Les voituriers tirachiens / 18
Quel port sur la Seine?
Il y a deux siècles, un port fluvial n'avait rien d'impressionnnant,
ci dessus, la place de Grève à Paris; à droite, Melun
sur une aquarelle de Turner: pas de quais ni de grues, une pente douce suffit.
Thomery, ci contre, garde, à Effondré, la trace du port ancien
d'où partaient les margotats chargés de raisins pour Paris.
A part Fontaine le Port au nom explicite, il n'y a plus trace d'un lieu
d'embarquement pour le bois tiré de la forêt de Villefermoy.
Ce serait oublier le poids de l'histoire: la forêt de Villefermoy,
appartenait dès le Moyen Age à l'abbaye
royale de Barbeau, ordre et filiation de Citeaux dont
les armoiries, tirées d'un atlas de 1774, mêlent symboles royaux,
religieux, et deux poissons, des barbeaux, évidemment, avec leurs
petits barbillons.
Quarante neuf cartes décrivent les
possessions de l'abbaye: des terres proches du monastère disparu,
sur les berges de la Seine, entre Fontaine le Port et Héricy, d'autres
vers Rozay, et ses possessions autour de Villefermoy dans un splendide "Attlas
général de la seigneurie, justice haute, moyenne et basse
de la prévôté de Ville Fermoy et ses dépendances,
des fiefs de la Charmée, le Jardin, Courpitois, les Equieuvres pars
en partie et de la terre et seigneurie de Barbeau Tennery, La Riotterie,
La Gringalletterie, les Grands Champs, la Chaumarderie, la Borde aux Moines,
la Forêt au Razoir, des Bois de la Forêt de Villefermoy ou le
Grand Barbeau, des Fermes du Danjoux, la Loge des prés, Moligny,
Champagne et autres lieux appartenant à la manse conventuelle de
l'abbaye royale de Barbeau, ordre et filiation de Cisteaux au diocèse
de Sens."
AD77, 101 H 28
Près des étangs, on trouve
encore des bâtiments de VilleFermoy, "grange" de Barbeau:
chapelle, réfectoire des moines, bâtiments agricoles, moulin
à eau et aussi la fontaine Sainte Anne aux vertus miraculeuses:
"A Villefermoy, pendant six siècles, une abbaye existait en ce
lieu, détruite en 1793, il n'en reste qu'une chapelle et un réfectoire.
C'est à la fontaine qu'on vient en pélerinage le jeudi dans
l'octave de la fête ... Jadis, les pélerins pendaient aux arbres
voisins de la source des rubans, des linges des malades à guérir.
Ils déposaient de la monnaie sur la pierre de la source et allaient
prier devant un tableau situé dans une salle de la ferme (un vieux
gardien recevait les offrandes). On vient à la fontaine présentement:
les nouveaux époux boivent de son eau pour avoir bénédiction
sur leur foyer, jadis, on y venait pour les fièvres intermitentes.
La statuette de la source, détériorée, a finalement été
enterrée au pied d'un arbre."
Recherches sur les cultes populaires dans l'actuel
diocèse de Meaux. CNRS 1953
Au Moyen Age, quoi de plus normal que de rapatrier vers la maison mère les produits forestiers de sa "grange"? La Révolution passée, les biens religieux confisqués, la forêt devenue domaniale, le pli était pris, le chemin tracé: bûches et poutres de Villefermoy transiteraient par Barbeau, par ce port qui n'avait l'aspect que d'une verte prairie sur le plan d'Intendance ci contre.
Le chemin des Tirachiens se poursuit donc en direction de Barbeau: une fois passée la grand-route, on le retrouve près des fermes du Jard et du Ménil, sur le cadastre de 1812 du Châtelet en Brie, puis plus bas encore vers le Bois Boucher. Il se termine près de l'abbaye par un "chemin des boeutiers" qu'on découvre sur le cadastre de Fontaine le Port.
Un acte notarié atteste la fréquentation du port de Barbeau
par les voituriers thiérachiens de Villefermoy:
En novembre 1803, le 10 brumaire an XII, mourut Louis Nicolas Dupin, voiturier
tirachien demeurant au Petit Vincennes, hameau disparu entre la Chapelle
Gauthier et les Ecrennes. Il était dit "Tirachien" bien
que né à moins d'une demi- lieue de la forêt de Villefermoy,
à Bréau. Son fils de trente ans le suivit dans la tombe, moins
de quinze jours plus tard. C'est peu dire que la veuve de Louis Nicolas
s'est retrouvée dans la misère! Si sa fille Marie vivait non
loin de là, au hameau de Grandvilliers avec son époux terrassier,
originaire de Haute Vienne, son second fils était aux armées,
cantonné à Vérone, Italie (après la courte paix
d'Amiens, les guerres n'allaient pas tarder à reprendre!)
"Déclare ladite veuve Dupin qu'elle n'a
aucuns deniers comptant" Il faut donc vendre. Non la maison
car ils n'étaient que locataires, devant d'ailleurs deux
années de bail soit 200 francs , mais les maigres biens: meubles,
grains, chariot de tirachien et chevaux, haridelles qui n'étaient
même pas estimées (cinq juments et un hongre avec leurs harnais:
122 francs) au prix de leur pension entre le décès de Louis
Nicolas et la vente aux enchères (132 francs pour deux mois et demi
de pension, comme on l'a vu quelques pages auparavant.)
Après avoir bien pleuré sur la détresse d'Agathe Mitaine,
veuve Dupin, revenons au port de Barbeau: dans les actifs de l'inventaire
de Louis Nicolas Dupin, figurent des charrois par lui faits:
"Du citoyen Labarre, marchand de bois au Bois Louis, le Châtelet
en Brie, pour charrois de bois: 41,86 Francs", hélas,
feu Dupin lui devait 300 francs, d'après un acte supposé du
4 frimaire an XI, introuvable dans les archives du notaire Pinault du Châtelet.
Tout le monde était-il vraiment honnête ce jour là?
AD77 227 E 108
"Du citoyen Champagne, marchand de bois à
Montereau... pour charrois de bois savoir quatorze cordes de grands bois
rendus au port de Barbeau à raison de quatorze francs la corde et
dix huit pièces de bois de charpente à raison de 60 francs
le cent, que sur cette somme, ledit Dupin reçu du citoyen Magnian
garde vente du citoyen Champagne 30 francs et 20 francs remis par ledit
Magnian pendant la maladie dudit Dupin reste à payer 133 F "
Il est bien indiqué en toutes lettres: "pour
charrois de bois savoir quatorze cordes de grands bois rendus au port de
Barbeau". Louis Nicolas Dupin, tirachien né en Brie,
transportait du bois de chauffage et de charpente pour le compte de marchands
de bois, sous le contrôle de gardes- vente, depuis la forêt
de Villefermoy jusqu'au port de Barbeau, sur la Seine, où il était
embarqué pour Paris.
Les deux cadastres anciens du Châtelet
en Brie signalent un "chemin des Tirachiens" près
du hameau de Traveteau (appelé Trafetot en 1812).
Quand les géomètres ont demandé aux paysans du lieu
le nom qu'ils donnaient à ce chemin, ils auraient pu répondre
par sa destination, comme pour la plupart des petits chemins ruraux...
La fréquentation de cette voie par les débardeurs de bois
devait être suffisamment intense pour que le nom "chemin des
Tirachiens" ait été préféré à
celui de "Chemin du Trafetot à Grandmaison".
Le "chemin des Tirachiens" est précédé
d'un "chemin des Boeuftiers" qui court depuis la voirie de de
la forêt domaniale, passe par les Trois
Chevaux, point de concentration des voituriers thiérachiens, puis
le Petit Vincennes, frôle la ferme du Maupas, s'incurve vers la ferme
de Pierre Gauthier en direction du Traveteau. On retrouve ce chemin des
Beutiers/Boeuftiers dans les cadastres napoléoniens de Fontenailles
où se trouve la plus grande partie des bois de Villefermoy, la Chapelle
Gauthier, les Ecrennes... On en a aussi des traces dans les cartes des monographies
des instituteurs en 1889, les plans d'Intendance.. (quand ces documents
existent).
"Beutiers" et "Tirachiens"
désignaient peut être deux groupes différents, s'il
faut en croire la description de l'auberge du Petit Châtelet: "auberge
avec écuries, servant d'arrêt aux beutiers et aux tire-à-chiens
qui y prenaient leur repas de midi " à moins que "Beutiers"
ne désigne le nom que se donnaient entre eux les voituriers thiérachiens:
ils s'appelaient "Beutiers" ou "Charrons", et certainement
pas "Tirachiens" qui était un surnom moqueur: "Tirachiens,
tiraloups, tire la queue du loup", un peu comme les Parisiens traités
dans nos cambrousses de "Parigots, têtes de veau, Parisiens,
têtes de chiens".
source pour les noms Beutiers et Charrons: correspondance à Momignies
On trouve un faisceau de chemins partant de la forêt pour aller jusqu'au
fleuve, chacun correspondant à un débouché pour la
"vuidange des ventes" (un chemin
du Châtelet s'appelait d'ailleurs "la Grande Vuidange":
trop plein d'eau, transport de bois?). A une époque où
les transports étaient très lents et les routes rectilignes
rares, les voituriers utilisaient le chemin le plus pratique pour arriver
à destination, quelquefois le plus court, d'autres fois le moins
défoncé, évitant ces bourbiers qui laissaient "les
chartiers en souffrance par les obstacles qu'éprouve la libre circulation
pendant les trois quarts de l'année"
Délibérations du Conseil municipal la Chapelle Rablais 1838
"Sur l'emplacement du potager des Grandes Maisons se trouvait jadis le Petit-Châtelet, qui consistait en une auberge avec écuries, servant d'arrêt aux beutiers et aux tire-à-chiens qui y prenaient leur repas de midi et y faisaient également manger leurs bœufs, chevaux, mulets et ânes. Ces beutiers et tire-à-chiens, pendant une grande partie de l'année, charriaient tous les bois de charpente et de chauffage provenant de la forêt de Villefermoy, pour les conduire au port de Barbeau. Ce service se faisait de la forêt au Petit-Châtelet par un double chemin : le chemin des Beutiers, au sortir de la forêt, venait passer derrière le cimetière actuel des Écrennes, gagnait le voisinage de la Gatellerie, pour faire sa jonction au Petit-Châtelet avec le chemin des Tire-à-Chiens qui venait de la direction de Pierre-Gauthier, traversait le Traveteau et, arrivé à notre Petit-Châtelet, perdait sa dénomination pour se fondre dans le chemin des Beutiers. Il est encore connu sous le nom de chemin des Tire- à- chiens, du Traveteau aux Grandes Maisons."
Tavers, comme Barbeau, fait partie des ports sur la Seine dans sa traversée
du département, recensés en 1874: "Athis,
Port Montain, Vésoult, Jaulnes, Bray/ Mouy, Vieux Mouy, Grande Bosse,
Amboule, Gravon, la Tombe, Marolles, Courbeton, Montereau: bureau de navigation
et de jaugeage, embouchure de l'Yonne, Port Pendu; Varennes, Tavers, Vernou,
la Celle, Saint Mammès: bureau de navigation, canal du Loing; By,
Champagne, Thomery, Effondré, Saint Aubin, Valvins/ Samoreau, Port
à l'Anguille, Héricy/ Samois, Barbeau, Fontaine le Port, Chartrettes,
Livry, la Rochette, Vaux, Melun: bureau de navigation et jaugeage; le Mée,
Bellombre, Vosves, Boissise, Pont Thierry/ Sainte Assise, Seine Port / Saint
Fargeau.... A Montereau, on ne comptait pas moins de douze ports au milieu
du XIX° siècle chacun spécialisé dans des activités
d'entreposage, construction de bateaux, escale de coches, blanchisserie
etc. " La Haute-Seine, géographie,
histoire et technique. - BONNIN P. - 1998
Au hameau de Tavers, le marchand de bois Simon Joseph Champagne, père
de François Gatien Champagne que nous retrouvons dans les archives
des voituriers, possédait des terres. Il était aussi propriétaire
d'une grande partie des bois de Valence. Il y a fort à parier que
le débouché des bois de Valence se faisait sur la Seine à
Tavers, au lieu dit la Tirache; on imagine mal le marchand de bois obliger
ses voituriers à faire un long détour pour atteindre un autre
port ! Simon Joseph Champagne acheta aussi l'ancien fief de la Briolle,
une ferme sur Coutençon, à quelques encablures de la Chapelle
Rablais. Figure classique, ses descendants ont ajouté à leur
patronyme, le nom du domaine pour se faire appeler Champagne de la Briolle.
Les plans cadastraux d'Echouboulains,
Laval en Brie, Forges, Saint Germain Laval montrent un chemin Nord/ Sud, au
débouché de la "Route des Farons" qui traverse la
forêt Saint Germain depuis le petit hameau de la Chapelle Rablais. On
en trouve aussi mention sur des plans d'Intendance de la fin XVIII° et
sur des plans accompagnant des monographies d'intituteur de 1889. Souvent
appelé "Chemin du Port", il est plus précisément
qualifié de: "chemin du port de Courbeton à la forêt
de Saint Germain" sur le plan d'assemblage du cadastre de Laval.
Ce "chemin du port de Courbeton" croise, près de la ferme
des Fresnières, un autre chemin de "Villeneuve les Bordes au port
de Barbeau", laissant aux marchands de bois le choix du port.
Plus près du fleuve, on ne trouve plus d'autre mention que celle du
port de Courbeton, même s'il semble évident que les voituriers
des bois de Valence et de Champagne sur Seine n'allaient pas faire des kilomètres
pour rejoindre les ports de Barbeau ou Courbeton, alors que la Seine coulait
à portée de sabot.
Courbeton, paroisse de Saint Jean Courbeton
avant la Révolution, commune de Saint Germain Laval ensuite, était
un petit village très dynamique. Plus peuplé que le chef lieu
grâce à l'exploitation et le manufacturage de l'argile, on y
trouva même des plantations et mûriers et un élevage de
vers à soie... Et le port! Si celui de Barbeau n'a pas laissé
de traces, le port de Courbeton est resté dans les mémoires
puisqu'une rue en porte le nom et que des péniches s'y amarrent encore
.
Cependant, les voituriers seraient bien en peine de s'y retrouver, aujourd'hui.
Le château a disparu, il n'en reste que la grille, menant au CFA et
au réseau routier ancien est venu se superposer une autoroute, car
c'est l'endroit exact où l'A5 franchit la Seine: survolez la carte
circulaire ci-dessus avec la souris pour franchir les siècles, passant
du plan d'Intendance du XVIII° à la vue aérienne du XXI°
siècle.
Sur le plan ci- dessous, j'ai fait figurer les anciens lieux et chemins; en
survolant avec la souris, on passera de la carte de Cassini du XVIII°
à la vue aérienne actuelle, remarquant au passage l'extension
moderne de la forêt.
L'auberge figure sur le plan cadastral du Châtelet de 1812, elle a disparu sur celui de 1845