Les scieurs de long/8
Scier, écarrir, fendre..
Bien éloigné de l'équarrisseur qui traitait les carcasses
"d'animaux non utilisés en boucherie
pour en tirer la peau, les os, les graisses, etc. Les équarrissages
traitent les matières premières pour les transformer en aliments
du bétail, en engrais et en graisses industrielles pour la savonnerie".
L'écarrisseur (équarrisseur) préparait la bille de
bois pour le sciage :" équarrissement
: "Action d'équarrir une bille de bois, un bloc de pierre."
et parmi les différents sens d'équarrir: "Dégrossir
une bille de bois, un bloc de pierre, afin d'obtenir les formes d'un parallélépipède
rectangle." Ecarrir
dérive donc de "carré", quand il s'agit d'aplanir,
de mettre à l'équerre les faces naturellement arrondies d'un
tronc; c'est la forme que j'utiliserai ici.
Définitions Larousse en ligne.
"Aix",
terme ancien dérivé du latin "axis:
ais, planche "eas trabes axibus religaverunt", comme le
disait si bien César que je ne saurais contredire. Dictionnaire
Gaffiot
Dans le patois du petit village que je fréquente en Italie,
"asse" signifie planche de bois. C'est dans les ruines
d'une petite maison des montagnes appenines que j'ai photographié
quelques planches portant la trace des scieurs de long, ce petit triangle
caractéristique formé à la jonction des deux traits
de scie : "Arrivés à hauteur du
chevalet, ils s'arrêtent, font pivoter la bille et attaquent l'autre
côté. Ils stoppent leur manœuvre à quelques millimètres
du premier passage, dégagent la scie, détachent la bille et
la jettent à terre. Une ligne rugueuse, la signature ou jetée
de sciage, apparaît alors, marquant la jonction des deux traits de
scie."
La grande histoire des scieurs de long
dans Cartes postales de collection n°174
Boisier, boissier, cétéreau, chetaye, ressaïre, scieur d'aires, scieur d'aisses, scieur d'aix, scieur d'es, scieur de long bois, segure de lon, sceyteur de long, serrabaïre, soyeur d'aisses, tireur de planches, renard, renardier, ressayre, ressegaire, resseur, ressot, serrebiaire, serrador, sitaïre, sézaïre, soyeur d'aisses.. étaient les noms des scieurs de long suivant les régions de France. A part "scieur de long", je n'ai trouvé dans les actes que "scieur d'aix"; on aurait aussi pu trouver "soyeur d'aix" puisque le terme "soyeur" avait été employé pour les moissonneurs à la faucille qui "sciaient" le blé plutôt que de le faucher.
Diverses sources dont Vieuxmétiers.org & La Grande histoire des scieurs de long
Jacques resta à Fontenailles, terrassier; Barthélémy
s'installa à la Chapelle Rablais, scieur de long. S'étant
fixés en Brie, ils ont laissé de nombreuses traces dans les
registres. Si le métier de Barthélémy n'est pas précisé
dans son acte de mariage, celui de scieur de long figure sur de nombreux
actes depuis 1783 jusqu'à son décès en 1804. Diversifiant
ses activités, il est dit manouvrier en 1803, dans l'inventaire de
la veuve d'un voiturier: "28. Ladite veuve Nival
déclare ... dû à Montillard manouvrier aux Montils soixante
francs pour luzerne que ledit a fourny".
En 1788, il est qualifié de "maître
écarisseur" (acte ci-dessus).
AD 77 261 E 61 minutes du notaire Hardouin
3 avril 1788 État civil, la Chapelle Rablais
5 Mi 2829 p 33
Traces de Jacques, Barthélémy Monteillard et autres scieurs
de long
Liste des maîtres scieurs, écarrisseurs et patrons
"En principe, les scieurs de long étaient également équarrisseurs en bois puisque les deux façons allaient de pair et se complétaient. En effet, l’équarrissage constituait en quelque sorte la préparation des grumes destinées à être débitées sur le lieu même de l’abattage. Cela ne devenait un métier à part entière que dans la construction navale où les besoins en madriers de haut-fût permettaient d’occuper une nombreuse équipe… Ailleurs, comme en nos régions dont les bois ne fournissaient guère que des pièces de charpente, l’équarrisseur se confondait presque toujours avec le scieur de long." Gérard Boutet "Les forestiers, vieux métiers des taillis et des futaies"
L'écarrisseur/scieur aplanissait les pièces de bois avant de les monter sur le chevalet pour les scier; cependant, dans la maison traditionnelle, nombre de pièces de bois n'ont jamais connu la scie. Je prends pour exemple ma propre maison, ancienne fermette de vigneron au centre du village. Avant de donner de grands coups de marteau et de truelle en tous sens, je l'ai trouvée dans son jus, à la limite de la ruine. A l'origine, il avait fallu plus de deux cents chevrons d'un demi-pied au carré, écartés d'un pied et demi, d'une portée d'environ deux toises, tant pour la toiture que pour les planchers des étages; plus au moins deux douzaines de grosses poutres pour les "pannes" de la toiture, sans compter les assemblages des "fermes". La plupart des chevrons de la charpente étaient en chêne, avec quelques "grisards" intercalés, en peuplier, moins solides mais moins chers; ils étaient fixés sans clous, par de grandes chevilles. Toutes les poutres des étages étaient en chêne. Aucune ne porte de marque de sciage, elles avaient toutes été équarries chacune dans un tronc d'un diamètre adapté, que Duhamel du Monceau appelle "solives de brin" : "Aujourd'hui (1764) que les gros bois sont rares, on emploie beaucoup de solives de brin mal équarries, qu'on recouvre de plâtre pour former des plafonds qui couvrent toutes les défectuosités."
"La technique la plus repandue consiste à tracer de part et d’autres de la grume, d’aplomb, la section que nous souhaitons obtenir. Ensuite nous battons un cordeau reliant un angle à l’autre qui nous donne le plan d’une face de la poutre. Une fois les entailles faites, nous faisons sauter les partie de bois restante à l’aide d’une grande hache, de préférence à un seul biseau. Reste la finition; nous l’obtiendrons à l’aide d’une hache de la famille des doloires (hache à un seul biseau et au manche déporté)" Extraits du site l'Atelier du bois vert
Vidéo d'écarrissage à la hache sur Youtube d'où sont tirées les vignettes ci-dessus
"La pièce de bois étant placée sur des chantiers
fixes, soit dans l'entaille avec des coins, soit sur le chantier avec les
crochets, l'équarrisseur enlève, avec la hache, l'écorce
du bois, à l'endroit où il doit tracer la direction de la
face à dresser, si cette face doit être droite: il déroule
son cordeau et le plonge dans une infusion de paille brûlée,
s'il veut tracer sa ligne en noir, ou de sanguine s'il veut tracer sa ligne
en rouge. Lorsque le cordeau est mouillé par l'une ou l'autre de
ces infusions, deux ouvriers se placent aux deux extrémités
de la pièce, posent le cordeau sur chaque bout, le raidissent en
le plaçant sur la trace qu'ils veulent obtenir; un d'eux soulève
le cordeau, le laisse tomber verticalement en frappant, l'infusion se détache
du cordeau, se dépose sur le bois et y marque une ligne droite que
les ouvriers doivent suivre dans leur équarrissage; ils tracent de
la même manière une seconde ligne qui marque la largeur ou
l'épaisseur de la pièce, et se disposent à l'exploiter.
La pièce tracée, l'ouvrier monte dessus, et avec sa cognée
fait des entailles à 60 ou 80 centimètres (20 ou 50 pouces)
les uns des autres. Leur profondeur est déterminée par la
position de la ligne que l'on ne doit jamais entamer.
Lorsque ces entailles sont faites dans toute la longueur de la pièce,
on fait éclater les morceaux, séparés par les entailles,
ensuite l'ouvrier descend, et il enlève avec sa cognée les
parties de bois saillantes; en commençant ainsi la pièce,
il doit avoir l'attention d'ébaucher les faces bien verticalement;
un plomb suspendu à une ficelle, ou même une pierre à
défaut de plomb, lui indique si les faces sont verticales. Lorsque
la pièce est ébauchée des deux
côtés, l'ouvrier change d'outil; il prend la doloire ou épaule
de mouton, il coupe le bois, le redresse, le polit. Un doleur adroit rend
ses faces unies, planes, sans apparence de coups d'outils. Dans le travail
de l'équarrissage, le fini, le redressement, le poli des bois à
la doloire est le plus difficile ; il exige une grande habitude, une grande
adresse et une grande sûreté; c'est pourquoi, lorsque plusieurs
ouvriers se réunissent pour équarrir du bois, ils choisissent
toujours le plus adroit d'entre eux pour doler et finir les pièces."
Wikipédia
Pour prouver que le travail avait été effectué
au plus près, et la perte de matière minimisée, certains
écarrisseurs laissaient une petite touffe d'écorce et d'aubier
au bout de la poutre: "l'on fait ensorte qu'elles
n'avivent pas trop la pièce, mais qu'il paroisse des défournis
& un peu d'aubier aux angles pour faire voir au Marchand que la pièce
n'a pas été trop frappée sur ses quatre faces."
Duhamel du Monceau L'exploitation des bois
La perte de matière consécutive à
l'écarissage était prévue par contrat "...
de faire à commencer de ce jour pour finir sans interruption de l'ouvrage
ci-après à la Saint Martin prochaine au plus tard, l'écarissage
de tous espèces de bois provenant de ladite vente de la Coudre à
la toise courante jusqu'à huit à neuf pouces d'écarissage
pour quinze livres le cent de toises..." de même que la
récupération des copeaux : "Et
en faveur du présent marché, ledit Chevry audit nom s'oblige
de donner et livre audit Gibert et Jiroudon une demie corde de copeaux par
chaque millier de toises."
15 juillet 1789 Minutes du notaire Baticle, la Chapelle
Gauthier AD77 273 E 23
La chute des plâtras (et l'obligation de reprendre
la toiture) ont mis à jour des "solives de brin" et aussi
révélé un autre mode de débitage des bois. Les
tuiles étaient bloquées par des kilomètres de lattes,
une tous les huit centimètres pour ce type de tuile plate. Aucune
n'avait été sciée, elles avaient été
fendues, pas toutes bien droites, ce qui donnait un charme zig-zaguant à
la toiture.
Le plâtre des plafonds et des rampants avait été projeté
sur un treillis d'autres lattes, elles aussi refendues. En 1836, au premier
recensement, on comptait deux fendeurs de lattes aux Montils: Catoire et
Carlier.
Doc: les métiers à la Chapelle Rablais en 1836
Si les planchers étaient bien constitués
de planches (sciées), comme leur nom l'indique, les sols des greniers
étaient en terre battue mélangée de paille, répandue
sur un maillage de petits bouts de bois de la longueur d'un entrevoût
fendus en triangle.
Une petite forêt entière semble avoir été nécessaire
pour cette maison de village, on comprend que les massifs forestiers aient
été moins étendus voici deux cents ans que de nos jours,
comme ce fut évoqué dans une page précédente.
Partout en Brie, voici deux cents ans, on plantait de
la vigne sur le moindre coteau un peu sec. Même à la Chapelle
Rablais, terrain plat et argileux, il s'est trouvé un vigneron qui
avait profité d'un affleurement sablonneux, proche du stade actuel
où quelques ceps sont retournés à l'état sauvage.
La qualité du vin briard laissait tant à désirer que
Boileau le cita comme punition: "Je consens
de bon coeur, Pour punir ma folie, Que tous les vins pour moi deviennent
vins de Brie" Les Satires III
Dans ma fermette de vigneron, la cave avait été comblée,
le fouloir démoli et il n'y avait plus trace d'aucun tonneau. Dommage,
on aurait pu y retrouver un autre mode de débitage des bois car les
douelles formant les tonneaux n'étaient pas sciées ou passées
à la hache, mais elles aussi fendues comme le montre la gravure ci-contre.
Les scieurs de long n'étaient pas seuls sur les chantiers forestiers: fendeurs de bois, fendeurs de lattes, sabotiers, fabricants de balais, charbonniers... se partageaient les coupes de bois.
Retour : arrivée en Brie | |
Plan du chapitre sur les scieurs de long et terrassiers | |
Documents sur les scieurs de long et terrassiers | |
Sources et bibliographie | |
Revenons au sciage qui se pratiquait généralement à deux: l'un, perché sur le tronc à scier guidait et relevait l'immense scie, l'autre, au dessous poussait vers le bas. Le premier était surnommé "chabraille, la chèvre", probablement parce que les biquettes grimpent n'importe où, on en voit souvent, au Maroc, dans les arganiers, et que "la chèvre" était le nom du chevalet où était fixée la grume. L'autre, qui se prenait toute la sciure, était surnommé "rinâ, le renard" ; y a-t'il un rapport avec la toux du renard enfumé dans son terrier? Ils étaient ausi nommés "sarrabaiïres d'amount et d'abaÿ".
"Celui du dessus avait des deltoïdes énormes
et un dos en (anse de) panier. Celui d'en bas, le renard, avait les yeux
rouges ... ça venait de la sciure d'en haut qui tombait comme pluie.
"
Henri Vincenot La vie quotidienne dans les chemins
de fer au XIX° siècle
"Dans les deux mètres de haut. Une guillotine ! Une énorme
lame médiane. Un manche surélevé et un manche décalé
vers l'avant. Chacun pour deux poignes. Le tronc d'arbre était posé
sur un chevalet, à bonne hauteur. Debout dessus, l'un des scieurs
tirait l'outil le long de son corps et le remontait jusqu'au dessus de sa
tête. C'était un colosse. Son compagnon, plus petit évidemment,
était dessous, tirant l'outil vers le bas. C'est pour lui épargner
la sciure dans les yeux que le manche inférieur est décalé
vers l'avant.
Les scieurs de long allaient par deux : un géant et un tout petit,
Louison et Louiset... Quand on voyait un de ces couples dépareillés
sortir de la forêt, on disait : "Tiens ! des scieurs de long..."
Jean-Pierre Chabrol Contes d'outre-temps, 1969
L'imagerie populaire, les cartes postales anciennes ne montrent le plus souvent que deux scieurs à l'ouvrage. Travailler à trois était nécessaire pour les plus grosses pièces, comme celles nécessaires à la construction navale en bois qui engloutissait des forêts entières. Nous aurons l'occasion d'y revenir dans les pages qui suivent.
Je ne détaillerai pas les techniques de sciage et je vous invite, pour mieux les connaître, à vous tourner vers les nombreux sites de transmission du patrimoine en Auvergne, ou à vous procurer quelques livres dont la somme d'Annie Arnoult: "La grande histoire des scieurs en long".