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Mise à jour: avril 2021

Zones d'ombre dans la vie
d'Etienne Labarre, marchand de bois.../ 3

Les vingt ans qui suivirent le retour de Martinique d'Etienne Labarre lui furent fastes. Richesse: bourgeois de Paris, il rachète le domaine de son enfance, étend ses terres, s'associe pour exploiter des coupes de bois... Position sociale: représentant du Châtelet pour les cahiers de doléances, administrateur du département, juge de paix... Famille: naissance de deux filles, beau mariage de Madeleine avec Adrien Joseph Hippolitte Delacourtie, propriétaire, qui sera maire de Melun en 1835... Les années suivantes seront plus mouvementées.

"...la société qui a existé étant défunte par un jugement arbitral du sept prairial an dix, qui a constaté l'état de la société et établi le Sr Labarre débiteur de sommes considérables."
Jugement en appel du 24 prairial an XII, 13 juin 1804, cité par la veuve Milly

La dissolution de "la société pour l'exploitation de coupes de bois de Montgirard et autres" ne se fit pas sans heurts; Labarre et Milly étaient encore en procès quand Louis-Lézin décéda, le le 5 fructidor an XII, 23 août 1804. L'associé d'Etienne Labarre, devait percevoir un reliquat de 23.125 livres, sans compter une créance de 5.000 livres du sieur Delabarre qui n'est autre qu'Etienne Labarre. Le décès de Milly laissa en suspens le réglement de la dette, pour le plus grand dam de son épouse...

 

 

On peut dire que le citoyen Labarre ne manquait pas d'air: après avoir été en procès pendant deux ans avec Louis Lézin de Milly, il s'empressa de tenter de rafler la tutelle de ses enfants, pour leur plus grand bien, évidemment, tout en précisant de mettre sous scellés "les papiers délaissés par Monsieur Milly" qui auraient révélé ses dettes.
S'ensuivirent quatre jours de recours devant Marie Michel Fariau Juge de paix du 7e arrondissement et Huet son greffier, tant du côté Labarre représenté par l'avoué Pierre Malafait que de celui de la veuve, Adrienne Douillon assistée de son avoué Pierre Nicolas Delamotte.

Résumons : le 10 fructidor an XII, la veuve Milly s’oppose formellement à l’apposition des scellés par réquisition de Labarre qui n’a ni droit ni qualité pour cela. Labarre ne peut justifier un acte aussi arbitraire. Malafait répond que le code civil prévoit la nomination d’un subrogé tuteur dans la ligne de succession, donne à tous les parents le droit de requérir aux mesures conservatoires, le plus urgent étant l’apposition des scellés. La Veuve Milly ne peut nier que Labarre est parent paternel de par son épouse et pourrait le prouver, déclare-t'il.
La Veuve réplique qu’elle n’a jamais connu le sieur Labarre comme parent de ses enfants que d'ailleurs l’art. [blanc] prononçant l’exclusion même des conseils de famille contre tous ceux qui ont avec les mineurs un procès dans lequel leur fortune et une partie de leurs biens sont compromis. Ledit sr Labarre ne pourroit même comme parent, qualité qu’elle ne lui accorde aucunement, requérir l’apposition des scellés. Actant que le Sr Labarre doit faire la preuve de sa parenté alléguée, juge préférable de procéder à l'apposition des scellés chez Milly. Apposition des scellés jusqu'à onze heures sur les portes et les volets. S'organise un conseil de famille, qui se tient le jour même à 4 heures de l'après midi pour la désignation du subrogé tuteur des enfants, le Sr Comminges, commissaire de police de la division de la Butte des Moulins à Paris (Quartier du Palais Royal). La dame Milly s’étant retirée furent appelés: du côté maternel: Pierre Augustin Douillon, grand oncle, rue notre dame des Victoires, propriétaire, Pierre Philippe Gabriel Lavoipierre, cousin par alliance, cultivateur, Stanislas Champein, ex administrateur du Bureau Central; du coté paternel: Jean François Comminges, commissaire de police, Pierre Scholastique Laborde, ancien garde magasin au cap Français de St-Domingue, Michel Mercadier, médecin accoucheur. Les comparants reconnaissent "qu’il est de notoriété publique que depuis trois ans, le Sr Labarre, que d’ailleurs ils ne croient pas parent ou ami des mineurs, est en contestation réglée avec le défunt..."
Le 11 fructidor, un inventaire est prévu pour le lendemain
"vu que le seul opposant, Labarre ou son représentant ne se sont pas manifestés."

Une lettre de Labarre arrive à quatre heures de relevée (après-midi): "est opposant et s’oppose formellement par ces présentes à ce que soit procédé à la levée des scellés apposés hier si ce n’est en sa présence... en lui laissant le délai nécessaire pour être averti de la dite levée des scellés et se rendre de la dite commune du Châtelet à Paris, distance de sept myriamètres..." Admirons au passage l'efficacité supposée de la Poste; malgré la distance, un peu exagérée de 70 kms, entre Paris et le Châtelet en Brie, l'aller et retour du message se serait fait en une journée, à moins que Labarre ne soit resté à Paris, simulant l'éloignement.
La dame Veuve Milly, assistée du S. Delamotte, son avoué, a répliqué que
"c’est la première fois qu’on a vu un débiteur presenter avec avec un acharnement aussi indécent son créancier, et vouloir sans droit et sans qualité assister à un inventaire auquel il est parfaitement étranger."
Le 12 fructidor au soir, le juge Fariau demande un jugement en référé pour le jour suivant par le président du tribunal civil du département de la Seine.
Le 13 fructidor, le président juge du tribunal, Thomas Berthereau, déclare qu
"il sera procédé et passé outre aux opérations de levée des scellés et inventaires dont il s’agit hors la présence du Sr Malafait".
La pauvre veuve qui n'avait pas besoin de toute cette agitation après le décès de son époux, semblait tellement épuisée qu'au lieu de signer A. Milly née Doüillon, elle parapha le dernier document "Douïlly" .
L'inventaire se fit plus tard sans Labarre et confirma la créance de 5.000 francs.

Tous documents sur Louis Lézin de Milly: recherches de M. Alexandre Blondet que je remercie.

Les ennuis familiaux s'accumulent: les deux petites filles nées à Bois Louis, Adélaïde Marie (1788) et Justine Denise Elisabeth (1790), décèdent en bas âge, la même semaine de mars 1792. Quant aux cinq aînés, un garçon et quatre filles, seule Marie Thérèse a fait un "beau mariage" du vivant d'Etienne. Les autres semblent avoir causé bien du souci à l'ancien juge de paix et administrateur départemental, "ami de l'ordre" qui, pourtant, avait donné l'exemple.

Bousculons un peu la chronologie afin de garder le plus croustillant, le plus "people" pour la fin, comme dans les séries télé et suivons Rachel, sautons quelques décennies.
Etienne Labarre est mort en juillet 1820. En 1822, comment interpréter le mariage tardif de sa fille Catherine Rachel, fille majeure et légitime de feu Etienne Labarre et Marie Elisabeth Lefèvre "légitimée par le mariage subséquent de ses dits père et mère" qui épousa Jean Baptiste Cécile Werger, 42 ans. Sous les drapeaux depuis 1803, simple soldat, il gravit peu à peu les grades jusqu'à celui de Capitaine à la Légion de Seine et Marne en 1816; membre de la Légion d'Honneur en 1813; à la retraite lors de son mariage. Il n'arrêta pas de se faire taillader et perforer. Qu'on en juge: "blessé d'une balle au grand pectoral 1806, d'une balle au bras gauche et de trois coups de sabre dont deux à la tête et l'autre sur la main... une balle à la partie supérieure de la cuisse droite qui en fracture incomplètement le fémur... idem d'une balle au col... idem d'un boulet à la partie latérale supérieure de la cuisse gauche... idem d'une balle à l'aine gauche en 1815..."
Etat des services 73° régiment d'Infanterie 1816

Le fait d'épouser un valeureux soldat n'a, bien sûr, rien de surprenant. Ce qui l'est plus est l'âge de l'épouse. Elle frôlait l'âge canonique, celui où les femmes étaient censées avoir perdu leurs attraits et avaient la permission d'être au service d'un prêtre. Catherine Rachel avait trente neuf ans. Pas de mention de veuvage, Catherine était donc "vieille fille". Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de convoler? Peut être le manque de charme de l'ex-jeune fille. Peut être aussi le manque de dot, qui aurait permis un "beau" mariage; si Etienne Labarre était dans les ennuis financiers, il n'aurait certes pas eu envie d'offrir une forte somme pour le mariage de sa fille. Peut être aussi l'opposition de son père? Catherine Rachel a-t'elle attendu le décès de son père pour avoir la possibilité de se marier? Ce ne sont qu'hypothèses.

La sémillante Victoire
Tire à son tour par en bas
Un guerrier couvert de gloire,
Bravant l'horreur du trépas.
Elle ajuste son échelle,
Pour obtenir cet amant
Sans regret plus d'une belle
A la ville en fait autant.

Chanson: l'arbre d'amour.
Imagerie Pellerin Epinal

Elisabeth Lefèvre, épouse Labarre, avait quitté le domicile conjugal, sans pour autant divorcer. Nul ne connaît les motifs de la séparation. En 1815, il est noté: "épouse séparée de corps et de biens du sieur Etienne Labarre retirée à Melun", plus précisément, rue de l'Hôtel de Ville, où elle décédera en 1828 à l'âge supposé de 81 ans. Son petit fils Jean François, était confiseur dans la même ville. A Melun, rue du Presbytère, revinrent aussi sa fille Madeleine Thérèse et son époux Adrien Joseph Hypolite Delacourtie après un séjour à la Ferté sous Jouarre où Adrien était "Receveur des Droits réunis en cette ville". Catherine Rachel, ayant épousé Jean Baptiste Cécile Werger à Melun, demeura ensuite à Fontainebleau où résidèrent aussi Esther et Héloïse, les deux filles nées à Paris.
Ne restait plus au Châtelet que Pierre François, mais les relations avec le père étaient tendues, c'est le moins qu'on puisse dire.
Etienne Labarre : "Monsieur. J'apprends à l'instant la nouvelle fâcheuse du décès de Monsieur Milly parent de ma femme née Lefèvre. Il laisse deux enfants mineurs. La loi en ordonnant qu'il sera nommé aux mineurs des subrogés tuteurs charge implicitement tous les parents de faire faire les actes conservatoires nécessaires au maintien de leurs intérêts. Je vous prie de vous rendre au reçu de la présente auprès de Monsieur le Juge de Paix du septième arrondissement et de le requérir d'apposer les scellés sur les effets et notamment sur les papiers délaissés par Monsieur Milly. "
8 fructidor an XII 26 août 1804, lettre d'Etienne Labarre à son avocat (archives de Paris, D7U1-48)

En essayant d'embobiner la veuve et l'orphelin de Louis Lézin de Milly, Etienne Labarre ne se doutait pas qu'il allait tomber sur un os! Les réseaux que l"Américain" avait tissés montrèrent leur efficacité, même après sa mort. "L'époque est à la mise en place de l'Empire, suite aux attentats avortés du clan Cadoudal, et la police est omnipotente. Le conseil de famille comprend Comminges, Champein, ancien codirigeant du Bureau Central (future préfecture de police) et Mercadier, représentant et grand dignitaire du Grand Orient. Le Juge de Paix, Fariau est un obligé de Milly qui lui avait donné un poste en 1798. Et même le notaire, Lenormand, s'était installé dans le quartier lorsque Milly y contrôlait tout, et son épouse était une Gravier, comme par hasard apparentée au beau-frère de Milly..." correspondance avec Alexandre Blondet
Le "subrogé tuteur des enfants, le Sr Comminges, commissaire de police de la division de la Butte des Moulins à Paris" s'était rendu célèbre en arrêtant, cette même année 1804, le général Pichegru, l'un des conspirateurs contre Napoléon, tous deux représentés sur cette image d'Epinal. Pour reprendre l'expression de M. Blondet, qui a rédigé un ouvrage sur Milly: "Voir ainsi Labarre se lancer dans une procédure judiciaire face à tant de connaissances influentes de Milly, véritable panier de crabes, me fait presque avoir de la sympathie pour lui."

Le lundi 22 mai 1815, à l'heure de midi, maître Antoine Henry Jules Bernard, notaire à Melun, François Alexandre Couillard vigneron au Châtelet et Pierre François Duvau vigneron, se présentent à la porte de Bois Louis. Ils ne sont pas reçus par Etienne Labarre, et ne peuvent rencontrer, dans la cuisine, que Marie Madelaine Eléonore Boutonnet. Ils ont dû se contenter de laisser à la fille Boutonnet "copie des présentes pour servir de notification à M. Labarre père". Pour prouver qu'ils se sont bien rendus à Bois Louis, est jointe une description sommaire de la pièce où ils ont pu pénétrer: "dans la cuisine étant au rez de chaussée éclairée par une croisée donnant sur les bois et dans laquelle cuisine on entre par une porte au près de l'escalier."

L'acte qu'ils ont essayé de présenter à Etienne Labarre était une "sommation respectueuse" sollicitée par son fils Pierre François. Même ayant atteint la majorité pour le mariage, les jeunes gens étaient tenus de solliciter le consentement des parents récalcitrants par un "acte respectueux" présenté par un notaire, plus témoins, par trois fois pour les hommes entre vingt- cinq et trente ans (de 21 à 25 pour les femmes), avec un mois de délai entre chaque acte. Après trente ans, un seul acte était encore requis. Pierre François avait 37 ans, pourtant il sollicitait le consentement de son père; il allait obtenir celui de sa mère, séparée de son époux, par acte du 14 juin, chez le même notaire. "... le requérant demande respectueusement le Conseil de M. son père sur le mariage qu'il se propose de contracter avec Anne Louise (Pelle Pele, rayé) Peltier fille majeure de feu Jacques Peltier vigneron et de Marie Anne Saulnier décédée, son épouse. qu'il se propose également de demander aussi le Conseil de Elisabeth Lefèvre sa mère, épouse séparée de corps et de biens du sieur Etienne Labarre retirée à Melun. Dont acte."
minutes du notaire Antoine Bernard de la Fortelle, Melun. AD77 217 E 261 n°173

Texte intégral de la sommation respectueuse et acte de mariage

Comme Labarre père, Labarre fils avait eu une progéniture hors mariage avec Anne Louise Pelletier: en 1815, année du mariage, l'aîné, Jean François, était déjà un adolescent de treize ans; "le second en date du 21 juillet 1806 sous le nom de Madeleine Elisabeth Eufrasie, le troisième en date du 23 décembre 1808 sous le nom d'Antoine Télémaque et le quatrième en date du 14 mars dernier sous le nom de Louise Elisabeth Iphigénie... lesquels quatre enfants ils reconnaissent pour leurs fils et filles."mariage le 8 juillet 1815 Etat civil le Châtelet en Brie AD77 5 Mi 1914 p 22 à 24 Un cinquième enfant était né hors mariage, Louise Iphigénie, née le 22 mars 1813 et décédée le 10 juin 1814 au Châtelet. A l'époque de son mariage, Pierre François était cultivateur, on le retrouvera marchand épicier "Grande rüe près de la place du puits de l'Echelle", au carrefour principal du Châtelet, là où, un siècle plus tard, se trouvait encore l'épicerie "L'Union Commerciale". Ses fils seront confiseurs, à Melun et Montereau.

Plus de détails à la page "traces des marchands de bois"

Pourquoi Etienne Labarre s'opposait-il au mariage de son fils? En l'absence d'écrits personnels (journal, livre de raison, note marginale...) il faut de contenter de la sécheresse des documents officiels et tenter de lire entre les lignes.
Une hypothèse est qu'Etienne avait réussi à cacher les frasques de ses années antillaises et la naissance illégtime de ses enfants. Ayant acquis une position sociale de premier plan, en Seine et Marne, il n'avait peut être pas envie que sa morale de
"Juge de paix et principalement comme ami de l'ordre" puisse être entachée. L'annonce d'un mariage sous entendait au minimum, l'affichage en mairie dans le cas d'un mariage civil et l'annonce trois semaines consécutives au prône de la messe dominicale, dans le cas d'une cérémonie religieuse; tout le Châtelet aurait pu tomber sur les expressions "illégitime" ou "légitimé par le mariage subséquent de ses dits père et mère".

"Pierre François Labarre, garçon majeur né en la paroisse de Notre Dame de Bon Port du Mouillage de Saint Pierre isle de la Martinique le 14 juin 1778, suivant qu'il appert d'une déclaration faite au directoire du ci-devant district de Melun, du 24 septembre 1793, demeurant au Châtelet, lequel est dans l'impossibilité de représenter son acte de naissance. "
Etat civil le Châtelet en Brie AD77 5 Mi 1914 p 22 à 24

Etienne Labarre, alors très influent, avait pris la précaution de faire établir des actes bien avant d'en avoir besoin; âgé de seulement 15 ans, Pierre François n'avait pas vraiment l'usage d'une pièce officielle. A noter que cette procédure n'avait rien d'inhabituel: son associé Louis Lézin de Milly n'avait pas pu présenter d'acte de naissance à l'occasion de son mariage en 1794, remplacé par un acte de notoriété passé devant le juge de paix de la section Lepelletier.

La rupture des relations avec les îles, due aux guerres révolutionnaires puis au Blocus continental, avait dû arranger ses affaires.
En 1802, quand sa fille Marie-Thérèse se marie, sa date de naissance est notée mais non le lieu. Un acte rédigé par le juge de Paix de la division de la Butte des Moulins, coupé par le pli de la page mentionne:
"1° que la .. a l'âge.. par la loi 2° qu'elle ne peut .. l'acte qui .. date sa naissance .. attendu que l'isle de la Martinique dans laquelle elle est née est au pouvoir des Anglais."
Etat civil le Châtelet en Brie AD77 5MI1912 p 40

Ici se termine cette petite enquête qui a avancé au fil des documents découverts: au départ, Etienne Labarre n'était qu'un simple marchand de bois parmi d'autres, sa biographie s'est étoffée au fil des trouvailles: huissier en Martinique, représentant du Châtelet pour les cahiers de doléances, juge de paix, administrateur départemental, châtelain de Bois Louis, associé à la morale élastique, mari et père au caractère bien trempé...
Etienne Labarre ne sort pas grandi des documents qui exposent sa vie, mais il en existe peut être d'autres qui révèleraient une autre facette du personnage... ou d'autres qui l'accableraient plus encore.
A suivre...

 

En 1817, Etienne Labarre revend Bois Louis: "le 1er mai 1817, M. Étienne Labarre vend le domaine à M. Louis-Narcisse Royer, négociant." Etienne Labarre aurait quitté le bourg du Châtelet où il était trop connu, où ses frasques de jeunesse auraient été révélées; peut être, âgé de 61 ans, avait-il cessé ses activités de marchand de bois en Brie; peut être avait-il subi des revers de fortune, peut être voulait-il investir autre part? Nul ne le saura avant d'avoir trouvé l'acte correspondant, s'il existe.
A Paris, il habitait encore dans le Marais au n°14 rue des Coutures Saint Gervais, un immeuble de quatre étages, plutôt étroit, face au pignon de l'hôtel Salé, futur musée Picasso, rien de fastueux...
Avant son frère, Elisabeth Madeleine Héloïse, née à Paris en 1786, avait sollicité le consentement de son père pour son mariage, par trois fois comme le stipulait la loi: en novembre 1809, puis deux fois en février 1810. Etienne Labarre refusa. L'époux choisi s'appelait Michel Pirsack, était tailleur, Grande Rue à Fontainebleau, né à "Oberfranndorf, Allemagne" (Orberfreudorf, Autriche).

Dans le cadre d'une recherche sur les moissonneurs migrants, je me suis penché sur le sort d'anciens prisonniers des guerres révolutionnaires qui choisirent de rester en France après un long séjour dans les dépôts de Seine et Marne. Des Polonais, des Bohémiens enrôlées dans l'armée autrichienne, étaient devenus "batteurs en grange", métier épuisant, mais ne demandant presqu'aucun investissement, à la mesure de leurs faibles ressources: un simple fléau, deux bâtons reliés par une courroie, était la base de leur outillage. Sans que rien ne le confirme, Michel Pirsack pourrait avoir aussi été prisonnier de guerre: la période, son origine géographique, ses fréquentations, et son métier, demandant plus de savoir faire que de matériel, le même que Joseph Barowiski, dit Zaltaro, tailleur d'originaire polonaise, que l'on retrouvera plus tard à la Chapelle Rablais... Ces éléments m'ont mis la puce à l'oreille.
Manque l'acte qui pourrait confirmer ou infirmer cette hypothèse. Si on peut identifier 1.317 des 2.500 prisonniers recensés en Seine et Marne en thermidor an III de la République, ceux les listes des dépôts de Beaumont, Egreville, Fontainebleau, Melun, Moret et Nemours n'ont pas été conservées. Dommage, Michel Pirsack y aurait peut-être figuré, mais, répétons-le, ce n'est qu'une hypothèse!

Ancien prisonnier de guerre ou non, l'union avec Michel Pirsack ne devait pas convenir à Etienne Labarre, coq de village, ancien juge de paix, présumé riche puisque châtelain. Qu'on en juge: un petit tailleur, puis fripier, pauvre (il finira en 1857 à l'hospice de Fontainebleau) ! Pas mieux lotis que la famille Peltier, petits vignerons au Châtelet dont Pierre François avait choisi d'épouser la fille. On est loin de l'aisance des Delacourtie, le père procureur au Parlement de Paris, le fils haut fonctionnaire et ambitieux puisqu'il sera maire de Melun...

Lassée de solliciter le consentement de son père depuis 1809, Elisabeth Madeleine Héloïse mit au monde un enfant en novembre 1811, que Michel Pirsack reconnut, "Elisabeth Labarre, demeurant avec lui dans la maison de M. Louvet, marchand de bois." Héloïse et son fripier s'épouseront deux ans plus tard, le 30 décembre 1813, reconnaissant Michel, comme les parents Labarre l'avaient fait quelques décennies plus tôt. Couturière, Elisabeth Madeleine Héloïse mit tout de même un point d'honneur à faire ajouter "de Bois Louis" dans la marge, signant "emh Labarre de Bois Louis". Elle décèdera quelques mois plus tard, le 28 mars 1814, à l'âge de 28 ans.

L'acte de mariage d'emh Labarre (de Bois Louis) fait apparaître la signature d'Esther; elle ne figure évidemment pas parmi les témoins, tous des hommes. Comme Héloïse, Esther était née à Paris, paroisse Saint Gervais. On trouve d'autres traces d'elle à Fontainebleau où elle décèdera le 28 mars 1822, "bourgeoise, âgée de 38 ans, née à Paris, fille de feu Etienne Labarre et de Marie Elisabeth Lefèvre, demeurant à Melun". On apprend par cet acte le décès (entre 1818 et 1822) d'Etienne. Son adresse, "Paris rue des Coutures St Gervais n°14", avait été révélée par l'acte précédent en 1818: la naissance hors mariage de "Marie Jeanne Virginie, fille de Marie Jeanne Esther Labarre, accouchée chez la sage femme Augustine Vincent". Elle avait déjà eu un enfant, hors mariage en 1809: "Jean Augustin, fils de Marie Jeanne Esther Labarre, accouchée chez la sage femme Chevreau, rue Basse, Fontainebleau." Esther, "bourgeoise", avait eu au moins deux enfants illégitimes, à une dizaine d'années d'intervalle, sans indication de père, de résidence (elle accoucha par deux fois chez une sage femme), de métier... Avait-elle envisagé le mariage et, elle aussi, sollicité la bénédicition paternelle ?

Lorsqu’une enquête généalogique vous entraîne, pendant des années, à travers les siècles et les océans, à explorer le monde colonial, de Terre-Neuve à la Martinique, à regarder en face l’esclavage et la genèse de la révolution américaine?; qu’elle vous amène, sans en avoir l’air, dans le Paris de la Révolution, de la Bastille à Brumaire?; et qu’en prime, elle vous pousse à reconstruire une part de l’histoire du Grand-Orient de France jusqu’à l’avènement de Napoléon : on doit bien admettre que les petits ruisseaux des histoires familiales finissent toujours par se rejoindre, et par se fondre dans le puissant fleuve, souvent tumultueux qu’est l’histoire du pays.

 

Lien vers le livre numérique d'Alexandre Blondet: Petites et Grandes Révolutions de la Famille de Milly

Alexandre Blondet à qui je dois tant d'informations sur la carrière d'Etienne Labarre aux Antilles et ailleurs, vient de publier un livre numérique, résultat d'une longue recherche sur Louis Lézin de Milly. N'hésitez pas à prendre contact avec l'auteur par le biais de sa page Généanet.

C'est bien loin des lieux habituels que l'on retrouve pour la dernière fois Etienne Labarre, puisque son décès est signalé à Nantes, le 13 juillet 1820: "64 ans, né à Villeneuve le Roy dpt de l'Yonne, époux de dame Marie Elisabeth Lefèvre, rentier, décédé dans sa demeure, maison Gautier, place Royale, 3° canton de Nantes"
Etat civil de la ville de Nantes 1 E 464 p 89
Il s'agit bien d'Etienne Labarre, ancien bourgeois de Paris. Mais qu'allait-il faire à Nantes? Songeait-il à embarquer pour les Antilles comme en 1772? Quel était son état de fortune? L'adresse est prestigieuse, comme le terme "demeure", mais à l'époque, toutes les classes de société pouvaient se retrouver dans le même immeuble, des mieux nantis à l'étage noble jusqu'aux plus miséreux dans les mansardes.
Voir la coupe d'une demeure bourgeoise par Bertall 1845

L'un des témoins est commis (aux écritures de la Mairie?) l'autre est un cordier analphabète; étaient-ils des proches d'Etienne ou de simples témoins requis pour authentifier le décès? Labarre n'avait-il pas à Nantes des relations un peu plus prestigieuses?

Les relations avec Pierre qui avaient été fort houleuses en 1815, lors de son mariage, se seraient-elles adoucies? En 1819, naît Adolphe, nouvel enfant de Pierre François avec qui Etienne semblait être fâché à mort. Or le second prénom de ce garçon est Etienne, comme son grand-père. Pour imaginer une réconciliation entre le père et le fils, il faudrait être certain que le parrain de l'enfant ne se nomme pas lui-même Etienne, et que ce second prénom ne serait pas un hommage à celui qui l'a tenu sur les fonds baptismaux. Hélas, les registres manquent: "Je suis au regret de vous informer que je n’ai pas pu retrouver l’acte de baptême de Pierre Etienne Adolphe Labarre, né en 1819. Les registres paroissiaux du Châtelet en Brie manquent de 1809 à 1822."
mail de l'Evéché de Meaux
Quant aux témoins cités dans l'acte d'état civil, ce sont les mêmes que pour l'acte précédent du registre et ne sont donc pas représentatifs. Son commerce d'épicerie étant proche de l'ancienne mairie, Pierre François Labarre figure d'ailleurs aussi sur cet autre acte qui ne le concerne pas. Les témoins étaient-ils ceux de la fille du berger Bonvalet ou ceux du petit fils Labarre? Jean Antoine Jacquemard, qui signe très maladroitement Gacmar sur les deux actes, est d'ailleurs le grand père de la petite Bonvalet. On ne sait donc pas en l'honneur de qui le prénom Etienne fut donné à l'un de ses descendants.
Etat civil le Châtelet en Brie 5 mi 1914 p 174

De sa dernière demeure, Etienne dut appeler son fils à l'aide, puisque le 14 juillet 1820, Pierre François Labarre, marchand épicier demeurant au Châtelet, demandait un Passeport pour l'Intérieur afin de se rendre à Nantes, Loire Inférieure.
Archives de la mairie du Châtelet en Brie. Registre des passeports 1818 à 1843

Etienne était mort le 13 juillet, le jour précédent. Aujourd'hui, on penserait immédiatement que Pierre était allé à Nantes pour s'occuper de la succession, mais à l'époque, Pierre ne pouvait pas savoir que son père était décédé la veille. De Nantes à Paris, le voyage en diligence prenait de cinq à neuf jours; la malle-poste était certes plus rapide, mais il était impossible d'être prévenu le 14 juillet au Châtelet en Brie d'un événement ayant eu lieu à Nantes la veille.

... Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage
Madame soyez au rendez-vous
Vingt cinq rue de la Grange aux Loups
Faites vite, il y a peu d’espoir
Il a demandé à vous voir
À l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu’il s’en était allé
Longtemps je l’avais espéré
Ce vagabond, ce disparu,
Voilà qu’il m’était revenu...
...Mon père, mon père...

Barbara : Nantes

Comme dans la chanson de Barbara, Etienne Labarre avait "demandé à vous voir". Il est dommage que la trace du voyage à Nantes de Pierre se résume à une ligne sur un registre; sa feuille de passeport pour l'intérieur aurait peut être précisé le motif.

Le voyage durait longtemps et coûtait fort cher. Que Pierre ait rattrapé la Loire à Giens ou Orléans pour la descendre jusqu'à Nantes en coche d'eau ou en bateau cabané (au moins trois jours depuis Orléans); qu'il ait pris la diligence pour Paris puis ensuite celle de Tours et Nantes par Angers (n'ayant pas trouvé Paris/Nantes, je propose Paris/Angers) : "deux diligences les mercredi et samedi à 7 heures du soir : 59 livres 4 sols (37 £ au cabriolet), un fourgon le mardi à midi : 24 livres. Les effets 3 sols 9 deniers."
Thierry Sabot es voyages et les déplacements de nos ancêtres

Plus les frais du trajet d'Angers à Nantes et celui du Châtelet en Brie à Paris. N'étaient pas compris dans le tarif les repas et les nuits à l'auberge. Aller et retour, plus les frais à Nantes, ce très long déplacement avait dû coûter au moins 150 ou 200 francs, une somme conséquente quand le salaire journalier d'un artisan était aux alentours de deux francs. Pierre, épicier au Châtelet était-il assez fortuné pour le payer seul? A son décès, la table de succession n'indique pas la somme laissée à ses héritiers. Peut être a-t'il fait appel à son beau-frère assez fortuné pour devenir maire de Melun de 1835 à 1837; quand il décéda en 1846, Adrien Delacourtie laissera 100 000 francs à son fils Hypolite.

Que faisait le père à Nantes et qu'y a fait le fils?


  Etienne Labarre, sources et documents
  Les voituriers par terre /20 : Les marchands de bois
  Doc : Traces des marchands de bois
  Doc : sommation respectueuse

  Retour: Etienne Labarre, marchand de bois /1

 Retour: Etienne Labarre, marchand de bois /2


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