La vie retrouvée
des voituriers tirachiens/ 13
du Hainaut à la Brie
Des migrants, tous voituriers tierrachiens, tous du même pays ont laissé une première trace en 1788, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en avait pas avant, venus du Hainaut pour travailler dans les bois de la Brie. Ils ont dû travailler plusieurs années, garçon voiturier célibataire au fond des bois, ou patron débardeur marié au pays, sans laisser de trace dans les archives.
Les passeports, page des choix | |
Retour: la vie retrouvée des Tirachiens: premières traces | |
Suite: la vie retrouvée des Tirachiens: dans les forêts d'Ile de France | |
|
|
Courrier | |
Insécurité, misère, le Hainaut du
XVIII° siècle était une pépinière de migrants,
tels les cent trente huit qui passèrent acte devant un notaire de
Maubeuge pour migrer vers les Amériques le 17 janvier 1720.
La Compagnie d'Occident devenue Compagnie des Indes, chargée du peuplement
de la Louisiane était aux mains du célèbre financier
John Law qui fit banqueroute cette même année 1720.
Pardevant nous Jacques Brochery notaire Royal et homme de fief assiste de Pierre Bertin et de Jacques Joseph Brochery aussi hommes de fief du hainaut residens en la ville de Maubeuge soussignes, ont comparu en leurs personnes les cy apres nommez maitres laboureurs charpentiers, menuisiers et autres gens de different sexe et de profession demeurans auxdits lieux qui seront cy apres marques en leurs articles... / ... lesdits engages ont promis et se sont chacun pour soy engages de sembarquer avec leurs hardes incessament et sur ses premiers ordres ou de laditte compagniée, dans tel navire qui sortira du port Louis ou autres de France, armés par la Royalle compagniée d’occident ... ou estant heureusement arrives lesdits engages s’obligent de defricher, cultiver et ameliorer les terres qu’on leur donnera, et de la maniere que ledit sieur Hubain ou laditte compagniée le souhaitera. Travailleront pareillement aux semences, plantes, bastimens et ouvrages qu’il souhaitera ainsi que toucher les autres choses licites et honnestes qu’il leur commandera ...
et a l’instant sont comparut les
engages cy après denommes
scavoir Jean Charles Tiers boulanger natif de charleroy garçon engagé
le dix neuf septembre dernier pour cinq ans, a raison de trois cent livres
d’engagement, et pareille somme de gages et nourriture, comme aussy
vingt cinq sols par jour jusque a lembarquement jour auquel finiront les vingt
cinq sols par jour et alors commenceront lesdits gages tant audit Tiers que
les suivans aux quels a esté donné lecture des clauses et conditions
susdites et signé
Il est douteux que les voituriers qui choisirent de quitter le Hainaut et la Thiérache pour la Brie aient bénéficié d'un encadrement aussi structuré que celui de la Compagnie des Indes. A défaut d'un document qui prouverait le contraire, j'incline à penser que la mini-migration du Hainaut à la Brie se fit d'une manière diffuse, passant peu à peu du travail saisonnier à l'installation définitive. De la fin de l'Ancien Régime à la Restauration, en passant par la Révolution et l'Empire, de nouveaux voituriers se révèlent, d'année en année, au travers des actes d'archives, sans afflux soudain. L'an 1803 est exceptionnellement riche en documents, peut être à cause du décès d'un Tirachien, suivi de la vente aux enchères de son matériel faisant sortir de l'anonymat nombre de migrants qui ne laissèrent pas d'autre trace en Brie.
Lien vers la page: "Première mention des voituriers dans les archives"
Je connais bien une petite vallée des Apennins
italiens dont les paysans migrèrent en masse à Nogent sur
Marne (le Nogent des Ritals de Cavanna), au point que la ville de Nogent
est jumelée , non avec l'un des bourgs: Bettola, Farini ou Ferriere,
mais avec la vallée entière.
Les différences sont importantes entre les maçons italiens
et les voituriers thiérachiens: le nombre de migrants est loin d'être
comparable, mais surtout, le souvenir de la migration des ancêtres
est encore vivante dans la mémoire des descendants d'Italiens: on
organise encore des commémorations des deux côtés des
Alpes. A part une petite comptine que personne ne chante plus, la trace
des "Tirachiens" semble s'être complètement perdue.
Autre différence importante:
au début du XIX° siècle, il n'était pas question
d'immigration, de pays à pays. On était encore loin du maçon
italien, puis espagnol et portugais, du mineur polonais, des ouvriers nord-
africains...
"Les frontières, qui ont d'ailleurs souvent fluctué,
ont surtout été franchies par les Français : Auvergnats
ou Pyrénéens se rendant en Espagne, herboristes ou libraires
dauphinois s'en allant à travers l'Europe ; Barcelonnettes, Béarnais
ou Alsaciens partant pour les Amériques... A l'exception des juifs,
à la situation longtemps ambiguë, les étrangers ne sont
pratiquement pas venus tenter leur chance en France avant le début
de notre siècle."
Jean Louis Beaucarnot
Par exemple, seuls trois étrangers sont recensés en 1851
à la Chapelle Rablais, tous domestiques au château des Moyeux:
un Anglais, Jean Jary (seul à ne pas être catholique sur les
557 personnes recensées) et deux Belges: Pierre-Joseph et Fleurimon
Marcon. Quelques Polonais et Bohémiens sont batteurs en grange; on
peut les retrouver dans un autre chapitre..
Concernant les voituriers thiérachiens -ou plutôt du Hainaut-
à l'époque où ils se découvrent, ils ne sont
pas étrangers, mais français. Les frontières de cette
région ont été très fluctuantes; la dernière
rectification datant de 1963. Successivement comté de la Francie
médiane (843, traité de Verdun), de la Lotharingie, de la
Francie occidentale, de la Francie orientale, du Saint-Empire, ensuite province
des Pays-Bas espagnols, puis autrichiens... En 1795, les Pays Bas autrichiens
furent réunis au territoire de la France révolutionnaire.
Puis ce territoire devint le département français de Jemmapes...
pour résumer l'article de Wikipédia.
"Les gens d'une même paroisse, d'un même hameau, pratiqueront le même métier et se dirigeront vers les mêmes régions. Dès qu'il en a l'occasion, le beau-père appelle son gendre à son côté, l'oncle son neveu. Ceux qui se fixent à l'extérieur font venir leurs parents : frère, beau-frère, cousin..." Jean Louis Beaucarnot Pour reprendre l'exemple des Italiens des Apennins, suivant la vallée dont ils étaient originaires, le métier et le lieu de migration étaient différents: les uns devenaient maçons et plâtriers en France, d'autres chauffagistes en Angleterre ou en Argentine. Dans les Passeports conservés en mairie de la Chapelle Rablais, on voit bien que métier et province d'origine sont liés: les cordonniers et rémouleurs viennent de Lorraine, les maçons de la Creuse, les scieurs de long du Forez, les charbonniers de l'Yonne et les voituriers du Hainaut...
Les "Tirachiens", partant de la même région, autour du gros bourg de Momignies et de Beauwelz, et pratiquant le même métier à deux cent soixante kilomètres de là, il aurait été pour le moins surprenant qu'il ne se fussent point connus! (J'espère ne pas m'être embrouillé dans tous ces conditionnels et subjonctifs!) Qu'ils aient eu des ancêtres communs n'a donc rien non plus d'étonnant, comme le montre ce tourbillon de noms piochés parmi les "Tirachiens" de Villefermoy:
Bouillard Colinet Meunier Feuillâtre
Docquière Bertrand et Piette
Joseph Bouillard, voiturier, est le fils de Marie Joseph Dupuis (Guillaume
Dupuis était l'un des voituriers de Machault) et de Jean Baptiste Bouillard
qui était l'époux en premières noces de Marie Catherine
Colinet.
Nicolas Joseph Colinet, voiturier, épousa en premières noces
Marie Rosalie Meunier.
Louis Meunier, voiturier, est l'époux de Marie Bridou, épouse
en premières noces de François Feuillâtre, voiturier.
Anne Geneviève Bridou est la seconde épouse de Nicolas Joseph
Docquière, voiturier, la première étant Marie Catherine
Bertrand, même famille que Nicolas Joseph Bertrand, voiturier, qui est
doublement beau frère de François Joseph Piette, voiturier;
il en avait épousé successivement deux soeurs.
Nival Hubert Deruelle
Pupin Bourguignon Lecoyer Nival Lainé Pourveur Badoulet et encore Nival
Charles Nival, père de nombreux voituriers signalés dans
la forêt de Villefermoy est le mari de Louise Hubert.
Marie Céleste Hubert est l'épouse de Jean Baptiste Déruelle.
Pierre Déruelle, voiturier, est le fils de Jean Baptiste Déruelle,
voiturier, et Marie Catherine Bachelard. Marie Joseph Bachelard est l'épouse
de Jean Pupin, père de Nicolas Joseph Pupin, voiturier, par ailleurs
en famille avec Antoine Joseph Bourguignon, époux de Marie Catherine,
soeur de Nicolas Joseph Pupin et Jean François Lecoyer, fils de Marie
Joseph Pupin et de Nicolas François Lecoyer, lequel Lecoyer était
tuteur et curateur des enfants Pierre Laurent Lainé, voiturier. Noter
qu'il existait à Momignies, un Jacques Joseph Bourguignon, époux
de Marie Louise Nival d'où Auguste Joseph. Premier retour aux Nival.
Revenons aux Laîné: Pierre Laurent Laîné, fils de
Thomas Laîné et Magdeleine Hubert était le cousin de Jacques
Nival, fils de Charles Nival et Louise Hubert. Second retour aux Nival.
Marie Catherine Pupin ( la même que quelques lignes plus haut ?) était
l'épouse de Jean Pourveur, dont le fils Martin Joseph, voiturier, décèda
chez Philippe Joseph Badoulet, voiturier. Martin Joseph était d'ailleurs
marié à Thérèse Badoulet, soeur de Philippe Joseph;
lequel, après avoir été garçon chez Thomas Joseph
Nival, voiturier, finira par en épouser la veuve, Marie Anne Bony,
elle même déclarée voiturière. Troisième
retour aux Nival !
Relations familiales entre voituriers thiérachiens
Dans cette ronde de noms, tous les voituriers tirachiens découverts
dans les archives ne sont pas cités. Il faut dire que, pour certains,
nous ne disposons que d'une mention, au détour d'un acte. Ceux qui
laissèrent le plus de traces figurent presque tous dans cette liste.
Qui a été oublié dans ce marabout/ bout de ficelle
des relations familiales ?
Deux voituriers thiérachiens: Firmin de Moussy et Jean Lefure, plus
proches de la Picardie que du Hainaut.
Les deux Dupin, vrais voituriers mais faux Tirachiens puisque nés
à moins d'une lieue de la forêt de Villefermoy.
Edme Tissot qui n'était pas originaire du Hainaut, mais de la Loire,
l'Hôpital le Grand, pour être précis, et qui n'était
pas voiturier au départ, mais scieur de long. On le retrouvera cependant
à Momignies, comme les autres, ayant acquis en 1809 chariot et chevaux
de Louis Meunier après en avoir emprunté la somme à
Nicolas Joseph Pupin, tous deux voituriers thiérachiens...
Lien vers la page "Traces des voituriers"
Tableau récapitulatif "Liste des voituriers"
Première mention des voituriers dans les archives
Carte de localisation des voituriers
Relations familiales entre voituriers thiérachiens
Retranscription d'actes notariés et autres documents
Qui, le premier, alla chercher fortune loin de Momignies, trouva du travail dans la forêt de Villefermoy, fit venir ses compagnons, sa famille, puis décida de quitter définitivement le Nord pour se fixer en Brie? Cela reste à découvrir. On peut remarquer, dans la liste des voituriers, quelques personnages autour desquels les autres semblent graviter: Nicolas Pupin, aux nombreux liens familiaux, qui prêtait de l'argent à ses compagnons; Charles François Nival père et frère de nombreux voituriers; un autre encore, Nicolas Joseph Colinet, s'il se trouvait en famille avec "Nicolas Denys Colinet, marchand de Bois pour la provision de Paris, Adjudicataire des Ventes ordinaires & extraordinaires de la Forêt de Crécy" en 1753. Le mystère reste entier et l'enquête est loin d'être close...
Ils ont quitté la région de Momignies,
"humide région de bois, de sources et de marécages
... et peu gâtée par le soleil" comme la décrivait
Jean Richepin, écrivain local séduit par l'errance des Romaniches
établis en Thiérache.
En italique: extraits d'un article de François de Vaux le Foletier
pour la Société d'Archéologie de Vervins et de la Thiérache
"Constamment éprouvés dans ce lieu de passages guerriers, les Thiérachiens ont été si misérables qu'ils nomadisaient au point que leur nom était devenu en Champagne synonyme de Bohémiens." Mémoires de la Société d'agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne 1964
En Thiérache et Hainaut, ce ne sont que "conflits meurtriers... massacre de la population et incendie de la bourgade... tueries, pillages, famine… les habitants sont touchés dans leur chair par la peste et la lèpre... passages des armées et les hordes de pillards sans foi ni loi ... pillent et brûlent la province du Hainaut... 15 à 20.000 hommes, femmes, enfants périront sous le fil de l’épée... pillé, incendié et spolié de ses richesses... brûle et saccage tout sur son passage... pillées et incendiées... la population sera passée par le fer sans distinction de sexe, ni d’âge..." http://www.terascia.com/aubenton-chemin-des-invasions/
A Momignies, les voituriers étaient
nombreux, d'après un relevé des professions lors du mariage,
entre 1779 et 1787: sur cent cinquante trois maris, quarante trois, soit plus
du quart avaient un rapport avec le charroi: 32 voituriers, 5 charrons, 4
maréchaux, 2 bourreliers. Ils voituraient aussi bien du bois que des
pierres, du foin ou du minerai pour les forges. Il n'est pas fait mention
de voituriers au long cours comme dans d'autres communes qui s'étaient
spécialisées dans la vannerie, la clouterie de l'Avesnois, les
sabots de Buironfosse... qu'ils menaient au loin.
Suivaient les métiers du bois, trente six hommes, ceux du textile,
trente et un, sans compter les épouses, travaillant dans le tissu,
en grande majorité: cent douze fileuses, douze couturières...
Les voituriers en surnombre ont dû chercher ailleurs l'ouvrage quand
il est venu à manquer.
Près de deux siècles plus tard, Momignies et sa région
souffrirent une fois de plus du passage répété des
troupes, soit françaises, soit autrichiennes qui prirent et reprirent
la région de Chimay entre 1790 et 1793. "Chacun sait les mouvements
prodigieux qu'entraîne la nourriture d'une armée de cent mille
hommes, même dans des lieux abondants. Chacun sait qu'on est placé,
pour subvenir à son entretien, d'épuiser les pays environnants
jusqu'à cinquante lieues à la ronde."
21 nivôse an IV
En plein sur un "couloir d'invasions", Momignies et les villages
alentour furent ponctionnés à outrance, entre les pillages
(les soldats français allèrent même jusqu'à organiser
une brocante des effets dérobés)" et les réquisitions:
" Quatre quintaux pesants de vache" pour Momignies, quatre mille
paires de "souliers de fatigue" pour le canton de Chimay, rares
et chers (3 à 4 journées de travail la paire) à une
époque où les paysans se déplaçaient en sabots,
Momignies en fournit quatre vingt huit, ainsi que du fourrage, des chariots,
des barres de fer...
Par exemple, à Momignies, automne 1793: logement et nourriture de
trente huit chevaux, livraison de neuf vaches et douze chariots; le 3 octobre
1793: un convoi de cent douze vaches, quinze aumailles (génisses)
et dix boeufs. Le 23 octobre: douze pains, douze sacs d'avoine, une voiture
de foin, vingt quatre pains de huit livres, 4.000 livres en numéraire;
le 26 octobre, réquisition militaire de quarante moutons, vingt vaches
et dix chevaux; le 27: quarante sacs d'épeautre, vingt vaches, vingt
boeufs, 6.000 livres en monnaie; le 30 octobre, imposition de 130 couronnes
de France que la commune emprunta au sieur Boutefeux, maître fabricant
de bas; le 28 octobre: trois cents bottes de foin, cent trente livres de
beurre; le 29 novembre: 3.000 livres en numéraire; le 3 décembre:
deux cents bêtes à cornes, "sous peine d'être regardé
comme contre-révolutionnaire." A fournir par un bourg qui comptait
un peu plus de mille cent habitants avec le hameau de Macquenoise, et cinq
cents habitants à Beauwelz.
On ne compte pas les réquisitions de pionniers, de voituriers et
l'enrôlement de recrues quand Jemmapes devint un département
français. Ni la journée du 13 juin 1794: "Venant de Chimay,
les Sans Culottes se répandirent dans tous les villages.. Momignies
était de nouveau pillé et saccagé... Les excès
dégénérèrent en actes de cruauté. Le
registre paroissial des décès en témoigne"
Parmi les sept morts: "Le 13 juin mil sept cent nonante quatre, est
mort d'un coup de feu à l'invasion des Français Jean Baptiste
Delchambre, voiturier, âgé de cinquante trois ans, époux
de Marie Joseph Buisset."
Bansart, Baivier, Bouillart, Bourguignon, Colinet, Coupain, Danis, Delchambre,
Deruelle, Hubert, Lainet, Ledoux, Mouart, Nival, Pourveur, Pupin... des
noms de familles liées aux "Tirachiens " de Brie et que
l'on retrouve parmi ceux qui ont dû subir les réquisitions
à Momignies. On comprend aisément que certains voituriers
aient choisi de se fixer dans un lieu plus paisible.
Documents sur cette période: André Leporcq "Momignies durant la période française"
L'insécurité poussa les Thiérachiens à construire, entre le 15ème et le 17ème siècle, les célèbres églises fortifiées, permettant le refuge de tous les paroissiens quand une horde de mercenaires était signalée. Soixante-cinq sont recensées en Thiérache.
Au début du XVII° siècle, ce n'est pas l'église de Momignies qui est fortifiée, mais le cimetière qui l'entoure. Et il n'est pas rare de voir, sur une place de village comme à Beauwelz ou proche d'une manufacture -forge, verrerie..- une tour qui n'a rien de religieux: c'est un petit fort, destiné au refuge de la population.