Les passeports pour l'intérieur
Femmes sur les chemins
Dans une société où la femme en se mariant tombe sous la puissance de son mari, on conçoit que la place d'une épouse n'est pas sur les grands chemins. C'est pourquoi, sur les quatre-vingt onze personnes différentes ayant demandé un passeport, seules quatre étaient des femmes, quelques autres ayant partagé le document de leur conjoint.
On comprend que des marchandes de bagues
miraculeuses aient pris la route pour aller de foire en foire, mais qu'allait
faire Adélaïde Elisabeth Coutant, jeune veuve de vingt cinq ans,
à Anvers dans le tout nouveau Royaume de Belgique? Aucun rapport avec
les voituriers thiérachiens que nous retrouverons plus loin.
Une toute petite femme, 25 ans et un mètre cinquante (quatre pieds
six pouces), le teint coloré et les yeux jaunes, demande pour la première
fois un Passeport pour l'Intérieur le 26 octobre 1838. Elle est connue,
au village, puisqu'aucun témoin n'a été nécessaire
pour confirmer son identité.
Trois marchandes foraines établies
dans le hameau des Montils ont pris la route, dans les années 1830,
soit seules, soit accompagnées de leur époux.
Elles ont à peu près le même âge, nées entre
1790 et 1795, habitent le même hameau; on les retrouve dans les mêmes
lieux: si Véronique Cumont, épouse Soleil, marchande de sangsues,
ne demande un passeport que pour se rendre officiellement à Mormant,
les visas au verso prouvent qu'elle est passée à Orléans,
Pithiviers, Versailles, Arpajon, Corbeil... Mantes, Pithiviers, Orléans
ont été, la même année 1832, les destinations prouvées
d'Anne Sylvie Fourrey. Nous les retrouverons plus loin, où l'on découvrira
leurs étranges métiers: marchande de bagues de St Hubert, marchande
de sangsues, marchande de balais, mais aussi indigente et mendiante...
Tous les passeports sont individuels; le mari, la femme et les enfants
au dessous de seize ans peuvent toutefois figurer sur le même passeport,
mais non les domestiques.
Grande encyclopédie 1893 tome 26
Seulement six épouses ont partagé
le passeport de leur mari: Véronique Cumont et Anne Sylvie Fourrey
qu'on retrouvera plus loin figurent sur le document de leur époux
au gré de leurs vagabondages, de marchés en foires.
On découvre aussi Elisabeth Amable Forest qui partageait la vie nomade
de Pierre Victor Lasserre, son mari cordonnier émouleur qui passait
environ un mois dans chaque canton où il travaillait.
Il habite Mouroux accidentellement,
le 29 janvier 1812 quand il fait établir un passeport à Montmirail
et habite la Chapelle Rablais accidentellement
quand il le fait renouveler le 1° février 1813. Le verso du passeport
de 1812, couvert de tampons, montre qu'il l'a fait viser à : Provins
le 21 février 1812, Cucharmoy le 29 mars, Crévecoeur le 27
mai, Bailly Carrois le 20 juillet, Planoy le 29 septembre, Clos Fontaine,
le 11 janvier 1813, renouvelé à la Chapelle le 1° février
1813...
Les couples sur les chemins
Trois autres femmes ont partagé la migration de leur mari, il s'agit d'épouses de maçons de la Creuse. Après quelques années où seul l'époux faisait le déplacement saisonnier, certaines les ont accompagnés dans leur voyage.
Comme pour les marchandes de bagues de Saint Hubert, les maçons se rassuraient en voyageant avec des compagnons de leur région. Depuis 1812, Jean Momet, quarante ans à l'époque, voyageait aux mêmes dates que Michel Pagot, la trentaine; le premier était natif de Mourioux, le second de Ceyroux à une demi- lieue de distance. Barthélémy Momet et bien d'autres se sont joints à eux. En 1818, Jean Momet décide de partir avec sa famille, il
passe à la mairie de Mourioux le 2 avril pour faire établir
un passeport où figure homme ayant femme
et enfans. Michel Pagot avait déjà
fait établir le sien le 30 mars à la mairie de Ceyroux
par M. Delage, maire à l'écriture serrée et bien
appuyée. Un petit coup d'oeil sur son passeport montre qu'il
a été complété par la même main
que celui de Jean Momet: M. Laforge, maire de Mourioux qui a ajouté
la même formule, de la même encre: homme
ayant femme et enfans. On peut imaginer ce qu'on veut, mais
il semble bien que Jean Momet a réussi à convaincre
son compagnon de tenter la même aventure que lui, avec toute
sa famille. D'autres migrants ont résolu autrement le problème du célibat: en l'an XI de la République, deux voituriers par terre des Ardennes belges prennent femme à la Chapelle Rablais, l'un le 4 janvier 1803, l'autre le 23 juin de la même année, manière d'établir d'étonnantes relations entre deux contrées fort éloignées, attestées par des passeports entre 1808 et 1842.
Voir le chapitre sur les voituriers thiérachiens |
Femmes et enfants sont sous l'autorité
du mari; on ne les connaît pas, ils n'ont pas de nom, pas de prénom,
l'âge est rarement cité.
A l'exception d'une fillette de quatorze ans dont on découvre l'existence
au verso du passeport de son père, scieur de long:
Vû par Nous Soussigné adjoint de la commune
de Luriecq Canton de St Jean Soleymieux arrondissement de Montbrison Département
de la Loire pour S'en retourner De Luriecq à Varennes accompagné
de Marie Villard Sa fille âgée de quatorze ans. Le 11 7bre 1829
Eléonore Vergeot, secrets bien croustillants... | |
Traces d'Adélaïde Coutant | |
Traces des forains de l'Yonne | |
Traces des cordonniers lorrains | |
Traces des voituriers tirachiens | |
Mathilde Caniberg , épouse Hourseau, est née à Langres; Anne Sylvie Fourrey, épouse Melin, et Véronique Cumont, épouse Soleil, sont nées dans de petits villages proches de la forêt d'Othe, entre l'Aube et l'Yonne, l'une à Arces, actuellement Arces-Dillo, l'autre à Cheny, distants de quelques lieues. Leurs époux, un peu plus jeunes qu'elles, ne sont pas originaires du village: Jacques Denis Soleil est né à la Grande Paroisse près de Montereau, en 1799, Pierre Joseph Melin est né la même année à Dampart, proche de Lagny, et s'est fixé aux Montils après avoir habité Evry les Châteaux (actuellement Evry Grégy sur Yerres).
Pour résumer, ils sont tous étrangers au village. On peut imaginer qu'ils n'ont pas trouvé leur place dans le monde replié sur soi d'une petite paroisse de campagne. La plupart des paysans n'avaient que la force de leurs bras pour subsister. Quelques journaliers supplémentaires, sans spécialité, extérieurs au village entraient en concurrence avec les manouvriers locaux. De là à penser qu'ils ont été obligés de reprendre la route pour trouver leur subsistance..
Les horsains résidant aux Montils ont dû s'entraider: le village est petit, on papote, on s'échange des services et des bons plans.. Sur les déplacements attestés officiellement par une mention sur les passeports, on remarque en 1811 Edme Tissot, originaire de l'Hôpital le Grand, département de la Loire, qui suit à Momignies dans les Ardennes belges un groupe de voituriers par terre dont c'est le village natal. En 1816, en 1824, c'est tout un groupe de voituriers, tous originaires de cette même région Momignies/ Beauwelz qui se rend dans la forêt de la Fourtière, à quelques lieues des villages d'origine d'Anne Sylvie Fourrey et de Véronique Cumont. Par contre, on ne note pas de natifs de la Chapelle Rablais ayant suivi un groupe de migrants... (Les rapports entre migrants et autochtones sont détaillés à la vingt quatrième page du dossier sur les voituriers thiérachiens.)
Lien vers la première page du dossier sur les voituriers thiérachiens
Vingt quatrième page du dossier: nomades et sédentaires
Horsain:
se dit en Normandie des gens étrangers au pays
Adélaïde est née à Bombon en 1813 d'un père originaire de Grandpuits à 10 kms, son grand père né à Villenauxe la Grande, une cinquantaine de kilomètres, était garde champêtre à Fontenailles. Entre la naissance d'Adélaïde 1813, et celle de sa soeur Marie Anne Florentine, 1822, la famille a déménagé de Bombon pour la Chapelle Rablais à une douzaine de kilomètres. Tout ceci ne fait pas de la famille Coutant des voyageurs au long cours, mais montre qu'ils n'étaient pas attachés à un lieu, à une terre, pas plus qu'à un métier: le père d'Adélaïde fut manouvrier, puis garde particulier, son agrément, comme conservateur en qualité de garde fond champêtre des propriétés de M. Le Comte de Latour Maubourg, figure dans le registre des délibérations du Conseil municipal de la Chapelle Rablais, le 1° mars 1830, il fut ensuite aubergiste, puis à nouveau garde particulier à sa mort à l'âge de 72 ans; tandis que son épouse, sans profession, en 1833, était cabaretière en 1838. Peut être travaillaient- ils chez Tancelin, cabaretier aux Montils, qui logeait scieurs de long et voituriers en bois car la jeune Florentine Coutant soeur d'Adélaïde, épousa, quelques années plus tard, Savinien Rémi Tancelin qu'elle laissa rapidement veuve. Elle mourut à 24 ans. (La famille Tancelin figurait dans les registres paroissiaux de 1750 et existe encore aux Montils)
Après le décès de son époux, Adélaïde
revient vivre chez ses parents aux Montils avec la petite Clémence
comme le montre le rencensement de 1836. Au recensement suivant, 1841, Clémence
semble être élevée par ses grands parents puisqu'elle
fait partie de leur foyer. Adélaïde vit maintenant tout à
côté, avec un maçon originaire de la Creuse, d'Arrènes,
pour être précis, mais dont les parents ont déménagé
à Mourioux, fief des Momet vus plus haut.
Jean Boucher a une quarantaine d'années (Adélaïde n'a
pas encore trente ans), il est veuf d'une habitante de Mourioux, Marguerite
Longeaux; il s'est installé à la Chapelle Rablais avec son
fils Pierre. On avait repéré d'autres Boucher précédemment,
à la Chapelle Rablais en 1792: un autre Pierre Boucher était
l'un des six maçons limousins témoins au décès
d'un autre maçon Léonard Aucomte. A Bréau, en 1789,
Jacques Boucher ... "maître maçon
limousin demeurant dans cette paroisse depuis plus de vingt cinq ans est
mort du jour d'hier d'une fièvre putride muni des sacrements de l'Eglise
agé de cinquante six ans et en présence de Léonard
Boucher fils du défunt" Registre
paroissial Bréau AD77 5 Mi 2507 p 26
Les Boucher (Bouché, Bouchet...) seront à l'origine d'une
lignée de maçons, dans la région.
Jean Boucher épouse Adélaïde
Coutant le 27 décembre 1838. Et ils agrandissent leur famille recomposée:
à Pierre, fils de Jean Boucher et Marguerite Longeaux,à Clémence,
fille d'Adélaïde Coutant et Marie Henry Alphonse Delaunay, ils
donnent frères et soeurs: (Françoise)
Adélaïde 1836, Marie (Geneviève)
1839, (Jeanne) Adèle 1842, (Clémentine)
Alexandrine 1845 , Henry 1848, (Eugénie)
Elisabeth 1853.
A y regarder de plus près, il semble bien que l'aînée
"Bouchet Adélaïde, leur fille, vivant
du travail de ses parents, 15 ans" en 1851, qui décédera
la même année, est née quelques années, 1836, avant
le mariage d'Adélaïde et Jean, 1838. A y regarder d'encore plus
près, on ne trouve pas d'acte de naissance d'Adélaïde Boucher
(Bouché, Bouchet...) pour cette période, cependant, dans les
tables décennales de la commune, on trouve cinq filles portant le prénom
d'Adélaïde. Les recherches ne sont pas longues pour trouver l'acte
de naissance hors mariage de Françoise Adélaïde Duplant,
fille de Jean Baptiste Duplant, 29 ans, sabotier (qui
vit avec son père François, 69 ans, aux Montils) et d'Adélaïde
Coutant, naissance chez le grand père Pierre Joseph Coutant, qui est
témoin. Rien de tragique à cela, Adélaïde était
jeune veuve et les moyens de contraception d'alors n'étaient pas ceux
d'aujourd'hui. La régularité des naissances chez Jean Boucher,
tous les trois ans, montre une conception après chaque sevrage, donc
aucune utilisation des "funestes secrets" pour empêcher la
conception d'un bébé. Françoise Adélaïde
a été reconnue par le jeune sabotier, et élevée
comme ses enfants par Jean: dans tous les recensements qui mentionnent les
liens familiaux, elle est déclarée fille du couple, bien qu'elle
n'ait pas été adpotée officiellement: à son décès,
elle s'appelle encore Françoise Adélaïde Duplant.
Le hasard fait que dans la même famille, deux enfants élevés
ensemble choisirent de s'épouser: Pierre, fils de Jean Boucher et
de sa première épouse Marguerite Longeaux, avait 12 ans quand
son père épousa Adélaïde, mère de la petite
Clémence Delaunay, 4 ans, née de son premier mariage; ils
n'avaient aucun lien de sang. Quinze ans plus tard, Pierre et Clémence
se marièrent. Le hasard fit encore que le premier bébé
du jeune couple, Alfred, né le 2 décembre 1853, neuf mois
tout juste après les noces, suivit de peu le dernier bébé
de leurs parents respectifs, Eugénie Elisabeth qui naquit un mois
avant, le 8 novembre 1853.
Etaient-ils au courant qu'au château, à la même époque,
Eleonore Vergeot et son époux Pierre Jean François Bure avaient
des secrets d'alcôve bien plus croustillants à cacher?
Tout cela nous a fait découvrir Adélaïde Coutant, mais
ne nous explique pas pourquoi ce petit bout de femme aux yeux jaunes décida
de demander un passeport en octobre 1838 pour se rendre à Anvers,
royaume de Belgique.
Mille huit cent trente huit est l'année du second mariage d'Adélaïde
qui aura lieu en décembre; son premier mari était décédé
depuis maintenant quatre ans et pourtant, c'est bien pour régler
sa succession qu'elle entreprit ce long voyage. Adélaïde n'est
pas la seule à avoir fait traîner les formalités. Marie
Anne Boni, veuve de Thomas Nival, voiturier tirachien mort en 1800, n'entreprit
de mettre de l'ordre dans ses affaires qu'en 1803, après le décès
d'un enfant mort né hors mariage, afin de régulariser la situation
avant son mariage avec Philippe Joseph Badoulet, son garçon voiturier.
Il est possible que le juge de paix de Nangis ait imposé un inventaire
et règlement des dettes pour établir clairement les droits
des enfants nés du premier mariage.
Traces de Marie Anne Boni, Philippe Badoulet et autres voituriers
Adélaïde s'est rendue en Belgique car c'est là que résidaient ses beaux parents, comme le montre l'acte de mariage de 1833: "Marie Henry Alphonse Delaunay, brigadier des gardes des forêts de la Couronne, demeurant au hameau des Montils, né à Paris XII°, le 8 ventôse an X, fils de Casimir Simon Delaunay, 51 ans, employé au bureau central des subsistances militaires à Louvain et domicilié à Bruxelles, royaume de Belgique et de Marie Louise Clayessens, 45 ans, Bruxelles."