Les scieurs de long/11
Un marché d'ouvrage de 1789 2/3

La Coudre, extrait de l'Atlas de l'abbaye de Barbeau 1774 AD77 101 H 28

"Vente" avait, il y a plus de deux cents ans, une toute autre signification que de nos jours où "garde-vente" évoquerait plutôt l'un de ces vigiles bien musclés surveillant les chapardeurs dans les supermarchés. A l'époque, c'était à la fois le garde et le contremaître d'un marchand de bois sur une "vente", autement dit une parcelle boisée destinée à être exploitée par rotation.
L'atlas de Barbeau de 1774 montre une répartition sur vingt et une "ventes", tant dans les bois des moines (34 arpents et 86 perches chaque parcelle) que dans ceux de l'abbé ( 36 arpents 49 perches 14 pieds), soit un cycle de coupe étalé sur vingt et un ans, ce qui était fort sage. A la fin du XVII° siècle, la vente ou la location de la coupe d'un arpent de bois rapportait en moyenne 32 livres à ses propriétaires, sans compter l'exploitation des baliveaux. A l'exploitant de débourser pour la coupe, la vidange, le mesurage, les frais de transport et de manutention.... Chaque "vente" procurait un revenu d'environ 1.100 livres, tant à l'abbé qu'aux moines.
Estimation des frais d'un marchand de bois dans Mireaux : Une province française au temps du Grand Roi: la Brie

Extraits du livre d'Emile Mireaux
L'exploitation des bois de Barbeau détaillée à la page "marchands de bois"
Doc : la forêt de Villefermoy exploitée par les moines de Barbeau, carte et description des parcelles
Exemple de carte de l'Atlas de Barbeau: la Meunière et le Grand Etang de Villefermoy
Documents sur le Port au bois de Barbeau

Oh, oh, oh, Mon Cousin comme Diable vous voila
Que Diable avez vous fait de vos bois?
On me les a coupés, hé, hé, hé.
Ou bien Jean qui pleure et Jean qui rit.

1789 est l'année où les biens du clergé furent confisqués, (ou coupés comme les bois du moine de la caricature) mais le 15 juillet, quand l'acte fut signé, les Bernardins de Barbeau étaient encore propriétaires de la forêt. Il fallut attendre le 2 novembre de la même année pour qu'ils en perdent jouissance.
A la Chapelle Rablais, seule la ferme de Putemuse
"bâtiments et 240 arpents d’héritage (appartenait) aux religieux de Sainte Colombe de Sens" AD 77 1 Q 157
La "
fabrique" de la Chapelle Rablais et celle de Fontains y avaient des biens. "Le terme "Fabrique" renvoie d'abord à la contruction du bâtiment religieux et aux compétences du maître d'oeuvre. Assez vite, il désigne la communauté des fidèles chargée d'assurer l'entretien intérieur des églises paroissiales et de la sacristie, ainsi que de procurer aux desservants les ornements sacerdotaux, le luminaire, le pain et le vin de messe."
Nos ancêtres, vie & métiers n° 65


  Suite : marché d'ouvrage / 3 / mesures, salaires...

 

Bien qu'il ait été écrit : "la vente appelée la Coudre, appartenante à monsieur Verron, marchand de bois..", la Coudre n'était pas une "vente", autrement dit une parcelle exploitée cycliquement,, d'une superficie moyenne de 34 ou 36 arpents à Villefermoy, mais une "réserve" presque dix fois plus vaste: "Réserve de la Coudre et la Sablonnière de la manse abbatialle: 305 arpents: Le total de la réserve de la Coudre et la Sablonnière pour la part de Monsieur l'abbé contenant tant plein que vuide trois cent cinq arpents à la mesure de vingt deux pieds pour perches..."
Atlas de Barbeau, carte n°18
Toutes les cartes anciennes le confirment, il n'existait en forêt de Villefermoy, pas d'autre parcelle appelée la Coudre que cette "réserve", la vente la plus proche étant celle de la Meunière. Le petit bois nommé "Friche du Moulin" visible sur la carte IGN moderne était alors en culture, comme le montre le plan d'Intendance de Fontenailles, à retrouver avec d'autres cartes en cliquant sur le lien...

Localisation de la Coudre à la page "deux marchés d'ouvrage passés chez les notaires au XVIII° siècle"

Cent vingt ans après l'ordonnance de Colbert "Sur le fait des Eaux & Forests" de 1669, on tombe pile poil sur 1789, l'année même de ce marché d'ouvrage, actant l'exploitation de la parcelle mise en réserve sous Louis XIV. L'abbé avait-il décidé de tirer enfin profit de cette parcelle gelée depuis cent vingt ans? Car les gains de la Coudre, comme de la Sablonnière qui la jouxte, de la "manse abbatiale" étaient au seul bénéfice de l'abbé. Les quelques moines qui subsistaient, à la veille de la Révolution française, disposaient de leurs propres ventes d'une surface équivalente à celles de l'abbé et de leurs réserves d'une étendue double (pouquoi double?) à celle de l'abbé: "Réserve de la meunnière de la manse Conventuelle 306 arpents" Réserve de la Fontaine au Toneau de la manse Conventuelle 306 arpents." Ces bois en réserve de la "manse conventuelle" ont-ils aussi été mis en exploitation à la même époque?

Doc : carte et description des parcelles en forêt de Barbeau
Atlas de la forêt de Villefermoy 1774, exemple de carte: le Grand Etang

"Réserve" ou "vente" ? Sur le plan de 1774, si les deux termes désignent des modes d'exploitation différents, "vente" pouvait avoir aussi le sens qu'on connaît aujourd'hui. Le spécialiste des forêts du XVIII° siècle, Henri-Louis Duhamel Du Monceau, dans "De l'exploitation des bois, ou Moyens de tirer un parti avantageux des taillis, demi-futaies et hautes-futaie... avec la Description des arts qui se pratiquent dans les forests..." 1764, donne aussi au mot "vente" son sens commercial...

Duhamel du Monceau "De l'exploitation des bois..." extrait sur ce site
Duhamel du Monceau "De l'exploitation des bois..." sur Gallica

 

 

 

Les grands arbres mis en réserve sous Colbert étaient principalement destinés à la construction de vaisseaux de guerre. Le Grand Maître des Eaux et Forêt pouvait marquer des arbres pour les réserver, même chez des particuliers : "Des Bois abastir pour les Maisons Royales, & Bastimens de Mer. ... pour constructions & reparations de nos Maisons Royales, ou Bastimens de Mer; mais pourra le Grand-Maistre charger l'Adjudicataire des ventes ordinaires de nos Forests, de fournir le bois necessaire pour ces ouvrages, en luy payant le prix, suivant l'estimation qui en sera faite par l'avis de gens à ce connoissans..." Ordonnance du 13 août 1669 "Sur le fait des Eaux & Forests"


"Un navire de guerre est une forêt sur l'eau. Le chêne représente 90 % de ses besoins en bois. La construction d’un vaisseau de 74 canons (60 m de long) nécessite l'abattage d’environ 2 500 chênes centenaires. Le renouvellement de la flotte suppose donc une gestion soignée des forêts. On utilise presque exclusivement le chêne pour la coque des navires. L'approvisionnement des arsenaux, garanti par des ordonnances royales depuis le Moyen-Age, est rigoureusement réglementé par Richelieu puis par Colbert qui instaure le marquage des arbres réservées à la Marine dans toutes les forêts de France." Doc Musée de al Marine La reconstitution d'un vaisseau de première ligne, le Jean-Bart, encore plus imposant que l'Hermione, prévoit d'utiliser mille huit cents mètres cubes de chêne sur 57 m de longueur, 15 m de largeur et 17 m de hauteur !

Pdf externe: la construction navale en bois aux XVII° et XVIII° siècles. Musée de la Marine
Lien vers le projet Jean-Bart

La construction navale nécessitait aussi des bois aux formes particulières, le "bois courbes". Les voituriers en bois courbes étaient sujets à de nombreux contrôles, que l'on peut découvrir dans un "Etat des courbes envoyées au chantier de Paris pour la construction des chaloupes canonnières par les officiers forestiers de l'Inspection de Fontainebleau" et autres documents. AD77 7 Mp 361
Martin Nicolas Véron n'est pas cité parmi la cinquantaine de noms, marchands de bois et voituriers, que comportent ces documents, pourtant contemporains de son activité forestière. Il faut avouer que les marchands de bois courbes ne constituaient qu'une fraction des exploitants en forêt de Fontainebleau.

Doc: voituriers en bois courbe de la forêt de Fontainebleau

 

 

On ignore si une partie des troncs quitta la forêt de Villefermoy pour la construction navale, comme, aujourd'hui, certains arbres remarquables serviront à la reconstruction de la charpente de Notre-Dame. De même, on ignore si le marchand de bois Véron eut l'exclusivité de l'exploitation dans la parcelle de la Coudre. Car celle-ci était excessivement grande. L'un des chemins forestiers qui la longe, entre l'actuel carrefour des Trois Bornes et la limite des étangs de Villefermoy, en passant par les carrefours du Blaireau et du Daim, mesure plus d'un kilomètre et demi. L'atlas de Barbeau en donne la superficie: "contenant tant plein que vuide trois cent cinq arpents à la mesure de vingt deux pieds pour perches" (les mesures anciennes seront précisées à la page suivante).
Chacun de ces grands arpents couvrait 51,04 ares; la Coudre s'étendait sur 15.567 ares, soit cent cinquante cinq hectares! A raison d'une centaine de chênes de plus de cent vingt ans par hectare, on arrive au nombre impressionnant de quinze mille cinq cent cinquante arbres de grande taille sur la parcelle de la Coudre.

Lien externe : la dendrométrie ou les mathématiques du forestier

Passez la souris sur les illustrations
pour leur légende
Autre approximation dans l'acte de 1789 : la "vente" appelée la Coudre n'était pas une "vente", et, de plus, n'appartenait pas à Monsieur Véron. En fait, le rapprochement que je fais de deux lignes de l'acte est un peu litigieux car le notaire avait écrit: "Et sieur Julien Chevery garde vente demeurant à la Chapelle Gauthier chargé de l'exploitation de la vente appellée la Coudre, appartenante à monsieur Verron, marchand de bois..." Avec quel nom s'accorde "appartenante" qui ne devrait d'ailleurs pas s'accorder : à la vente? à l'exploitation? Le notaire Baticle, résidant à la Chapelle Gauthier -la Chapelle Thiboust de Berry sur cette carte de 1742- savait bien que Véron n'avait que la concession de l'exploitation de la parcelle -visible sous la loupe- et qu'il n'en était pas propriétaire; un lecteur du XXI° siècle pourrait en douter.
En reportant patiemment les plans anciens sur la carte IGN actuelle, on peut avoir une idée de la manière dont était exploitée la forêt, avant la Révolution.
En survolant la carte avec la souris, inutile de cliquer, on fera apparaître les ventes et réserves de l'abbé et des moines de Barbeaux, ainsi que le plan du Bois de Saint Germain.
    Forêt de Barbeau, ventes de la manse abbatiale
    Forêt de Barbeau, réserves de la manse abbatiale
    Forêt de Barbeau, ventes de la manse conventuelle
    Forêt de Barbeau, réserves de la manse conventuelle
    Forêt Saint Germain, ventes
    Forêt Saint Germain, réserves

Doc : agrandissement de cette carte, description des parcelles

Les marchands de bois étaient rarement propriétaires des forêts qu'ils exploitaient. Avant la Révolution, en Brie centrale, elles étaient le plus souvent la possession d'ordres religieux. L'actuelle forêt de Villefermoy appartenait à l'abbaye de Barbeau pour le massif nord (voir le détail plus bas), la partie sud appartenait à d'autres congrégations, dont les "Dames de Poissy", religieuses au Châtelet en Brie; l'abbaye de Preuilly... Sur Echouboulains et Coutençon, le Bois Saint Germain, tirait son nom de l'abbaye de Saint Germain des Prés de Paris.
Les anciennes possessions religieuses étant passées dans la "liste civile", on en retrouve la trace une centaine d'années plus tard, sur cet extrait de l"Atlas forestier de la France par départements" où la couleur verte marque les forêts domaniales, à côté des bois privés en orange.

Possessions des institutions religieuses autour de Villefermoy et biens nationaux

 

Revenons avant la Révolution. L'Atlas de Barbeau de 1774, déjà cité dans ces pages, nous dévoile les cartes des parcelles, avec leurs noms, leurs superficies, leurs usages. La moitié de la superficie boisée était destinée aux moines: la manse conventuelle, l'autre moitié, au seul bénéfice de l'abbé: la manse abbatiale. "L'abbaye de Barbeaux, forte autrefois de 40 à 50 religieux, est réduite à presque rien, pour le nombre s'entend, car pour les revenus, ils sont plus que quadruplés. Le revenu était de 20.000 livres au XVIII° siècle."
Voyage de Champeaux à Meaux, 1785


A cette répartition se superposait un autre découpage. En 1669 : "Louis par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre A tous presens & à venir, salut. Quoy que le desordre qui s'estoit glissé dans les Eaux & Forests de nostre Royaume, fust si universel, & si inveteré que le remede en paroissoit presque impossible... Nous puissions sur le tout former un corps de Loix claires, précises & certaines, qui dissipent toute l'obscurité des précedentes, & ne laissent plus de prétexte ou d'excuse à ceux qui pourront tomber en faute..."
ordonnance du 13 août 1669 Sur le fait des Eaux & Forests

Faut-il se fier aux documents anciens, quand bien même ils auraient été rédigés chez le notaire, sur papier timbré. Dans l'acte de 1789, on relève de nombreuses approximations. Passons sur l'orthographe des patronymes de Verron/Véron, le marchand de bois comme celles de Jiroudon/Girodon, Jibert/Gibert, les scieurs, délits mineurs que l'on retrouve partout, quand on ne présentait aucune pièce justifant de son identité et quand le rédacteur de l'acte transcrivait ce qu'il avait entendu.

Prenons l'exemple de Fleury Villard, scieur de long, né à Luriecq, Loire en 1784, marié, décédé en Brie. Son prénom, Fleury, était suffisamment rare pour qu'il ait été pris pour un nom de famille, ce qui ne manqua pas d'arriver; d'autant qu'il existait, à la Chapelle Rablais, une famille Fleury. C'est ainsi qu'en 1868, son fils Gabriel, lui aussi scieur de long fut-il nommé Gabriel Villars-Fleury et que ce nouveau nom se retrouva sur les fiches matricules de ses fils Joseph et Georges. Le pli était pris. L'épouse de Fleury Villard, le scieur forézien, épousé en 1826 à Varennes sur Seine, était nommée Marie Marguerite Peccard. Pas de chance pour elle, il existait à la Chapelle Rablais une famille Picard, dont un aubergiste. La voici nommée Picard, dans la table des successions, au décès de son époux...

Edmé Tissot s'appela bien Tissot tout au long de sa double carrière, scieur de long et voiturier, et ses multiples mariages. Mais chercher un "Edmé Tissot" à l'Hôpital le Grand, Loire, en 1763 s'avère mission impossible. Car Edmé était né Aymé. Et c'est en Brie, que le prénom Edmé lui fut attribué. Il y est assez fréquent; Saint Edmé ayant vécu près de Provins; on lui a dédié une chapelle à St Quiriace, en ville haute, voir un détail du vitrail, ci-contre. A la Chapelle Rablais, paroisse de cinq cents âmes, dix huit Edmé/Edmée ont laissé des traces sur une décennie au milieu du XVIII° siècle. En Brie, on trouve aussi des Fiacre, Fare, Scholastique, qui sont inconnus en Forez.
Rien d'étonnant, donc, que les noms de Véron, Gibert et Girodon aient subi quelques variantes mineures.

Sixième page du dossier sur les maçons de la Creuse en Brie : problèmes d'identification
"...Voulons que ... la quatrième partie au moins des bois dependans des Eveschez, Abbayes, Benefices, Commanderies & Communautez Ecclesiastiques, soit toujours en nature de fustaye..." Colbert, dans son ordonnance de 1669, prévoyait de réserver un quart de la superficie des forêts pour de grands arbres, pouvant servir à la construction de vaisseaux de guerre. "Un quart de la forêt destiné à croître en haute futaie, c’est à dire destiné à être maintenu jusqu’à la cent vingtième année.. Le surplus est structuré en coupes ou ordinaires ou "ventes" ou "triages".
Dictionnaire de l'Ancien Régime , article Coupes, ordinaires, triages, ventes, usances, révolutions p 351
Même en pompant frénétiquement, il n'est pas possible que nos deux scieurs aient pu transformer en planches 15.500 chênes en l'espace de quatre mois, entre le 15 juillet et le 11 novembre 1789. Il n'est indiqué nulle part qu'ils auraient été à la tête d'une cohorte de compagnons scieurs ... "tremper la soupe ... une fois le jour ainsi qu'il est d'usage tant à lui qu'à ses ouvriers" ne concerne pas Gibert et Girodon mais le scieur "Pierrefort" dont on est certain qu'il avait des compagnons.
Monsieur Véron, fils d'un modeste charretier et nouveau dans le métier, avait-il les reins assez solides pour exploiter l'ensemble de la parcelle?
Il est fort probable que le sieur Véron n'avait en charge qu'une partie de l'immense parcelle de la Coudre. L'abbé avait-il sollicité d'autres marchands de bois ou bien n'avait-il prélevé que quelques arbres? Il faudrait trouver des actes le montrant, au moins celui entre Barbeau et Véron. Où les chercher? Dans les minutes d'un notaire, dans les archives de l'abbaye? A suivre...

Le hameau de Villefermoy était une "grange" de l'abbaye de Barbeau, sise près de la Seine entre Fontaine le Port et Héricy. On y trouve encore un moulin à eau sous le deversoir des étangs et des vestiges de l'annexe de l'abbaye...
"A Villefermoy, pendant six siècles, une abbaye existait en ce lieu, détruite en 1793, il n'en reste qu'une chapelle et un réfectoire. C'est à la fontaine qu'on vient en pélerinage le jeudi dans l'octave de la fête ... Jadis, les pélerins pendaient aux arbres voisins de la source des rubans, des linges des malades à guérir. Ils déposaient de la monnaie sur la pierre de la source et allaient prier devant un tableau situé dans une salle de la ferme (un vieux gardien recevait les offrandes). On vient à la fontaine présentement: les nouveaux époux boivent de son eau pour avoir bénédiction sur leur foyer, jadis, on y venait pour les fièvres intermitentes. La statuette de la source, détériorée, a finalement été enterrée au pied d'un arbre."
Recherches sur les cultes populaires dans l'actuel diocèse de Meaux. CNRS 1953