Les scieurs de long/13
Patois briard et patwe forezien

On peut avoir une petite idée de la manière de parler des Auvergnats en découvrant cette version d'un texte qui avait été proposé par le Ministère de l'Intérieur français en 1807 dans diverses provinces. Il s'agit de l'adaptation en dialecte local de la parabole de l'enfant prodigue :

"Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez la plus belle robe et l'en revêtez ; et mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds ; et amenez un veau gras et le tuez ; mangeons et réjouissons-nous ; parce que mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, mais il est retrouvé."

Dialecte auvergnat: "Adonca, lou païre diguet à soui doumestiques: pourta dy viste sa primeïra, sa pê brava raouba, bestié lou, bouta dy en aner à soun det, é de tzahras as pez. Mena lou veder gras, sanna lou, madzon é devartisson nous. Per ço que moun fir zera mort é zes rassussita; zera pardu e ses retrouba; ati desoubre se bousterou en tren."

Le texte intégral sur Gallica

"Tous les corps de métiers ont un répertoire chansonnesque assez gaillard. Les scieurs de long, ont par la force des choses, hérité d'un humour, on ne peut plus scatologique, basé sur la prononciation chuintante faussement attribuée aux Auvergnats. On voit tout de suite l'humoristique parti que l'on peut tirer de tout un vocabulaire à base de scie, scierie, sciant et autre scieur." La grande histoire des scieurs de long dans Cartes postales de collection n°174
Un exemple de ces monuments de délicatesse : "Adieu Auguchtin, adieu... Augchtin, nous chommes conchternés par la douleur de perdre chelui qui fegeait la gloire de la corporachion, car je peux te le dire, Auguchtin, tu étais le Roi des schieurs de long... Tu étais bon et brave schieur de long Augustin, tu schiais le jour, tu schiais la nuit, tu schiais dessus, tu schiais dessous, tu schiais en large, et tu schiais en long, tu schiais partout ... " Et ça continue, ça continue...

Quand ils sont arrivés de leurs lointaines contrées, les scieurs et les terrassiers du Forez étaient-ils très différents des Briards? Pouvait-on reconnaître au premier coup d'oeil un autochtone d'un horsain?
Au costume ? n'auraient-ils pas porté un pantalon particulier ? "Le 13 de ce mois, vers sept heures du soir, un individu s'est précipité dans la Seine, à Pont... Cet individu, qui est inconnu, n'a été trouvé porteur d'aucun papier pouvant établir son identité... Ce malheureux était vêtu d'une blouse bleue en toile de coton, d'un gilet fond gris à petits carreaux, d'un pantalon en droguet bleu à pont, le tout en très mauvais état; ni coiffure, ni chemise, ni chaussures. Son pantalon ressemble à ceux que portent ordinairement les scieurs-de-long."
Article dans la Feuille de Provins du 18 mai 1867
Avaient-ils tous ce "chapeau de feutre de laine à large bord, qui les protège non seulement de la pluie et du soleil, mais aussi de la sciure" fabriqué au pays : "Les femmes et fille de careau ne gaignent presque rien, et sans cette ressource quoique petitte ou celle de la fabrication de gros chapeaux de laine, les habitants quitteroient touts leur contrée comme font les trois quarts pour aller gaigner leur vie ailleurs"... Beaucarnot et Cahier de doléances de Goudet

"Faussement attribuée aux Auvergnats" ce n'était peut être pas l'avis de quelques Briards: qui avait bien pu souffler en 1802 à l'officier municipal la prononciation de "Chevaudan", province fort éloignée, mais rendue célèbre quelques décennies auparavant par les exploits de sa célèbre bête (du Gévaudan) si ce n'est ainsi qu'en avait parlé Hilaire Aldon, scieur originaire de Saugues, avant de défuncter, ou son frère Pierre aussi présent à Courtomer?
8 pluviôse an X Etat civil Courtomer AD 77 5 Mi 2979

Au tribunal de Coulommiers, fin du XIX° siècle :
"-Témoin, vous fatiguez le tribunal avec vos explications diffuses et interminables, et puis, vous parlez une langue incompréhensible. Quel métier exercez-vous?
-Scieur de long, mon président.
-Eh bien, vous n'êtes pas ici pour exercer votre profession! "

Journal l'Eclaireur de Coulommiers le 3 mars 1886

Originaires des mêmes provinces, Forez et Velay, correspondant aux département de Loire et Haute Loire, les scieurs venus en Brie ne pratiquaient pas tous le même langage.
" A Saint- Bonnet-le-Château , municipe romain d’une antiquité incontestable, on trouve dans le patois roman des traces non douteuses de l’existence de l’ancienne Ségusie. Une ville de moins de trois mille âmes se sert d’un idiome qui lui appartient complètement. A quelques centaines de pas, dans la campagne, le patois diffère absolument, en s’éloignant de plus en plus du type primitif dérivé du latin. " Les Français peints par eux-mêmes 1841
A Saint Bonnet et autres paroisses de la frange Est du Forez, on parlait un "patwe" nommé francoprovençal, ou arpitan : "Le francoprovençal est une langue romane parlée en France, en Suisse et en Italie. C’est l'une des langues distinctes du groupe linguistique gallo-roman. L'expression peut induire en erreur car cette langue n'est pas un mélange de français et de provençal. Elle est juste située, géographiquement, entre les deux. Certains lui préfèrent le terme de romand, d'autres militent pour arpitan." Wikipedia

"Les scieurs de long dont nous étudions l'histoire sont originaires d'une région de transition étirée entre Auvergne, Velay et Forez que traverse « cette masse linguistique flottante et indécise qui n'est plus le franco-provençal et qui n'est pas encore la langue d'Oc ». Dans les villages du plateau de Saint-Bonnet, encore au début du XX° siècle, on parlait « un dialecte nord-occitan assez unifié depuis La Chapelle-en-Lafaye, Marols, Luriecq, Périgneux, Chambles au nord, jusqu'à Saint-Hilaire, Rozier, Saint-Maurice au sud; à l'ouest, Apinac et surtout Usson présentaient quelques traits auvergnats." Pierre Gardette : le dialecte occitan de St Bonnet le Château... études foréziennes VI 1973

 

Un exemple du "patwe" de Poncin près de Montbrison, tiré des "Contes de la Mouniri" de Marguerite Gonon, quand le diable vient la nuit pour tresser des "noeuds de fées" dans les crinières des chevaux :


L'Homme intrève, ô vaye le chivau to blanc d'écuma, et la quoua et la criniri tressies à mé de cent tresses; tot étève si bian antrafiquâ, gnave tèlamint de nous qu 'ô se pouoye pâs défére. Et d'onques venève le chivau? Gna de monde que crayont que le djâble le prenève pe fére sa chassi malina; d'autres djont que quô chivau, yétève la béti pharamina ... Sas tu?


Eh bien! ma foi, il y avait des nuits où l'on ouvrait les portes, et le matin, quand l'homme entrait, il voyait le cheval tout blanc d'écume, et la queue et la crinière tressées à plus de cent tresses... il y avait tellement de nœuds qu 'on ne pouvait pas les défaire... Il y a des gens qui croyaient que le diable ... prenait le cheval pour faire sa chasse maline; d'autres ... que c'était le cheval qui était la bête pharamine

Le Briards comprenaient-ils le langage des nouveaux venus ? S'il faut en croire le témoignage de Racine, en pays d'oc, on peut en douter : "J'avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n'être plus intelligible moi-même... Je vous jure que j'ai autant besoin d'un interprète qu'un moscovite en aurait besoin dans Paris... Je n'entends pas le françoys de ce pays et on n'entend pas le mien." Lettre de Racine à M. de la Fontaine, Uzès, 11 novembre 1661
Il fallut attendre l'école de Jules Ferry, puis le brassage de population de la première guerre mondiale pour que l'ensemble des Français parle la même langue; et la plupart des scieurs de première génération, bien antérieure à la période de Jules Ferry, étant analphabète, n'avait jamais dû fréquenter les bancs d'une école.
Ne pas croire que les paysans du cru maniaient la langue de Ronsard; ils n'hésitaient pas à adapter les mots à la nonchalance de leur parler : "Son étabe était infestée pa' la fieuv apteuse." sans oublier les beurdins, les p'tits viaux, les ormouères et les rlaviers. On pourra retrouver "le Patois briard, notamment de la région de Provins" dans le livre d'Auguste Diot, réédité par la Société d'histoire et d'archéologie de l'arrondissement de Provins.

Une vingtaine de scieurs venus en Brie était originaire de la région du Forez où l'on ne parlait ni la langue d'Oc, ni la langue d'Oïl, et parmi eux, plusieurs qui se sont fixés à la Chapelle Rablais et dont nous avons déjà fait connaissance au cours de ces pages : Edmé Tissot, né à l'Hôpital le Grand, canton de Montbrison, Jean Porte de St Hilaire, proche St Bonnet le Château, Fleury Villard de Luriecq, canton de St Jean Soleymieux. D'autres encore que nous avons rarement cités, dont on découvrira les noms en cliquant sur les puces de la carte sur Google maps :

Carte de localisation des lieux d'origine sur Google Maps

Les scieurs durent arriver à se faire comprendre, quand bien même ils auraient vécu loin du village, dans leurs loges, et qu'ils auraient parlé un langage inhabituel. Pour leurs achats, ils pouvaient "baragouiner" au sens propre, autrement dit, comme entre paysans bretons et soldats parlant français, demander du pain "bara" et du vin "gwin", d'autant qu'en "patwe", pain se disait "pan" et vin "vën", facile, me direz-vous, un peu moins dans une phrase : "Dri kyè bió dé ché vën , atrapó ó borlacóou" En retrouver la retransciption dans...

Viveche i Patwe , Que vive le Patois sur le site patwe.ch

Les difficultés de compréhension dues à des accents à couper au couteau n'étaient pas chose rare entre horsains et locaux. Que dire d'un secrétaire rencensant les Polonais prisonniers des guerres napoléoniennes que l'on retrouvera, batteurs en grange, dans nos régions : "Ce sont des noms du diable qu'on peut difficilement écrire; encore moins prononcer. Enfin, vaille que vaille, déchiffrera qui pourra. J'ai fait de mon mieux." 8 vendémiaire an III, agent national du district d'Issoire
Ainsi, François Romaska dont le nom a été retranscrit: Romaska et Roberca dans le même document, Romatka, Romarka, Gromoska (son fils Jean); Hromalk dans d'autres (ce qui était peut être son nom d'origine. Romaska, le nom de sa descendance semble avoir été une création de l'officier municipal de la Chapelle Rablais).

Les prisonniers de guerre à retrouver dans le chapitre sur les moissonneurs et batteurs en grange

Plus près de chez nous, les voituriers thiérachiens prononçaient "Biauvoix" pour nommer le bourg de Beauwelz, c'est sous cette forme qu'il était passé de l'oral à l'écrit. Le maire de la Chapelle Rablais avait été bien embêté, une autre fois, pour déchiffrer depuis un passeport pour l'intérieur, le nom de Beauwelz (mot compte triple au scrabble!) et le retranscrire sur le nouveau document de Philippe Joseph Badoulet. Le W, le LZ ne sont pas usités dans le français mêlé de patois briard qu'il pratiquait tous les jours; Beauwelz devint quelque chose comme "Beausselrÿ"

27° page du dossier sur les voituriers thiérachiens : voituriers et paysans, nomades et sédentaires

Autre exemple de prononciation de scieur : en 1801, Jean Porte "qui dit être le maître du défunt" déclara le décès de Pierre Roussel. Le lieu de naissance déclaré du scieur de long âgé de 36 ans était "Saint Polle les Moeuri département de la aute loire" qui correspondait à l'ancienne commune de Saint Pal les Murs, aujourd'hui St Pal de Senouire. Jean Porte avait une manière bien à lui de prononcer les A et les U et de finir ses mots, le tout retranscrit comme il le pouvait par ce même Félix, maire de l'époque.
17 fructidor an IX / 4 septembre 1801 État civil, la Chapelle Rablais 5 Mi 2829

Une petite parenthèse à propos des petits châteaux qui parsèment la carte ci-dessus; deux figurent sur cet extrait de la carte, un troisième, visible sur Google maps, est situé à la Motte de Galaure, lieu de naissance du châtelain des Moyeux au début du XIX° siècle, Just Faÿ Latour Maubourg, frère du célèbre gouverneur des Invalides (rue de Paris, station de métro..), dont la famille possédait aussi le domaine de Maubourg à St Maurice de Lignon. premier petit château, au nord d'Yssingeaux. Just Faÿ Latour Maubourg épousa Anastasie Louise Pauline Motier de La Fayette, fille du célèbre homme d'état, né à Chavaniac, deuxième petit château, et qui possédait une propriété en Brie, la Grange Bléneau à Courpalay, près de Rozay.
Aucun rapport entre la migration saisonnière des scieurs et les châtelains, d'ailleurs savaient-ils, les uns dans leurs loges et les autres dans leurs châteaux, qu'il cotoyaient des "pays" ?

Latour Maubourg à retrouver à la page des portraits des Moyeux ...

Comme il n'est pas difficile de trouver une photo des châteaux de Latour Maubourg ou de la Fayette, je vous propose cette carte postale ancienne qui mêle le nom du beau-père dans une propriété ayant appartenu au gendre, une annexe des Moyeux pompeusement appelée dans un anglais approximatif "Lafayette Poultry Farm's"

Le blason Latour Maubourg

Il est fort douteux que les paysans aient manié la langue si littéraire qui servit de base à l'enquête sur les dialectes populaires, de même que certains correspondants se trouvèrent gênés pour traduire en langage populaire des tournures fort éloignées des campagnes, d'où un savoureux "bonne torche" en Hainaut qui suit de peu "bonne chère". L'abbé qui proposa la version auvergnate ci-dessus, la retranscrivit ensuite en syriaque, langue plus proche, d'après lui, du langage de Jésus. Avait-il bien compris que l'étude portait sur les patois de France et non ceux de la Terre sainte?

Lien vers l'atlas sonore des régions

Une enquête plus récente propose des variantes d'une fable d'Esope en diverses langues régionales, texte et voix: "La bise et le soleil se disputaient, chacun assurant qu'il était le plus fort, quand ils ont vu un voyageur qui s'avançait, enveloppé dans son manteau. Ils sont tombés d'accord que celui qui arriverait le premier à faire ôter son manteau au voyageur serait regardé comme le plus fort..."

" La bisi é lo solè s'ingueûlâian, châcun assurôaian qu'al ète lo plu fô, quint i viron ïn voyageû que s'aduseu, impaquetâ din son mantchiô. I tombiron d'acor que lo parmi qu'arrivareu à fére inlevâ son mantchiô ou voyageû seré avisâ coma lo plu fô. Alor la bisi s'é betâ à soflâ de totes se fôrces, mè mé a soflâie, mé lo voyageû sarrâie son mantchiô outor de lu, et à la fïn, la bisi a comprè que le n'areu pâ lo dessu à i fére chère çu diâblo de mantchiô. A son tor, lo solè a fa briyi son royon, é et to par ïn cou, lo voyageû, échandu, a quitâ son mantchiô. Coma quiin, la bisi a du reconutre que lo solè ète lo pu fô dou dous. ."
Version de Coise, Rhône, mais proche de Montbrison


  Suite : relations des scieurs avec les autres migrants

 

Connaissez-vous quelqu'un prénommé "Thiolle Frede" ? C'est ainsi qu'avait été entendu et retranscrit à Valjouan, à l'occasion du mariage d'un "pays", le prénom fort rare de Théofrède. Tellement rare qu'une recherche sur ce nom a permis de corriger une autre erreur de retranscription: à l'occasion de son mariage en 1828, le lieu de naissance de Georges Théofrède Masson, terrassier à Coutençon, né le 1° complémentaire an VII était "Moncartier", ce que semblait confirmer l'acte de naissance "délivré par le maire de Moncartier le 26 octobre 1826". Point de Moncartier, Montcartier... dans les paroisses de France et de Navarre.
Une recherche sur le rare prénom Théofrède m'a orienté vers Monastier sur Gazeille dans la Haute-Loire où une abbatiale est consacrée à Théofrède de Carméri, aussi appelé saint Chaffre, patron du Martyr des Sarrasins en 728; confirmation par la découverte des actes de naissance de Jean Théofrède, du mariage des parents, du décès du père etc...
D'ailleurs, pourquoi se compliquer, à Coutençon, Georges Théofrède était couramment prénommé Jean !

Mariage de Jean Louis Reymond à Valjouan 2 nov 1828 AD77 5 Mi 1429
Mariage de Georges Théofrède Masson à Coutençon 22 janvier 1828 AD77 5 Mi 5475
Naissance à Monastier sur Gazeille 17 septembre 1799AD 43 4 E 152/4

Lien vers l'abbaye de St Théofrède

Georges Théofrède appelé couramment Jean, la pratique n'était pas rare, tant chez les migrants que chez les locaux. Dans le recensement de 1836, les enfants de Georges Théofrède ne portaient pas le prénom sous lequel ils avaient été enregistrés; à part Alexandre, l'aîné de quatorze ans, et le petit dernier Prosper, peut-être trop jeune pour répondre à son prénom, n'ayant qu'un an. Les trois filles avaient reçu parmi leurs prénoms celui de leur mère, Catherine Comble: Catherine Amable, Marie Catherine, Catherine Eulalie, mais on les appelait couramment Louise, Céleste et Julie. Aucun rapport! Quant garçon que l'on nommera couramment Alfred, il figure aussi sur les registres sous les prénoms d'Isidore et, évidemment, de Georges Théofrède (junior).
Recensement de 1836 Coutençon AD77 ménage 13

Sur les problèmes d'identification, voir la 6° page du dossier sur les maçons creusois en Brie