Les scieurs de long/3
Quel métier, quelle destination?
Il faut partir pour trouver l'argent qui fait défaut au pays. Quel métier et où le pratiquer? Pour les migrants que nous suivons, les réponses sont connues : scieur de long (ou terrassier) et en Brie; pourtant, elles n'ont rien d'évident.
Pourquoi scieur de long et non maçon, sabotier, marchand de parapluies, chaudronnier, tous métiers que pratiquèrent les migrants du Massif Central, dont certains laissèrent quelques traces dans la région.
Les Foréziens auraient-ils au plus profond d'eux le génie
de la scie, comme les Creusois celui de la maçonnerie? Certes, l'abondance
de pierres dans leurs champs et l'habitude de les organiser en murets de
pierres sèches donnait à tous les paysans limousins une familiarité
avec la maçonnerie. L'abondance de forêts pourrait expliquer
la bonne connaissance du bois pour les Foréziens.
Mais comment justifier que la seule région limousine à fournir
des scieurs de long fut le plateau de Millevaches, qui, à l'époque
où il était peuplé de paysans, était très
peu boisé "Si auparavant, les hauteurs
du plateau présentaient de grands horizons défrichés,
de très grandes surfaces ouvertes et herbeuses, l'abandon de ces
espaces par l'élevage s'est fait au profit de l'exploitation forestière
et de la friche"Wikipédia.
Imagine-t'on une familiarité des Savoyards avec les fruits de mer,
eux qui, trop éloignés de la mer et par manque d'iode, furent
quelquefois qualifiés de "crétins des Alpes"? Ce
fut pourtant le métier d'écailler, ouvrant des huîtres
à la terrasse des brasseries que pratiquèrent nombre de montagnards,
quand ils n'étaient pas chauffeurs de taxi, du moins pour la petite
commune de Maurienne que je connais bien.
Dans une vallée des Appenins italiens que je fréquente aussi,
les migrants furent maçons en France (le père de Cavanna en
est le plus connu). Une vallée voisine fournit des chauffagistes
en Angleterre, dans une autre l'émigration se fit vers l'Argentine.
Ces Italiens avaient-ils des capacités si différentes, d'une
vallée à l'autre?
La connaissance du métier n'explique pas la spécialisation par région: les Foréziens étaient scieurs (mais aussi terrassiers), les Creusois, maçons, les Lorrains cordonniers et rémouleurs, les Thiérachiens, débardeurs de bois, du moins pour ceux que j'ai retrouvés autour de la Chapelle Rablais. A part la très rare exception d'un scieur du Forez qui tâta du débardage et se rendit même dans le Hainaut, métier et région d'origine restent toujours liés.
En
1890, un chaudronnier ambulant auvergnat décéda près
de la ferme des Moyeux à la Chapelle Rablais, Fleury Villard, scieur
de long, signa l'acte de décès
La Chapelle Rablais AD77 6 E 92/6 p 221.
Détails sur le décès du chaudronnier
En 1825, la soeur d'un scieur de long originaire de St Etienne près Allègre épousa un colporteur de "pare à pluie" originaire de Corrèze, fils et frère de marchands de "parapluye", qui embrassa ensuite la carrière de scieur de long. Belleu AD 02 5 Mi 0928 p 9
St Etienne en 1850, détail. Les usines au coeur de la ville, et le
premier train en France, pour le charbon, dès 1827...
...le Forésien tout entier à son œuvre,
soit qu’il assouplisse les métaux, ou qu’il ourdisse
la soie, que du fil le plus délié de la création, il
fasse une pièce de velours ou de rubans qu’il expédie
partout, et d’un bloc de fer un ruban laminé, destiné
à être poli par la lime ou par la meule...
... Le sol où se meut le Forésien n’est pas un sol comme
un autre : c’est son atelier, sa matière première; il
en prend chaque jour quelques atomes pour en forger les mille produits de
son industrie. La houille lui sert à créer le fer brut; l’eau
transforme en acier trempé ce fer malléable; le feu est encore
appelé à lui donner mille formes, le balancier, à le
découper en mille pièces. Celles qui sont trop communes pour
être vendues telles quelles, on les vernit ou on les dore. De là
des bouches de feu toujours béantes, des forges sans cesse actives,
des villes bruyantes, perdues dans une atmosphère poudreuse, et un
pays semblable, sur plusieurs points, à un antre de cyclopes."
Article de M.L. Roux : "le Forésien"
dans "Les Français peints par eux-mêmes." La Province,
tome 2 / 1841
Non loin des lieux d'origine des scieurs de long,
se trouvait la ville industrieuse de St-Etienne: "Dès
le XV° siècle, il s'était constitué un centre important
de production métallurgique et l’armurerie va désormais
faire la renommée de la ville avec la production d'armes de guerre
(ou de commerce); on y compte plus de 600 armuriers en 1669. La petite métallurgie
donne naissance à une production très variée, appelée
"clincaillerie" (quincaillerie). Il se développe aussi
la fabrication de rubans, importée d’Italie dès le XVI°
siècle." Wikipédia
"La figure du mineur estompe de couleurs
sombres la physionomie des villes houillères du Forez, Rive-de-Gier,
Saint-Étienne, Firminy, la première comptant pour les trois
cinquièmes des mineurs du département.. Rive-de-Gier offre
encore un type intéressant, le verrier." "le
Forésien" 1841
A vol d'oiseau, seulement une dizaine de kilomètres
séparent Chambles de St-Etienne, un peu plus d'une quinzaine pour
Périgneux et St Maurice en Gourgois. Il est vrai qu'il faut descendre
d'un plateau à six cents mètres jusqu'au fleuve qui coulait
à quatre cents mètres, le traverser sans pont (les bacs devaient
être fréquents) et remonter deux cents mètres jusqu'au
niveau de St-Etienne. A ne pas faire tous les jours! Mais il est impossible
que les habitants des marges du massif forézien aient ignoré
la possibilité de trouver un emploi à si courte distance!
"De cette variété d’industries
il résulte que les femmes, les jeunes
filles, les enfants, gagnent, tout le monde gagne. Quiconque, par conséquent,
croise les bras, doit perdre immensément. Je demandais à un
gamin de Saint-Étienne: "Combien gagnes-tu? 5 sous par jour."
Tout le monde gagne ! mais combien ? Tout fier d'annoncer ses cinq sous
pour une interminable journée en manufacture, le "gone"
oublie de préciser que c'est douze fois moins qu'un adulte.
Aucun frère, aucune soeur de scieur migrant ne semble
avoir été attiré par la grande ville. Aucun n'a voulu
changer son état de paysan pauvre contre celui d'ouvrier de manufacture,
tout aussi pauvre qui, s'il gagnait de l'argent, devait aussi en dépenser
pour son logement, sa nourriture, ce que pouvait éviter le paysan;
et qui, se mettant au service d'un patron perdait son illusion de liberté.
"A l’ouest et au nord du Forez, les mœurs changent d’aspect,
et il y a des mœurs, parce qu’il n’y a pas encore de civilisation...
Le paysan, riche de tous les besoins qu’il n’a pas, heureux
de tous les plaisirs qu’il ignore, reste, dans son domaine, étranger
aux luttes imposées à l’ouvrier pour la conquête
du salaire, au maître pour la nécessité de s’enrichir.
Il n’a que des notions vagues de la vie civilisée qui expire
au seuil de sa demeure." En 1841, en pleine révolution indutrielle,
M.L. Roux, auteur de l'article "Forésien" des "Français
par eux-mêmes" affiche une piètre opinion du peuple des
montagnes, de leur manque de dynanisme. Pour pasticher un ancien président
: "Le drame du Forez, c'est que l'homme forézien n'est pas assez
entré dans l'histoire..."
M.L. Roux montre d'ailleurs plus loin, qu'il ignore tout du peuple des montagnes
au point de déclarer: "Le Forésien émigre peu;
de ce qu’il est peu connu au dehors, il faut conclure qu’il
trouve dans son département assez de ressources pour exister."
Dans "Les migrants de travail d'Auvergne et
du Limousin au XX° siècle" Marc Prival a interrogé
les derniers scieurs de long des monts du Livradois et du Forez, ayant cessé
leur activité vers 1930. Pour justifier leurs destinations, il note:
"Si l'on considère les campagnes effectuées par
nos informateurs, on est surpris de la variété des régions
fréquentées. Cependant, on peut les classer en deux grandes
catégories:
-massifs montagneux et plateaux du quart Nord-Est de la France: massifs
du Morvan, du Jura, des Vosges, des Ardennes; plateaux de la Haute Saône,
de la Haute-Marne, de Lorraine, de Langres.
-Ouest du Bassin Parisien et Pays de Loire: Haute-Normandie et Touraine.
La première catégorie forme une région homogène,
parmi les plus boisées de France, pourvoyeuse essentiellement de
traverses de chemin de fer. Si on cherchait une raison à la migration
des scieurs de long vers ces régions du quart Nord-Est, on la trouverait
dans la géographie. Les monts du Livradois et du Forez, de par leur
position orientale dans le Massif Central sont naturellement tournés
vers l'Est de la France... Ce déterminisme qui veut que les migrants
scieurs s'expatrient plutôt vers les régions qui sont géographiquement
proches (ceci est très relatif !) s'explique assez bien. A l'époque
où on marchait à pied, on cherchait à raccourcir le
voyage. "
Pourquoi les scieurs retrouvés autour de
la Chapelle Rablais provenaient-ils presque tous de la même région
des marges des monts du Forez et du Velay? On retrouve le même type
de concentration chez les maçons de la Creuse, les voituriers thiérachiens,
les moissonneurs du Nord et de l'Yonne, les cordonniers lorrains et bien
d'autres qui venaient en groupes dans nos villages.
Si la proximité a joué, dans
les premiers temps, petit à petit, les opportunités de travail
ont dû être cherchées de plus en plus loin. Un pionnier,
revenu au pays, proposa à un proche de l'accompagner et, de frère
en fils, en cousin, en voisin, c'est tout un village qui se dirigea vers
le "lieu d'habitude", comme le résume bien Jean Louis Beaucarnot:
"Un des traits fondamentaux de ces phénomènes
migratoires est les fortes solidarités qu'ils génèrent.
Solidarités à la fois régionales, villageoises, familiales,
professionnelles. Les filières, les réseaux, permettent aussi
bien de prendre la route que de trouver des lieux d'hébergement et
du travail à l'arrivée. C'est pourquoi les gens d'une même
paroisse, d'un même hameau, pratiqueront le même métier
et se dirigeront vers les mêmes régions. Dès qu'il en
a l'occasion, le beau-père appelle son gendre à son côté,
l'oncle son neveu. Ceux qui se fixent à l'extérieur font venir
leurs parents: frère, beau-frère, cousin...
Au fil des siècles et des générations, il n'est pas
rare de voir les mêmes vallées ou les mêmes hameaux fournir
des migrants aux mêmes villes ou villages, de voir les membres d'une
même famille associer à leur état de paysan la même
activité artisanale ou commerciale."
Jean Louis Beaucarnot : Quand nos ancêtres
partaient pour l'aventure
Suite : préparatifs au voyage | |
Retour : Pourquoi migrer? | |
Plan du chapitre sur les scieurs de long et terrassiers | |
Documents sur les scieurs de long et terrassiers | |
Sources et bibliographie | |
Si aucun lien n'a pu être prouvé
entre un scieur ou terrassier du Forez en Brie et un père, un frère
ayant choisi de travailler dans l'industrie, il s'est trouvé, non loin
de la Chapelle Rablais, des ouvriers originaires de cette région. Y
aurait-il un lien entre Michel Buthion, ouvrier faïencier à la
manufacture de Montereau, qui avait travaillé auparavant à celle
de Grigny, non loin de Rive-de-Gier et Jean Bouthéon, scieur de long
du Forez actif à la Chapelle Rablais de janvier 1832 à août
1833 ? Il n'en existe pas, si l'on ne remonte qu'à peu de générations.
Y aurait-il aussi un lien entre Marie Villard, née à Rive de
Gier, femme de ce même Michel Buthion (que l'on retrouva aussi à
Montereau, en compagnie de son père Jean Antoine Villard), avec Fleury
Villard, père d'une autre Marie Villard, scieur de long forézien
ayant travaillé à Varennes sur Seine, commune limitrophe de
Montereau, avant de s'établir définitivement à la Chapelle
Rablais ?
On retrouvera la famille Villard et Michel Buthion, faïencier migrant,
père de famille très-nombreuse et victime de la guerre de 1870
à la page ...
Michel Buthion, ouvrier faïencier, Marie et Jean Antoine Villard, du Forez à Montereau
S'il n'était pas scieur de long, le migrant du Forez ou du Velay retrouvé en Brie était terrassier. Des frères pouvaient très bien être, l'un scieur et l'autre terrassier, comme les Montheillard: Jacques à Fontenailles était terrassier, Barthélémy à la Chapelle Rablais, scieur. Chez les Nicolas, Claude était scieur, Martin et François, terrassiers, Blaise ayant repris la maréchalerie au pays.
Pendant une grève des scieurs de long, certains scieurs se sont retrouvés "occupés en ce moment aux travaux de terrassement dans la banlieue." Le Petit caporal 3 septembre 1881
Les scieurs, en plus d'être forts et résistants, devaient
posséder une certaine technique pour réussir à scier
des planches égales sur une grande longueur. Les "marreurs"
ou "pionniers" suivant qu'il manient la pioche ou le pic n'ont
pas besoin d'apprentissage pour aller "se louer
comme manœuvres sur les chantiers pour y effectuer des travaux de terrassement.
Ils creusent les fossés des châteaux ou des villes fortifiées,
curent les lieux marécageux, dessouchent et défrichent les
champs."
Jean Louis Beaucarnot Quand nos ancêtres
partaient pour l'aventure
Une anedcote tirée
du journal La Feuille de Provins du 4 mars 1865 montre le peu de prestige
du métier de terrassier : Jean Bonard, garçon charpentier, 24
ans, est arrêté pour vagabondage à Beton Bazoche pour
ne pas avoir fait viser son livret ouvrier:
"Votre livret n'a pas été visé depuis trois mois.
-Il n'y a pas plus de quinze jours que je travaillais à la terrasse
pour le compte de M. Petit à Géronville, j'ai pas voulu faire
signer mon livret comme terrassier, parce que les patrons, quand ils voient
ça, c'est pas chouette."
Il y avait pourtant
pire métier! Dans l'Eclaireur de Coulommiers du 28 août 1875
:
"Un horrible accident causait mercredi matin dans Coulommiers une émotion
profonde : trois hommes travaillant à la fosse d’aisances du
café du Commerce y avaient été asphyxiés... Le
point de départ de l’accident est une imprudence. La fosse d’aisances,
vidée presque entièrement au moyen d’une pompe, n'avait
pas été désinfectée lorsque l’un des frères
Cabin se risqua à y descendre, et cela sans ceinture de sauvetage,
sans câble, sans aucun des moyens de précaution qu’il serait
si facile d’employer eu pareil cas. Suffoqué instantanément,
il n’eut pas la force d’appeler; et ne l’entendant plus
bouger dans cette fosse, son frère se précipita à son
secours. Le second éprouva le même sort que le premier. Un troisième
suivit, et ne fut pas plus heureux. Enfin un quatrième, c’était
Dafour, qu’on a pu sauver à temps."