Les scieurs de long/5
Voyage

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pour leur légende

L'un des rares petits plaisirs que connaîtront les scieurs pendant leur voyage des confins des monts du Forez jusqu'en Brie sera le "rattroupis", le plaisir d'être ensemble, de marcher ensemble, de chanter ensemble...

Tous ceux qui sont à l'aise
Sont les scieurs de long
Tioungri, tioungra, tra la la
Sont les scieurs de long

Ils montent sur leur tronçon
Avec leur scion
Tioungri, tioungra, tra la la
Avec leur scion.

Une autre version de la chason des scieurs de long recueillie par Henri Pourrat

"Les "scétéres" se mettent en route après avoir préparé un menu bagage comprenant: deux ou trois paires de sabots, deux chemises et un pantalon de "buré" de rechange, deux ou trois paires de chaussettes de laine de pays dont le dessous est largement renforcé par une semelle de "buré", chaussettes qui permettront au "scétére" de se tenir en équilibre sur le tronc à couper sans trop souffrir de la rugosité du bois."
Marie-Thérèse Liange-Patural Migration saisonnière des scieurs de long de Sauvain

"Dans la main droite, ils tiennent la poignée de la grande scie, souvent appelée "beiche", "niargue" ou encore "passe-partout". A cette poignée, sont accrochés la lame de la scie, la hache, les limes, des clous, des chaînes et des marteaux, et enfin la grande scie, l'outil principal, qu'ils emportent démontée et emballée dans de vieux chiffons ou des serpillières."
Jean Louis Beaucarnot Quand nos ancêtres partaient pour l'aventure

" ... la lame de la scie, la hache, les limes, des clous, des chaînes et des marteaux, et enfin la grande scie". N'oublions pas l'impressionnante doloire, hache asymétrique forgée sur mesure pour l'écarisseur dont nous découvrirons les pratiques plus loin. Tout cela pèse. Et fort lourd ! Le catalogue Manufrance proposait encore du matériel pour scieurs de long en 1914 (ce ne sera plus le cas dans celui de 1927, disponible en fac-similé). Le poids est mentionné : environ dix kilos pour la "scie montée dite de scieur de long", trois pour le passe-partout, deux kilos et demi pour une hache de bûcheron... plus les marteaux, les chaînes, les sabots sans oublier la marmite...
Tout ceci finit par peser bien lourd, et pas question d'acheter sur place, comme le faisaient les maçons venus de la Creuse qui trouvaient, place de Grève à Paris, à la fois l'embauche et les outils d'occasion. Une truelle, une pelle, une auge.. se trouvent facilement et coûtent peu. Les outils du scieur étaient trop particuliers et trop personnels pour espérer en trouver sur le lieu de travail. Sauf exception : le Journal de Meaux du 13 mars 1883 relate un recel d'outils volés, donc une possible vente d'outils d'occasion: "Bertrand enlevait chez Pailleur, scieur de long à Coupvray, une scie et une cognée qui ont été retrouvées chez un charron à qui Bertrand les avait vendues".
Audience du 27 février 1883 (et non 1838)

Le catalogue Manufrance 1914 sur Gallica

Dans les rares relations d'un voyage de scieurs de long, il n'est jamais fait mention de cheval, âne, mulet ou même charrette à bras. Il fallait tout porter à dos, comme les sherpas de l'Everest.
A moins de laisser sur le lieu de travail ces outils si lourds, les confier à un compagnon qui restait sur place plusieurs années, ou à un paysan de confiance. Car les scieurs que j'ai suivis, quand ils n'étaient pas obligés de passer de chantier en chantier, étaient fidèles à leurs lieux d'habitude. A cela plusieurs avantages, hormis de celui de stocker les outils: la certitude de retrouver de l'ouvrage, la connaissance des lieux et des habitudes, et de l'itinéraire pour y arriver.
Comment réussir à trouver son chemin pour parcourir les quatre cents kilomètres séparant le Forez de la Brie ? La signalétique routière, voici deux cents ans était loin d'approcher celle d'aujourd'hui: les "plaques de cocher" ne datent que de 1835, certaines aux carrefours urbains, d'autres sur des mâts aux "carrefours de rase campagne, en remplacement d'une vieille loi du XVIIIème qui obligeait chaque carrefour à être muni d'une croix, d'une pyramide ou d'un obélisque portant les indications de lieux." Site panotheque.free.fr
Les bornes Michelin en lave émaillée datent du début du XX° siècle. Comment alors se repérer, sans plan, sans carte, sans itinéraire car la plupart de ces migrants étaient analphabêtes.

Les Foréziens, migrants de l'Est du Massif Central auraient-ils agi autrement que les Marchois, maçons de la Creuse, à l'Ouest des monts, habitués à couper au plus court fut-ce à travers champs:
"Nous n'avions pas besoin de ses indications pour marcher droit à notre but sans nous attarder aux détours et croisements... nous avons, nous autres Marchois, un sens particulier pour voyager à vol d'oiseau... Avant les chemins de fer, on les rencontrait par grandes ou petites bandes sur tout le territoire, et, comme ils passaient partout à travers champs, on s'en plaignait beaucoup." George Sand, Nanon

Suivre un compagnon qui avait déjà fait le trajet était certainement la meilleure méthode pour retrouver sa route. Si les repères étaient ténus, leur souvenir devait suffire à choisir le bon chemin. Car dans le passé, la mémoire était bien plus sollicitée que de nos jours, où bien des moyens sont à notre disposition pour retrouver un renseignement ! Avant d'être fixés par l'écrit, des livres entiers avaient été mémorisés et transmis oralement : l'Odyssée, la Bible, le Coran.. et, dans les campagnes, les contes, l'histoire locale, les remèdes... et certainement les itinéraires.
Ci-dessous, extrait de la table de Peutinger, copie médiévale d'un itinéraire romain où ne figuraient que les liaisons entre cités. Des fouilles à Châteaubleau, village proche de la Chapelle Rablais permettent de l'identifier à Riobe, au centre, sur la via Agrippa. Les migrants dessinaient-ils aussi des croquis d'itinéraires?

"D'après la tradition, les départs avaient lieu à Notre-Dame de septembre, le 8 ou à la Saint-Michel le 29 septembre, et les retours à la Saint-Jean d'été le 24 juin. Dans la réalité rien d'aussi rigide, les départs s'échelonnaient de septembre à décembre et les retours d'avril à juillet."
La grande histoire des scieurs de long.

"L'été les revoyait dans leur ferme pour les travaux des champs. "Quand l'chaud eu mouchi dan l'bois, l'eu bémouchi itou dans l'bounnoume... o l'eu grond tomps d'sarêti." Quand la chaleur s'installe dans le bois, elle est aussi dans le bonhomme... il est alors grand temps de s'arrêter."
Au Bourdeix, près de Nontron, dans le Périgord. dans :
Des métiers et des hommes T2 à la lisère des bois

S'il fallait en croire l'abbé Chataing, le voyage aurait été interminable: "En 1677, Sébastien Soleillant, âgé de 24 ans, partait comme scieur de long en compagnie de cinq camarades de la vallée de l'Ance. Après huit semaines de marche, ils arrivèrent dans le diocèse d'Aire, au lieu de Bourdeine, paroisse de Perquie." Environ cinq cent kilomètres séparent la vallée d'Ance, près de Montbrison à Perquie dans les Landes. L'abbé Chataing était d'Eglisolles, en plein Forez, donc aux premières loges pour témoigner. Espérons que l'abbé était meilleur prédicateur qu'historien, car envisager un voyage de huit semaines, soit presque trois mois à l'aller, autant au retour aurait bien raccourci la saison de scie. Chaque étape journalière aurait été de moins de neuf kilomètres. Ce que parcourt un randonneur en une heure et demie. Huit jours au lieu de huit semaines n'est pas plus raisonnable, les étapes auraient dépassé les soixante kilomètres.
Etude sur les scieurs de long par l’abbé Chataing 1871; pages envoyées par Annie Arnoult que je remercie encore.

Les scieurs du Forez rejoignant la Brie devaient parcourir environ quatre cents kilomètres. C'est cette même distance qui sert de référence dans "Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XX° siècle", en comparant les durées de trajet, quand il fallait le parcourir à pieds, puis en chemin de fer : "Ainsi donc, 400 kilomètres étaient accomplis en 10 jours avant 1870 et en 16 heures à partir de cette date qui constitue un jalon essentiel pour la région qui nous occupe."
Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XX° siècle Marc Prival Institut d'études du Massif central 1979

Si Pierre Porte et Edmé Tissot ont fait venir des "pays", sans aller eux-mêmes les chercher en Forez (page précédente) comment ceux-ci ont-ils pu trouver leur chemin jusqu'au petit village de la Chapelle Rablais ?
"... à mesure que les heures passent, pluie, soleil, vent et pierres du chemin rendent la marche plus pénible. Il est temps de faire étape, sinon où l'on veut, du moins où l'on peut." Jacques Garbit
C'est souvent dans une grange, par économie, si l'on sait inspirer confiance aux paysans, qui pouvaient reconnaître en eux des travailleurs migrants et non des chemineaux ou gens sans aveu.
"Plus on va loin, moins on est connu, c'est pourquoi les migrants s'en remettent à des services, par nature plus coûteux." : loger dans des auberges au confort plus que sommaire : "Mon père le premier ouvrit ses draps: c'étaient des payes, comme nous disons chez nous, noires puantes, déchirées. Il ne dit rien, il s'attendait à cela, sachant que tant que les maçons passeraient ce printemps, les draps ne seraient pas changés.
Georges Nigremont: Jeantou le maçon creusois 1936

 

Le voyage des maçons de la Creuse a été plus documenté que celui des scieurs du Forez, voir sur ce site :
Le voyage des maçons de la Creuse