Les scieurs de long/4
Préparatifs au voyage
Les tours et les détours de Jean Baptiste Esquy pourraient laisser penser que les scieurs partaient à l'aventure, espérant trouver un chantier sur place. Esquy est l'exception car les passeports des autres scieurs montrent qu'au contraire, ils sont allés directement là où ils avaient prévu, même si, à la fin d'un chantier, il se pouvaient se rendre sur un autre, dans la même région. Ils connaissaient leur destination et leurs conditions de travail avant de s'aventurer sur les routes.
"Un chef d'équipe,
le patron, recrutait la main-d'œuvre, lors des foires... lors des fêtes
patronales, dans les cabarets... tout simplement entre parents ou gens du
même village."
Annie Arnoult La grande histoire des scieurs de
long
"A la foire de St Anthème
(14 septembre), il y avait autant de marchands de bois que de marchands
de vaches pour venir chercher des scieurs de long. Ces marchands de bois
étaient souvent d'anciens scieurs, donc des "pays", reconvertis
dans cette activité d'intermédiaire et fixés sur les
lieux de migration où ils avaient pris femme. Leur rôle était
de prospecter les coupes de bois, de les acheter sur pied à leurs
propriétaires, de recruter des scieurs dans leur pays d'origine,
de les acheminer, de leur faire exécuter le travail et de les rémunérer.
Fonction complexe et indispensable comme on peut en juger. "
Marc Prival : Les migrants de travail d'Auvergne
et du Limousin au XX° siècle
Les traces d'usure du passeport pour l'intérieur dont les voyageurs
devaient être munis dans la première moitié du XIX°
siècle en laissent deviner l'emploi. Si l'on regarde celui du scieur
Jean Baptiste Esquy, bien sale, bien usé, au point d'en être
déchiré, on constate qu'il a dû être sorti bien
souvent, déplié, replié... Au verso figurent les tampons
et les visas des communes où il a séjourné; on peut
ainsi retracer ses pérégrinations entre août 1828 et
juillet 1830.
On le vit partir d'Usson en Forez, le 21 août 1828 pour se rendre
en Provence aux Arcs, au sud de Draguignan. On le retrouve le 6 septembre,
souhaitant quitter Flayosc, au Nord de Draguignan pour aller à Saint
Paul sur Durance, près d'Aix. Et le revoilà à Usson
qu'il quitte à nouveau le 21 octobre, en direction de la Bresse,
à Lessard. L'embauche qu'il espérait en Provence a dû
faire long feu. Par contre, il passe la saison en Bresse qu'il quitte le
15 juillet 1829, pour un retour à la maison.
Le 13 septembre 1829, nouveau tampon à Usson, pour se rendre à Paris "passeport à renouveler à la prochaine mairie, les formules manquant à la mairie". Il se garda bien de demander un nouveau document qui, s'il était gratuit pour les indigents, coûtait deux francs, soit une journée de salaire d'un ouvrier, puisqu'il le conserva une année encore. Ce petit arrangement avec la loi était fréquent; les maçons creusois qui fréquentaient la Chapelle Rablais, faisaient souvent durer leur passeport un an et demi au lieu d'une seule année en jouant sur le millésime plutôt que la durée: pris au printemps de la première année, dans la Creuse, il n'était renouvelé qu'à l'automne de l'année suivante, dans la Brie, avec quelquefois des accommodements: de mars 1812 à mars 1818, Michel Pagot aurait dû payer six passeports pour un coût de 12 francs. Il se débrouilla pour n'en demander que quatre qu'il fit diversement durer: 20 mois, puis 24, 12, 16...
C'est presque mission impossible de trouver depuis la Brie
les preuves d'une embauche en Forez pour une saison de "scie". Etant
pour la plupart illettrés, les compagnons scieurs avaient-ils passé
un contrat par écrit? "Avant le départ,
les accords sont conclus entre le maître scieur et ses compagnons, souvent
illettrés, devant notaire, mais aussi verbalement ou sous seing privé."
Persée: commentaires sur "Les Lionnais du Perche"
Il est vrai que la plupart des scieurs saisonniers ayant laissé une
trace autour de la Chapelle Rablais ne savaient ni lire, ni écrire,
ni même signer. Tout au plus savaient-ils tracer péniblement
quelques lettres en guise de signature, comme Pierre Achard, ci-dessous, qui
agrémente "Piechare" de quelques
pâtés. Pour les scieurs nés dans le Massif Central, qu'il
s'agisse de saisonniers ou que l'on parle des migrants installés définitivement,
la proportion d'illettrés était presque la même : 63 et
68%; 17 et 9% signaient mal, prouvant qu'ils ne pratiquaient pas l'écriture.
Un peu moins d'un quart signait à peu près correctement. La
génération suivante, de père forézien et de mère
briarde, dépassait le niveau d'alphabétisation des scieurs locaux:
81% savaient écrire contre 67% pour les locaux. Ceux qui signaient
maladroitement se situaient à 3 et 7%; et le taux d'analphabétisme
à 26% pour les locaux, chutait à 16% pour les descendants de
Foréziens, montrant peut être leur désir de promotion
sociale.
Rares à savoir écrire et donc à se fier à l'écrit,
plutôt qu'une promesse orale (le "tope-là" des maquignons
!) les migrants saisonniers avaient-ils pris la peine de passer devant le
notaire pour certifier leur embauche?
Extrait baptistaire 1749
"Malgré la dépense, ils n'hésitaient pas à se rendre chez le notaire, pour enregistrer un contrat de mariage, déclarer une transaction financière, donner procuration à leur femme ou pour le célibataire à un parent afin qu'il gère ses affaires en son absence, rédiger un testament pour la répartition de ses biens et s'enquérir de sa sépulture avec messes et aumônes pour le salut de son âme au cas où il ne reviendrait pas... " La grande histoire des scieurs de long cité dans "Terres d'Auvergne"
Les migrants pouvaient aussi continuer à gérer leurs affaires au pays depuis la Brie, qu'ils aient été maçons limousins, voituriers "tirachiens" ou scieurs du Forez. Ainsi, celui qui signait "Piechare" est-il passé chez le notaire de la Chapelle Gauthier pour donner procuration à son épouse, restée à Chambles : "Fut présent Pierre Achard scieur de long demeurant ordinairement à Chambles en Foirest et étant présentement à la Chapelle Gauthier logé chez le sieur Devin aubergiste où pend pour enseigne un Cigne... pour retirer des mains à Antoine Simon manouvrier demeurant à Biesse paroisse St Maurice la pièce de vigne qui appartient au constituant située sur la paroisse de St Marcelin près Chambles & en conséquence remettre audit Cimon la somme de quarante huit livres..." 16 septembre 1788 minutes du notaire Baticle Chapelle Gauthier AD77 273 E 23
"Avant le départ, le scieur de long demande au curé
de la paroisse un passeport faisant connaître le nom, le domicile
du partant... Ce certificat atteste qu'il est de bonnes moeurs, de religion
catholique et que nulle maladie épidémique ne règne
dans le pays au moment du départ."
Marie-Thérèse Liange-Patural Migration saisonnière
des scieurs de long de Sauvain
Avant que la République ne prenne en charge l'Etat
civil, les registres de baptêmes, mariages et sépultures étaient
tenus par les curés. Ce qui a exclu les membres de l'Eglise Réformée
depuis la révocation de l'Edit de Nantes en 1685 qui, entre autres
brimades, interdisait aux pasteurs de tenir leurs registres : "Louis
XIV supprime ainsi à la fois la liberté de culte pour les
protestants et le protestantisme et son fonctionnement. Les protestants
tiennent alors leurs registres parfois clandestinement jusqu'à la
promulgation par Louis XVI de l'édit de Tolérance en 1787."
France Archives
Autrement dit, les Protestants devaient avoir grand mal à se procurer
une pièce justifiant de leur identité.
Les protestants en terre de Forez étaient peu nombreux; pour ne
s'en tenir qu'aux temples, on n'en compte que cinq en Forez pour neuf en
Velay, et près de soixante dix dans l'Ardèche proche. Le recensement
de 1851, où est indiquée la religion des habitants, ne révèle
que très peu de protestants, sinon aucun dans certains bourgs du
Forez d'où provenaient des migrants de Brie: 2.108 catholiques pour
2.108 habitants à St Bonnet le Château, 1.309 catholiques,
aucun protestant à Luriecq... Même remarque pour les bourgs
de Haute Loire aux confins des monts du Forez : St Geneys près St
Paulien : 699 catholiques/699, Loudes : 1399/1399, Céaux d'Allègre
: 1614/1614. La proportion change dans le Velay, au sud du Puy. Si à
Monastier, on ne comptait que sept calvinistes sur 3.390 habitants, ils
étaient 62/924 au Fay sur Lignon et 280/1.091 à Champclause.
Recensements AD 42 AD 43
S'il y eut massacre à Montbrison, dix ans avant la Saint Barthélémy, ce fut le fait des Protestants, menés par le baron des Adrets contre "le bastion catholique qu'est alors le Forez où les protestants sont persécutés... Montbrison est mise à sac, les églises pillées et saccagées. Un massacre de la population s’engage alors au crie de Tue ! Tue ! Entre trois et huit cents personnes sont passées par les armes." Archives départementales de la Loire
Des candidats-migrants ont-ils été empêchés de partir parce que non-catholiques sous l'Ancien Régime? Aux historiens du Forez et plutôt du Velay de répondre à cette question, car je manque totalement d'éléments de réponse.
Passez la souris sur l'illustration pour séparer feuille et talon.
Dans ces pages, il est souvent fait mention de "Passeports
pour l'Intérieur". Dans les petits villages, ils étaient
délivrés en mairie, où l'on en conservait le talon.
Le voyageur devait présenter la feuille à chaque contrôle.
Beaucoup de ces documents ont été détruits dès
lors qu'ils n'étaient plus utilisés, vers le milieu du XIX°
siècle. Les Archives de Seine et Marne n'en conservent plus que huit
séries sur les cinq cent dix communes du département; ainsi
que quelques registres de délivrance des passeports ou de leurs visas
en mairie. Par chance, deux cents documents avaient été préservés
à la mairie de la Chapelle Rablais.
Parmi les scieurs en Brie, certains se qualifiaient de maître-scieur
ou d'écarrisseur, spécialisation étudiée dans
une page suivante, patrons d'une ou plusieurs paires de scieurs. "Parmi
les scieurs Le patron se chargeait de toutes les démarches. En plus
de l'embauche, il cherchait le travail, traitait avec l'employeur, qui adjudicataire
de coupe, qui marchand de bois, qui exploitant forestier, se chargeait des
conditions de travail, des rémunérations. Il s'occupait des
trajets, de l'hébergement et de la nourriture. A la fin de la campagne,
il répartissait les gains..." Annie
Arnoult
Ils n'étaient pas marchands de bois, trois seulement le sont devenus,
certainement modestes patrons car la fourniture de bois à grande échelle,
par exemple pour la "Provision de Paris",
nécessitait d'importants capitaux, voir à la page "Marchands
de bois"; et aussi la biographie d'Etienne Labarre, marchand de bois
en forêt de Villefermoy.
20° page du dossier sur les voituriers thiérachiens: les marchands
de bois
Zones d'ombre dans la vie d'Etienne Labarre, marchand de bois
Traces des marchands de bois
Maîtres-scieurs à Villefermoy
La Chapelle Rablais : Barthélémy Monteillard 1788, Jean Porte 1801 1807, Edmé Tissot 1804 1821
La Chapelle Gauthier : Gabriel Isidore Surdel 1813, Baptiste Alexis Surdel 1814, Nicolas Ambroise Surdel 1821, Louis Adolphe Moreau 1834, Charles Lamothe 1841, Jules Broussat 1881, François Alexandre Broussat 1886
Châtillon la Borde : Jacques Rival 1796
Fontenailles : Pierre Paul Goix 1830, Etienne Camille Goix 1830, Pierre Antoine Goix 1841, Adolphe Joseph Goix 1858
Bien plus rares sont les marques d'embauche par un maître-scieur. On se doute bien que "Pierrefort scieur de long du pays de Forrest" n'allait pas débiter tout seul "trente six pieds d'arbres paupelier", d'autant plus que l'acte précise : "S'oblige en outre ledit Neuville pendant ledit ouvrage de tremper la soupe audit Pierrefort une fois le jour ainsi qu'il est d'usage tant à lui qu'à ses ouvriers..." Mais, ses ouvriers, on ne les connaît pas. Minutes du notaire Vaudremer , Nangis, AD 77 188 E 63
Doc: marché de sciage entre Jean Neuville et "Pierrefort" du 26 janvier 1755
A la Chapelle Rablais, on peut trouver quelques traces de compagnons-scieurs auprès de maîtres installés au hameau des Montils: dans les actes de décès de Pierre Roussel en 1801 et Pierre Beau (Bost) en 1804, il est bien spécifié que Jean Porte, pour l'un et Edmé Tissot pour l'autre est "maître du défunt". Sur le passeport pour l'intérieur du 6 novembre 1821 de Jacques Branchet, né à Merle Leignec, Loire en 1789, le verso porte la mention du 23 décembre 1822: "du sieur Jacques Branchet scieur de long, ayant travaillé de son état chez le sieur Edmé Tissot, scieur de long, demeurant aux Montils depuis le 30 juillet jusqu'au 23 décembre présent mois" (ci-dessus). Le cas d'Antoine "Bigné", chez Jean Porte est un peu plus complexe, il est détaillé à la page sur les traces des ouvriers des maîtres scieurs :
Doc: maîtres scieurs et écarrisseurs: traces de leurs ouvriers
A part Louis Pacon, 26 ans, scieur de long
né à Montigny Lencoup, qui accompagnait Jean Porte, 42 ans,
à Salins où son patron mourut, tous leurs autres compagnons
étaient originaires de la Loire ou de la Haute Loire. Quelle a été
leur filière de recrutement? Jean Porte et Edmé Tissot les auraient-ils
recrutés quand ils seraient rentrés au pays? Fort peu probable
puisque les deux patrons étaient mariés et pères depuis
plusieurs années, bien ancrés à la Chapelle Rablais.
Si Edmé Tissot a bien demandé un passeport en 1811, c'était
pour se rendre dans le Hainaut, dans le cadre de son autre activité,
celle de débardeur de bois "tirachien".
Fin décembre 1783, un scieur de long du Forez, décédé chez un vigneron où il demeurait depuis près de quatre mois fut identifié grâce à un "billet" dont on ne connaît la teneur, acte de baptême, acte de notoriété? "le corps d'un soit-disant Antoine Chau (Chault) scieur d'ais du pays de Montbrisson en Forest de la paroisse de St Thomas de la Garde audit pays comme il appert par un billet trouvé dans son porte feuille." 29 décembre 1783 Registre paroissial de St Augustin AD 77 5 Mi 877