Les scieurs de long/15
Relations avec les paysans

"Quand ils sont repartis, Antoine a fait part à Laurent de la bonne impression que lui faisaient les habitants de ce pays. "Oui. C'est des gens... des gens gais, qui aiment à parler. Oui, ce n'est pas désagréable de vivre avec eux."
Laurent a repris : "Mais ne t'y trompe pas, si tu leur demandais un service, tous ne se précipiteraient pas pour te le rendre. Selon moi, il y a autant de braves gens que chez nous, ni plus ni moins. Et as-tu remarqué qu'ils nous ont tout de même regardés avec un peu ... de dédain? Remarque bien ceci et ne l'oublie jamais. Nous avons quitté notre pays pour venir dans le leur, pour venir y faire un travail dur qu'eux n'ont pas besoin de faire et ne voudraient pas faire. Pour cette raison, ils nous jugent un peu au-dessous d'eux. Il y a longtemps que j'ai appris ça: celui qui, en France, mais ailleurs ça doit être pareil, celui qui fait le travail le plus difficile, le plus pénible, celui-là est celui qu'on méprise le plus. C'est peut-être surprenant, mais c'est comme ça. Et nous qui venons ici, moi pour un an encore, toi pour plusieurs années, nous avons besoin de savoir ça." François Cognéras Le Temps apprivoisé, roman

"On ne vivait plus terré au fond de la forêt mais en orée, aux abords des villages. Les sauvages rejoignaient la civilisation ; toutefois ils n'en demeuraient pas moins marginaux à cause de leurs incessants déplacements. Des gens qui ont la bougeotte sont toujours reluqués avec suspicion ; on a tôt fait de les assimiler aux trimards et aux bohémiens."
Témoignages de Robert Grelier, ancien scieur, dans Gerard Boutet Les gagne-misère tome 3

 

Comment les scieurs étaient-il accueillis en Brie? Etaient-il acceptés, mis à l'écart comme ce pauvre bougre en haillons, sans chaussures qui regarde tristement des paysans mangeant et buvant dans des verres fins (j'avoue avoir forcé la dose en retouchant le tableau de le Nain) Pour le savoir, les sources sont rares, pas de témoignages directs comme ceux cités plus haut, il faut se rabattre sur les actes officiels, et parmi ceux-ci, faire un tri sévère.

Qu'un charretier figure parmi les témoins du décès d'un scieur ne signifie pas forcément qu'ils se fréquentaient ou s'appréciaient, car les témoins signant, quand ils le pouvaient, l'acte de décès, n'étaient bien souvent que des voisins. Quelques exceptions, cependant, concernant des migrants saisonniers, quand tout le groupe tenait à manifester sa solidarité en faisant noter les noms de tous les compagnons, des exemples chez les maçons de la Creuse et les cordonniers de Lorraine :

Quand le registre paroissial tenait lieu d'état civil, le parrain et la marraine étaient choisis avec soin par les parents de l'enfant. Quelquefois parmi les très proches, il n'était pas rare qu'un frère soit parrain d'un cadet, ou un grand père d'un petit-fils... Idem pour les marraines. S'il s'agissait d'une personne extérieure à la famille, on peut être assuré que parents et parrains se fréquentaient. Ou auraient aimé le faire, quand le parrain (ou la marraine) avait été choisi dans une classe supérieure: un laboureur pour un manouvrier, le châtelain pour un notable...
A partir de la Révolution française, la déclaration de naissance se fait en mairie. On pourrait croire que les témoins étaient familiers des parents, mais il se trouve que c'étaient aussi bien souvent des habitants proches de la mairie, réquisitionnés pour attester l'acte. Combien de fois trouve-t'on le maître d'école, le garde-champêtre, l'aubergiste, le maréchal ferrant... Il faut consulter le registre de catholicité pour retrouver parrain et marraine, mais ceux-ci ne sont pas consultables en ligne, ni aux archives départementales.

Le treize juillet mil sept cent quatre vingt douze a été inhumé dans le cimetière de cette paroisse par moy curé de la Chapelle Arablay soussigné, le corps de Léonard Ocomte, âgé d'environ quarente sept ans, décédé hier ayant reçu les sacrements, époux de Jeanne Galateau de la paroisse du Grand Bourg de Salagnieu hameau de Lille du département de la Creuse, lequel travailloit en cette paroisse du métier de masson depuis environ trois semaines, l'inhumation a été faite en présence de Silvain Auconte son oncle, de Louis Chéron, de Joseph Aucomte son neveu, de Pierre Pacault, d'Etienne Bataille, de Pierre Boucher, tous massons et ses amis qui ont tous déclaré ne sçavoir signer, à l'exception de Louis Chéron et du sieur Benard, recteur des écoles de cette paroisse qui ont signé avec moi. Péchenard, curé; Cheyron, Benard.

Le 28 avril 1759, inhumation de Pierre Maçinot, âgé de trente ans, marié, laisse une petite fille de quatre mois, d'Hargeville en Baroit, proche Bar le Duc, en présence de César Robert, Jean Maçinot, Jacques Poirson, Claude L'arché, Jean Vanier, frères et beaux frères, tous de la paroisse d'Hargeville... Registre paroissial la Chapelle Rablais

En prévision d'un autre dossier, j'avais photocopié quelques pages d'un registre avant que le curé ne le dépose aux archives ecclésiastiques de Meaux. Il s'agit de l'année 1832, quand le choléra fit tant de victimes. En comparant les deux registres, j'ai constaté que les témoins en mairie et à l'église étaient rarement les mêmes. Seuls 20% des parrains et marraines avaient un lien avec les témoins de l'acte officiel.
Et j'ai été fort étonné par les délais entre la naissance et le baptême. Depuis le concile de Trente en 1545, les baptêmes devaient avoir lieu dans les trois jours suivant la naissance. Quand l'emprise des curés se relâcha, pendant et après la Révolution, le délai entre la naissance et le baptême s'allongea, au point qu'il pouvait passer à plusieurs mois. En 1832, le délai moyen entre naissance et baptême était de 29 jours. Seuls les nourrissons en
"péril de mort" étaient baptisés sans attendre, deux paires de jumeaux, pour cet exemple.

1832 correspondance entre les actes de naissance et de baptême
Première page du dossier sur le choléra de 1832

 


Si l'on veut essayer de connaître les véritables relations d'un scieur, il ne faut donc pas tenir compte des actes de décès, souvent signés par des voisins, ni des déclarations de naissance de l'état civil, souvent signés par des proches de la mairie. Parrains, marraines, témoins au mariage sont beaucoup plus fiables, ce sont donc eux qui m'ont servi pour la suite...

 

En ne prenant en compte que les actes de baptême et de mariage à la Chapelle Rablais où figure un migrant entre 1786 et 1808 (27 actes, environ le quart des 102 mariages dans la commune sur la période, dont 16 mariages de migrants) j'ai surligné de couleurs différentes les étrangers à la commune, maçons de la Creuse, voituriers du Hainaut, scieurs et terrassiers du Forez et du Velay... et les locaux, travailleurs de la forêt, les artisans du cheval, les manouvriers, fermiers et autres métiers.
Sur les soixante douze actes concernant l'ensemble des migrants, on en compte seize où ne figurent que des horsains, déclarants comme témoins. Quarante deux actes mêlent migrants et travailleurs de la forêt ou artisans du cheval et seulement dix mêlent migrants et représentants d'autres professions. Dans quatre actes, le métier des témoins n'est pas indiquée.

Doc : relations migrants/autochtones
Doc : mariages et contrats de mariage

Les scieurs de long sont mentionnés dans trente trois actes, vingt concernant directement les scieurs et treize où il sont cités comme témoins. On y trouve seulement quinze pour cent d'agriculteurs : laboureurs, fermiers, vignerons, manouvriers et, parmi eux, seulement cinq manouvriers, qui constituaient pourtant la moitié des actifs. Parmi ces manouvriers, l'un était d'ailleurs un beau-frère, un autre un ancien prisonnier polonais des guerres révolutionnaires. Sept artisans dont six liés au cheval, et quelquefois le maître d'école, mais il était aussi greffier...
Ils ont surtout choisi leurs relations parmi ceux qui n'étaient pas attachés à une terre : les travailleurs de la forêt, et les bergers qui passaient de paroisse en commune au gré de leurs embauches (cinq bergers). Quarante trois proches, soit 68%, dont quatorze bûcherons, dix scieurs et deux terrassiers, sept débardeurs de bois, quatre garde-ventes, un sabotier...

 

En passant la souris sur cet acte du 29 octobre 1793, on fera apparaître les métiers des déclarants : Barthélémy Monteillard était sieur de long originaire du Forez, Jean-Baptiste Vallette, bûcheron local, Marie Anne Bony était l'épouse de Thomas Nival, voiturier thiérachien.

L'écarrissage des troncs n'était même pas à la portée du commun des scieurs : "Dans le travail de l'équarrissage, le fini, le redressement, le poli des bois à la doloire est le plus difficile ; il exige une grande habitude, une grande adresse et une grande sûreté; c'est pourquoi, lorsque plusieurs ouvriers se réunissent pour équarrir du bois, ils choisissent toujours le plus adroit d'entre eux pour doler et finir les pièces." Wikipédia
Et, comme pour le chariot des débardeurs
"thiérachiens", les scieurs usaient d'un matériel particulier et relativement onéreux.

La question de la concurrence avec les locaux pouvait, par contre, se poser pour les terrassiers qui, comme les "manouvriers" ne proposaient que le travail de leurs "mains" et dont l'outillage était rudimentaire : pelle, pic ou "marre":
"La "marre" en question n'est pas celle des canards. Dans leur patois, ce mot désigne la pioche, et on les appelle "marreurs", ou encore "pionniers" lorsqu'ils préfèrent travailler avec un pic. Leur outil sur l'épaule, ils vont se louer comme manœuvres sur les chantiers pour y effectuer des travaux de terrassement."

Jean Louis Beaucarnot Quand nos ancêtres partaient pour l'aventure


  Suite : célibataires, "garçons" à marier

 
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S'il ne s'était agi que de force, le travail de scieur de long aurait été à la portée des manouvriers du village, et l'arrivée de migrants aurait posé problème, dans la mesure où ils auraient pris le travail d'un local; mais le geste demandait un apprentissage: comment arriver à couper droit des planches sur plusieurs mètres, avec une épaisseur quelquefois inférieure à 2 cms comme la volige de 5 lignes, soit 1,13 cms dans le marché d'ouvrage ci-dessus. Ce n'était pas à la portée du premier manouvrier venu.
De même pour les autres migrants, tous détenteurs d'une spécialité: maçons de la Creuse, cordonniers-rémouleurs de Lorraine, débardeurs de bois de la Thiérache (attelage et chariot spécifiques), moissonneurs à la sape flamande... Seuls les cohortes de moissonneurs venus de département proches faisaient exception, mais le besoin de main d'oeuvre au moment de la moisson était tel que les locaux ne pouvaient suffire.

"Le repos est rare : la pause pour les repas, aussi maigres que ceux de leurs voisins, sauf les jours de Noël et du Mardi gras, généralement fêtés à grand renfort de bouteilles de vin, et, bien sûr, le dimanche. Ce jour-là, rasés et toilettés, ils se rendent au bourg le plus proche pour s'acheter une grosse tourte de pain et boire force chopines au cabaret ou à l'auberge. Les plus jeunes laissent deviner aux filles la puissance de leur musculature et se promènent par les rues, tout farauds, prêts à se faire les poings si les gars du coin venaient à leur chercher noise."
Jean Louis Beaucarnot Quand nos ancêtres partaient pour l'aventure

Forge, lavoir, cabaret, épicerie, boulangerie... étaient des lieux de contacts, de conversations. Il était plus facile de lier des relations au café ou à l'épicerie que dans la solitude d'une forêt "peuplée de gens endurcis et solitaires". L'église était aussi un lieu de réunion de tous les paroissiens; bien des décisions ont été prises sous le porche, à la sortie de la messe. Mais les études sur les scieurs n'en signalent pas la fréquentation régulière.

A la Chapelle Rablais, les débits de boisson ne manquaient pas. Pour preuve, une lettre du préfet en 1851, déjà citée, page sept de ce dossier, où il se plaint de trois cabarets trop proches de l'école: "Les enfants qui fréquentent l'école communale ne peuvent arriver en classe sans passer devant les cabarets qui avoisinent la maison d'école." Le Conseil municipal répondit le 14 septembre 1851 : "...attendu d’ailleurs que ces maisons de débits de vin ne doivent point être assimilées aux cabarets de ville, les débitants ne vendant presque pas deux bouteilles de vin en semaine, ces cabarets n’étant fréquentés que les jours fériés, jours que les enfants ne vont point à l’école; qu’en outre, il existe beaucoup de localités où la maison d’école est entourée de cabarets et qu’il n’a jamais été question d’un changement à l’entrée de la maison d’école de la commune. Les membres du Conseil municipal ont de plus observé à M le Maire que la porte d’entrée actuelle de l’école ne pouvait être entièrement supprimée, la salle de la classe servant de mairie elle ne pouvait être interdite que pour les élèves et qu’elle ne serait ouverte que les jours de réunion et de célébration des mariages." Le Conseil décida de ne rien changer.
Délibérations du Conseil municipal, archives de la mairie

Cabarets, auberges... 7° page du dossier

 

Les scieurs avaient la sympathie du petit peuple des forêts: "Isolés dans la forêt, les scieurs avaient peu d'occasions de rencontrer les locaux, sauf, évidemment ceux avec qui ils partageaient le forêt : "Il y avait beaucoup de monde qui s'échinait sur la coupe : les bûcherons, les rouliers, les équarrisseurs, les écorceurs, les fagoteurs et les scieurs de long ; mais chacun accomplissait son boulot sans jamais chercher noise aux autres. On était là pour gagner sa vie, non pas pour se chicaner." Gerard Boutet Les gagne-misère tome 3, témoignage de Nicola Romand
Ils étaient tolérés par les manouvriers avec lesquels ils n'entraient pas en concurrence; mais il n'en était pas toujours de même avec leurs confrères; il devait être difficile de se faire une petite place si on ne faisait pas partie de la famille, du village, du cercle rapproché... En témoigne cet article de l'Eclaireur de Coulommiers du 16 mars 1851 relatant la rixe entre des scieurs, "premiers occupants" et leurs rivaux en passe d'être "exterminés".

Et que dire des pratiques de Louis Guinand, qui fut maître des petites écoles de la Chapelle Rablais avant de s'installer à Machault :

"Des personnes dignes de foi m'on assuré que pendant les premières années de ce siècle (XIX°) la femme du maître d'école tenait un débit de liqueurs et servait de l'eau de vie aux pères de famille pendant que dans la pièce voisine, son mari enseignait les enfants, leur prêchait la tempérance et la sobriété et s'efforçait de leur faire comprendre combien la gourmandise et l'ivrognerie sont des passions basses et honteuses qui dégradent l'homme et souvent le font descendre au niveau de la brute et quelquefois plus bas encore.
A certains jours, il aurait sans doute pu, en ouvrant une porte, donner la preuve de ce qu'il avançait et joindre l'exemple au précepte..."
monographie de l'instituteur Machault AD 77 30 Z 240

Les scieurs avaient l'embarras du choix d'un "cabaret" pour se distraire le dimanche et côtoyer les paysans du cru. Et pourquoi pas les paysannes aussi, car sur le petit brouillon à la page de la délibération de 1851, un secrétaire avait noté, en même temps que moult litres de vin, de cidre, d'eau de vie, seize litres de liqueur, pour ces dames.

Le curé Huvier, qui officia à la Chapelle Rablais de 1752 à 1759, notait dans les marges des registres les fêtes édifiantes ou scandaleuses se déroulant dans les paroisses qu'il desservit. Curé de Cerneux (1759/1777), il nota des fêtes (édifiantes) comme la veillée de Noël "il y a eu la cérémonie des bergers, le tout s'est passé avec beaucoup d'édification et de décence."
Ce qui n'avait pas été le cas à Marolles en Brie où il tempêta contre des danses à la ferme de la Cressonnière: "Le dimanche de la Sainte Trinité mil sept cent cinquante un, il s'est élevé pour la première fois une fête de danse à la Cresonnière malgré mes oppositions et remontrances. On nommoit cette misérable fête St Friquet.. / .. On a fait droit à ma lettre et le dimanche de la Sainte Trinité de laditte année (1752) à la sortie de vespres, défenses ont été faittes de tenir aucune fête dans l'étendue dudit fief de la Cressonnière. Par ma lettre je demandois instamment l'abolition de cette fête comme chose contraire à la sainteté du dimanche et aux bonnes moeurs."
Y avait-il de telles fêtes à la Chapelle Rablais? Des jeux de boules, de quilles, de billard? L'occasion pour les migrants de se mêler aux locaux et peut être d'approcher les locales.
Registres paroissiaux Cerneux, Marolles en Brie, originaux en mairie.