la route.
lien vers la page: Eleonore Vergeot